Le choix d'une fiancée (trad. Loève-Veimars)/Chapitre II

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (4p. 34-58).

CHAPITRE II.


Le jeune peintre, Edmond Lehsien, avait fait connaissance avec le merveilleux orfèvre Léonard, d’une façon moins désagréable.

Edmond dessinait d’après nature un beau groupe d’arbres dans un endroit solitaire du jardin botanique, lorsque Léonard s’approcha de lui et lui frappa sans cérémonie sur l’épaule. Edmond ne se laissa pas troubler, et continua de dessiner, jusqu’à ce que l’orfèvre s’écriât : — C’est un singulier dessin que vous faites là, jeune homme ; après tout, ce ne sera pas un arbre, mais toute autre chose.

— Remarquez-vous donc quelque chose, monsieur ? dit Edmond, les yeux étincelans.

— Sans doute, reprit l’orfèvre. Il me semblait voir s’avancer, du milieu de ces épais feuillages, toutes sortes de figures singulièrement mélangées, tantôt des jeunes filles, tantôt des animaux bizarres, des fleurs ; et cependant le tout représente assez bien ce groupe d’arbres, à travers lesquels étincelle si joyeusement le soleil du soir.

— Eh ! monsieur, s’écria Edmond, ou vous avez un sens profond et un œil bien pénétrant, ou j’ai été plus heureux en ce moment que jamais à reproduire mes pensées intimes. Ne vous semble-t-il pas aussi, à vous, quand vous vous abandonnez dans la contemplation de la nature, comme si des millions de créatures vous lançaient des regards étincelans , du milieu des buissons et des feuillages ? C’est là ce que je voulais réaliser dans cette composition, et je vois que j’ai réussi.

— Je comprends, dit Léonard d’un ton sec et avec froideur : vous voulez vous donner carrière libre de toute étude, et vous réjouir dans le jeu de votre imagination.

-— Nullement, monsieur, répondit Edmond. Je regarde comme une étude excellente, comme la meilleure expérience, cette manière de travailler d'àprès la nature. C’est là que je trouve la poésie véritable ; et il faut que le peintre de paysage soit poète, comme le peintre d’histoire, sinon il ne sera jamais rien. — Le ciel nous aide ! s’écria Léonard. Et vous aussi , mon cher Edmond ?

— Quoi ! dit Edmond à l’orfèvre, vous me connaissez , monsieur ? — Et pourquoi ne vous connaîtrais-je pas ? répondit Léonard. J’ai fait votre agréable connaissance dans un moment dont vraisemblablement vous ne vous souvenez guère, au moment de votre naissance. Pour le peu d’expérience du monde que vous aviez alors, vous vous conduisîtes fort convenablement et avec beaucoup de sagesse : car vous causâtes fort peu de douleur à madame votre mère, et vous fîtes un petit cri pour demander à voir la lumière du jour, qu’à ma demande on ne vous refusa pas, vu qu’elle exerce, selon l’avis des plus grands médecins, une bien heureuse influence sur les développemens des forces physiques et morales dans les nouveau-nés. Votre père laissa éclater une joie singulière, et se mil à sauter dans la chambre, en chantant l’air de la flûte enchantée : — Les hommes qui sentent l’amour, etc. — Puis il mit votre petite main dans la mienne, et me pria de dresser votre horoscope, ce que je fis aussitôt. Je revins souvent dans la maison de votre père, et chaque fois vous daignâtes agréer les bonbons et les pistaches que je vous apportai. Je partis ensuite pour mes voyages ; vous étiez alors âgé de six ou de sept ans. Enfin, je vins à Berlin, et j’appris avec plaisir que votre père vous avait envoyé ici de Muncheberg, afin de vous faire étudier les nobles arts du dessin, pour lesquels votre village se trouve assez peu fourni en tableaux, marbres, bronzes, pierres précieuses et autres trésors antiques.

— Monsieur, dit Edmond, maintenant tous les souvenirs de mon enfance se réveillent. N’êtes -vous pas maître Léonard ?

— Sans doute, répliqua l’orfèvre, je me nomme Léonard et non autrement ; cependant je m’étonnerais fort que vous eussiez gardé quelque souvenir de moi.

— Et cependant, reprit Edmond, il en est ainsi. Je sais que je me réjouissais fort chaque fois que vous paraissiez dans la maison de mon père, parce que vous m’apportiez toujours quelque friandise, et que vous vous occupiez beaucoup de moi ; mais je sais aussi que votre vue me faisait toujours éprouver un certain effroi qui durait souvent encore après votre départ. Cependant ce sont les que mon père faisait de vous qui ont conservé si vivement votre souvenir dans mon âme. Il se vantait de votre amitié, et disait que vous l’aviez tiré avec beaucoup d’adresse de mille affaires embarrassantes et fâcheuses. Il parlait surtout avec enthousiasme de vos profondes connaissances dans les sciences occultes ; il prétendait que les puissances secrètes de la nature étaient à vos ordres ; veuillez me pardonner, il donnait clairement à entendre , qu’à voir la chose au grand jour, vous pourriez bien être Ahasverus, le juif errant !

— Pourquoi pas le preneur de rats de Hameln, ou le vieux Partout et nulle part, ou bien le petit Pierre, ou bien même un génie ! s’écria l’orfèvre. Mais il est vrai, et je ne veux pas le nier, qu’il y a en moi quelque chose de particulier dont je ne puis parler sans exciter la malveillance. Il est vrai aussi que j’ai rendu de grands services à votre père au moyen des sciences occultes ; il était surtout fort heureux de l’horoscope que je tirai après votre naissance.

— Eh bien ! dit le jeune homme en rougissant, votre horoscope n’avait rien de bien réjouissant. Mon père m’a toujours répété que votre dire était que je deviendrais quelque chose de grand, soit un grand artiste, soit un grand fou. Du moins, c’est à cette prophétie que je dois la permission que m’a donnée mon père de suivre la carrière qui me plaisait. Croyez-vous encore que votre horoscope s’accomplisse ?

— Oh ! très-certainement, répondit l’orfèvre avec froideur, il n’en faut pas douter ; car vous êtes dans ce moment en excellente route pour devenir un grand fou.

— Comment, monsieur ! dit Edmond Stupéfait. Vous me dites de telles choses face à face ? vous……

— Il dépend entièrement de toi, dit l’orfèvre en l’interrompant, d’échapper à la fâcheuse alternative de mon horoscope et de devenir un grand artiste. Tes dessins, tes esquisses annoncent une imagination pleine de vie et de richesse ; une force d’expression pleine de vigueur, une hardiesse et un art infinis ; sur de tels fondemens on peut bâtir un solide édifice. Renonce à toutes les exagérations à la mode, et adonne-toi entièrement aux études sérieuses. Je me réjouis de voir que tu vises à la dignité et à la simplicité des vieux peintres allemands ; mais ici même tu dois éviter les écueils où tant d’autres sont venus échouer. Il faut sans doute un sentiment profond une âme vigoureuse pour résister au mol engourdissement de l’art moderne, pour s’emparer de l’esprit et du faire des anciens peintres , et pour pénétrer dans le sens de leurs tableaux. Ce n’est qu’en arrivant à ce degré de force qu’une exaltation véritable produit des ouvrages dignes d’un meilleur temps et exempts de l’imitation aveugle qui nous guide depuis si long-temps. Mais aujourd’hui les jeunes gens se figurent que lorsqu’ils ont tracé un tableau avec de longues figures, raides et cassantes, des visages d’une aune , des vêtemens empesés et anguleux , encadrés dans une fausse perspective, ils ont peint à la manière des anciens grands maîtres. Ces contre-facteurs sans vie et sans génie ressemblent assez aux paysans qui marmottent à l’église des paroles latines dont ils ignorent le sens, mais dont, à force de pratique, ils savent psalmodier la mélodie.

L’orfèvre parla encore longuement sur la théorie de la peinture, et donna à Edmond des préceptes si parfaits que celui-ci lui demanda avec étonnement comment il se faisait qu’il ne fût pas peintre, lui qui connaissait si bien les secrets de l'artiste, et qu’il vécût ainsi dans l’ombre , sans s’efforcer de donner une impulsion aux beaux-arts, aux progrès desquels il pourrait si facilement contribuer.

— Je t’ai déjà dit, répondit l’orfèvre d’un ton très-doux et très-grave, qu’une longue et même une merveilleuse expérience a aiguisé mon jugement et mon regard. Quant a ma manière de vivre, je sens que je paraîtrais singulier en tous lieux ; ainsi le veut, non pas seulement mon organisation, mais le sentiment d’une certaine puissance qui réside en moi, et qui troublerait ma vie tranquille. Je pense sans cesse a un homme qui pourrait être mon bisaïeul, et auquel je me suis si bien identifié en esprit et en chair que souvent il me vient la singulière pensée que je suis lui. Je ne parle de personne autre que du Suisse Léonard Turnhauser de Thurm , qui vivait ici à Berlin, vers l’an 1582, à la cour de l’électeur Jean Georges. Autrefois, comme tu le sais sans doute, chaque chimiste était un alchimiste, et chaque astronome s’appelait un astrologue ; Turnhauser était l’un et l’autre. Il est certain toutefois que Turnhauser opérait les choses les plus remarquables, et qu’il passait pour un grand médecin. Il avait néanmoins le défaut de vanter partout sa science, de se mêler de tout, et d’apporter en toute occasion sa personne et ses conseils. La haine et l’envie se dirigèrent contre lui ; il arriva qu’un jour on persuada à l’électeur que Turnhauser savait faire de l’or ; mais celui-ci, soit qu’il ne sût vraiment pas en faire, soit que d’autres motifs le retinssent, refusa opiniâtrement de se mettre à l’œuvre. Les ennemis de ïurnhauser arrivèrent alors, et dirent à l’électeur : — Savez-vous bien quel compagnon éhonté est cet homme ? il se vante de connaissances qu’il n’a pas, et il pratique la sorcellerie et des pratiques juives qu’il doit expier par une mort infamante, comme le juif Lippold. Turnhauser avait été orfèvre ; on le sut, mais on lui disputa toute la science qu’il avait réellement montrée. On prétendit même qu’il n’avait pas fait lui-même les écrits pleins de sens et les savans pronostics qu’il avait mis au jour ; bref, la haine, l’envie, la calomnie, firent si bien, que, pour échapper au sort du juif Lippold, il se vit forcé de quitter secrètement Berlin et là Marche de Brandenhorern. Ses ennemis répandirent le bruit qu’il s’était retiré dans les rangs des papistes ; mais cela n’est pas véritable. Il alla en Saxe, et exerça son état d’orfèvre, sans renoncer à la science.

Edmond se sentit irrésistiblement entraîné vers le vieil orfèvre, et celui-ci le récompensa de l’amitié que le jeune peintre lui témoigna, non pas seulement en continuant à se montrer pour lui critique savant et rigoureux, mais en lui enseignant certains secrets pour la préparation des couleurs, que possédaient les anciens peintres, et qu’il conservait avec le plus grand soin.

C’est ainsi que se forma, entre Edmond et le vieux Léonard, une liaison comme celles qui s’établissent entre un jeune disciple plein d’espérance et un vieux maître tout rempli de science.

Il arriva bientôt après que, par une belle soirée d’été, chez le suisse du jardin botanique, pas un des cigarres du conseiller Melchior Vosswinkel ne voulut brûler. Le conseiller les jeta à terre l’un après l’autre, en s’écriant : — O Dieu ! ai-je donc fait venir à grands frais des cigarres de Hambourg, pour me voir troubler dans le plus doux de mes plaisirs ! Cela n’est-il pas déplorable ?

Il adressait en quelque sorte ces paroles à Edmond, qui était assis auprès de lui, et dont le cigare fumait joyeusement.

Edmond, bien qu’il ne connût pas le conseiller, tira aussitôt de sa poche une boîte remplie de cigarres, et la tendit amicalement à l’infortuné.

Le conseiller, plein de joie, en prit un, et à peine l’eut-il approché de la flamme qu’il vit de légers nuages gris argentés se dérouler et gravir en colonnes tournoyantes. — Mon cher monsieur, s’écria-t-il, vous me tirez d’un embarras véritable. Je vous remercie mille fois, et j’aurais presque l’indiscrétion de vous demander un second cigarre, lorsque j’aurai vu la fin de celui-ci.

Edmond répondit qu’il pouvait disposer de sa boîte, et ils se séparèrent. Mais lorsque l’obscurité commença à se répandre, et qu’Edmond, tout occupé d’une figure qu’il avait en pensée, s’appuyait nonchalamment sur sa table, le conseiller se trouva subitement devant lui, et lui demanda la permission de prendre un siège auprès du sien. Edmond éprouvait alors le besoin de respirer l’air, et il se disposait à lui céder sa place, lorsqu’il aperçut une jeune fille ravissante, assise près de la table que le conseiller venait de quitter.

— C’est ma fille Albertine, dit le conseiller à Edmond qui oublia, dans son embarras, de saluer la jeune fille. Il venait de reconnaître, dans Albertine, une charmante personne qu’il avait trouvée arrêtée devant un de ses tableaux, à la précédente exposition. Elle expliquait avec perspicacité à la femme âgée et aux deux jeunes filles qui étaient avec elle, le sens de ce tableau fantastique ; elle pénétrait dans le dessin, dans les groupes ; elle vantait le maître qui avait produit cette œuvre, et remarquait que ce devait être un jeune artiste plein d’espérance, qu’elle eût bien voulu reconnaître. Edmond était derrière elle, et dévorait avec ardeur les louanges qui découlaient de ses jolies lèvres. Le cœur palpitant de joie et de crainte, il n’osait prendre sur lui de se présenter comme l’auteur de ce tableau. En ce moment, Albertine laissa tomber son gant qu’elle venait d’ôter pour désigner une partie du tableau. Edmond se baissa vivement pour le relever, Albertine en fit autant, les deux têtes se choquèrent, et Albertine laissa échapper un cri de douleur.

Edmond se recula avec effroi, et marcha si rudement sur les pieds de la vieille qu’elle en poussa des cris affreux. On accourut de toutes les salles, toutes les lorgnettes se tournèrent sur le pauvre Edmond, on entoura Albertine, on frotta son front avec une liqueur spiritueuse ; et le malheureux Edmond n’eut d’autre ressource que de s’échapper, au bruit des huées et des éclats de rire.

Déjà, dans ce moment critique, l’amour avait frappé le cœur d’Edmond, et le sentiment douloureux de sa gaucherie l’empêcha seul de chercher la jeune fille dans tous les coins de la ville. Il ne pouvait se représenter Albertine autrement que le front gonflé, les yeux pleins de colère, et lui adressant mille reproches ; apparition peu gracieuse, peu faite pour nourrir un sentiment tendre.

Mais, en ce jour, il ne restait nulle trace de ces symptômes. Il est vrai qu’Albertine rougit excessivement en apercevant le jeune homme, et qu’elle parut perdre toute contenance ; mais lorsque le conseiller eut demandé à Edmond son nom et son état, elle se mit à sourire gracieusement et félicita le jeune artiste dont les productions l’avaient si fortement émue.

Ces paroles frappèrent Edmond comme un coup électrique. — Ainsi vous êtes un peintre, dit le conseiller, et même un excellent peintre, ainsi que l’assure ma fille Albertine qui s’entend fort bien à de semblables choses. Cela me réjouit excessivement : j’aime la peinture par dessus tout, ou plutôt l’art, pour parler comme ma fille Albertine. Je suis aussi un connaisseur, et l’on pourrait aussi peu me tromper que ma fille Albertine, car nous avons des yeux. Dites-moi donc , mon cher peintre ; dites-le-moi bonnement, sans modestie, n’est-ce pas, vous êtes le brave artiste dont je vois les tableaux tous les jours en passant ? Vraiment ! je ne puis m’en détacher, tant je me complais à leurs belles couleurs.

Edmond ne comprenait rien aux discours du conseiller ; enfin il apprit, à force de questions, que Melchior Vosswinkel n’avait en vue d’autres tableaux que les plateaux en laque de la Chine qu’il voyait chaque jour en passant dans le beau magasin de Stobwasser, sur la Promenade des Tilleuls. Un ami du conseiller vint le rejoindre et délivrer Edmond de ses fades complimens en lui laissant la liberté de s’entretenir avec Albertine.

Tous ceux qui connaissent mademoiselle Albertine Vosswinkel savent qu’elle est la jeunesse, la beauté et la grâce en personne, qu’elle s’habille à la dernière mode, qu’elle chante les airs les plus nouveaux, et qu’elle a reçu des leçons de forté-piano de Lauskar ; personne n’ignore non plus qu’elle excelle dans la danse, qu’elle dessine les fleurs à se méprendre, et qu’elle est d’un tempérament gai et agréable. Chacun sait aussi qu’elle porte, dans un petit livre de maroquin doré sur tranche, les pensées de Goethe, de Jean Paul et d’autres hommes supérieurs, écrites avec un soin infini, et surtout qu’elle ne commet jamais une faute de grammaire.

L’entretien dura long-temps. Mademoiselle Albertine déploya beaucoup de sentimentalité, de goût poétique ; elle cita des vers, et vanta l’influence des beaux-arts sur les belles âmes ; Edmond, devenu plus hardi, et encouragé par l’obscurité, prit la main d’ Albertine et la pressa contre son cœur ; Albertine retira sa main, mais seulement pour la délivrer d’un joli gant glacé et l’abandonner à l’heureux Edmond qui la couvrit de baisers.

— Allons ! la soirée devient froide ! s’écria le conseiller en revenant. Je voudrais bien avoir pris un manteau. Enveloppe-toi dans ton schall, Albertine ; — c’est un schall turc, mon cher peintre ; il m’a coûté cinquante bons ducats. — Enveloppe-loi bien, Albertine. — Adieu, mon cher ami.

Edmond, guidé par un tact profond, saisit ce moment pour ouvrir sa boite et offrir un nouveau cigarre au conseiller.

— Je vous fais mes remercîmens bien humbles ; vous êtes un homme d’une complaisance infinie, dit le conseiller. La police ne permet pas qu’on fume en traversant le jardin botanique ; c’est pour cela que le cigarre me semblera meilleur.

Tandis que le conseiller s’approchait d’une lanterne pour allumer son rouleau de tabac, Edmond offrit timidement son bras à Albertine. Elle l’accepta sans façon, et le conseiller parut avoir compté lui-même qu’Edmond reviendrait avec eux à la ville.

Quiconque a été jeune et amoureux, ou l’est encore — il est des gens à qui ces deux choses ne sont jamais arrivées — va s’imaginer qu’Edmond, marchant auprès d’Albertine, se crut au milieu des cieux, errant dans l’Élisée avec un ange.

D’après les idées de Rosalinde dans Comme il vous plaira de Shakspeare, les symptômes qui font reconnaître un amoureux sont : les joues tombantes, les yeux bordés de bleu, une barbe en désordre, les jarretières détachées, un bonnet mal mis, des manches déboutonnées, des souliers non bouclés et une insouciance extrême dans toutes les actions. Il est vrai qu’Edmond n’avait pas tous ces symptômes de l'amoureux Orlando ; mais de même que lui ruinait tous les jeunes arbres en traçant sur leur écorce le nom de Rosalinde, ainsi Edmond consomma une incroyable quantité de papier, de toile et de couleurs pour dessiner l’image de sa belle. Et comme il laissait échapper une énorme quantité de soupirs, l'état de son cœur ne put échapper au vieil orfèvre. Lorsque celui-ci l’interrogea, Edmond n’hésita pas à lui découvrir sa passion. — Tu n’y songes pas, lui dit Léonard. C’est une chose fâcheuse que d’aimer une fiancée ; Alberline est à peu près promise au secrétaire privé Tusmann.

Edmond éprouva à cette nouvelle un désespoir peu commun. Léonard attendit paisiblement la fin du premier paroxisme, et lui demanda s’il songeait sérieusement à épouser Albertine. Edmond lui jura que c’était là le plus grand désir de sa vie, et Léonard lui promit de l’aider à écarter son rival.

Nous avons vu, dans le premier chapitre, comment l’orfèvre commença ses opérations contre le secrétaire privé.