Joseph Labarre
(p. 82-89).


CHAPITRE XVII

VINGT ANS PLUS TARD. L’HOMME MYSTÉRIEUX.


Les vingt années qui se sont écoulées n’ont rien changé de l’aspect du château de la Roche-Brune. Nous retrouvons encore les arbres gigantesques, le jardins merveilleux ; seuls ceux qui l’habitent semblent avoir subi un peu l’atteinte du temps. Les rayons du soleil qui inondent l’appartement dans lequel se trouve Jean Desgrives, font entrevoir dans sa chevelure de nombreux fils d’argent. Ce sont là les seuls indices qui révèlent le passage des années, qui ont fui avec tant de rapidité. Cet homme qui s’illustra jadis en sauvant la France, n’a rien perdu de sa beauté, ni de son élégance ; ses traits énergiques reflètent en cet Instant une profonde tristesse, qui rehausse davantage son air imposant et noble.

Tout à sa profonde méditation, il ne semble pas s’apercevoir que la porte vient de s’ouvrir et que la baronne de Castel, sa jeune épouse, divinement belle dans sa robe de velours sombre, s’avance avec hésitation. Elle eût préféré ne pas troubler son profond recueillement et discrètement se retirer, mais l’étrange visiteur qui venait de lui remettre la carte qu’elle tenait entre ses mains, l’avait supplié avec tant d’insistance, qu’elle n’avait pu rester sourde à sa prière. Ignorant alors quels pouvaient être les motifs sérieux qui lui faisaient désirer si ardemment l’entrevue qu’il sollicitait, elle avait cru bon de prévenir le commandant, afin qu’il puisse lui-même juger et se rendre, si bon lui semblait, au désir de cet inconnu.

— Jean, lui dit-elle, en appuyant légèrement sa main sur son épaule, vous me pardonnerez sans doute de venir par ma présence vous arracher à votre rêverie…J’aurais préféré vous éviter cette contrariété, mais il y a au château un visiteur qui m’a presque forcée de venir remettre la carte que voici, affirmant qu’il était d’une extrême importance pour vous de le recevoir. J’aurais cru mal agir en ne vous prévenant pas, et vous voyez, j’y suis venue au risque même de vous importuner.

— M’importuner, dites-vous ? mais nullement Lucia, au contraire, je suis fort heureux que vous m’ayez prévenu. Veuillez me faire amener cet homme. Je suis anxieux de connaître des motifs de l’entrevue qu’il réclame.

— Fort bien, Jean, mais laissez-moi vous dire que cet homme a un aspect tout à fait étrange. Cela m’effraie et me fait craindre pour vous quelques dangers. Ne croyez-vous pas qu’il serait plus prudent que je prévienne moi-même les domestiques afin qu’ils puissent le surveiller très étroitement ? Je vous le répète, cet homme sans avoir l’air d’un criminel, vous fera certainement comme à moi-même, une étrange impression.

— Je vous laisse libre d’agir comme il vous plaira. Il est bien rare, en effet que l’on se repente d’avoir agi avec trop de prudence. Veuillez, si c’est là votre désir, prévenir vous-même les domestiques que je le recevrai ici.

— Très bien, fit-elle ! et vivement elle sortit. Après un temps relativement court, Jean put se rendre compte que Lucia n’avait rien exagéré. L’aspect de cet homme était des plus lamentables. Misérablement vêtu et d’une pâleur cadavérique, sa face osseuse lui donnait l’aspect des plus sinistres. Seul son regard doux et franc parlait en sa faveur, inspirait la confiance. Pris de pitié à la vue de cette épave humaine, Jean Desgrives s’était levé pour s’en approcher et iui dire :

— Mon ami, je ne sais si ma mémoire fait défaut, mais votre nom et votre personne me sont tout à fait inconnus.

— Evidemment, votre mémoire ne peut se souvenir de ma personne puisque le temps et la souffrance m’ont complètement changé. Quant à mon nom, je ne pourrais l’affirmer, mais il se pourrait fort bien qu’il soit de vous complètement inconnu.

Ce n’est qu’en me permettant, de vous raconter mon histoire que vous pourriez vous souvenir de mol, et m’excuser d’avoir sollicité avec tant d’instance l’entrevue que vous avez bien voulu m’accorder. Je crois pouvoir vous certifier que mon récit vous intéressera tout particulièrement, puisqu’il vous permettra d’éclaircir un mystère qui jadis vous jeta dans la consternation, et faillit de plus compromettre irrémédiablement le sort de la France.

— Mais, s’écria Jean Desgrives, au comble de la surprise, que signifient vos paroles ? Seriez-vous pas hasard le criminel qui osa voler les plans de cette bataille pour laquelle fut condamnée une innocente ?… S’il en était ainsi, je ne sais où s’arrêterait ma fureur, continua-t-il, d’une voix menaçante ? Ce crime est si odieux qu’il me faudrait être un lâche pour vous le pardonner, pour vous éviter le châtiment que vous méritez…

— Je vous comprends, fit l’ancien soldat en fixant Jean Desgrives et je suis fier que la France, ma patrie, ait, pour défenseur un homme tel que vous. Je ne suis pas celui qui a commis cette infamie, mais connaissant les coupables, c’est précisément pour les dénoncer que je suis ici en ce moment.

— Alors, fit Jean Desgrives un peu plus calme, je serais tout de même anxieux de savoir pour quel motif vous avez laissé s’écouler vingt années avant de les dénoncer… Quel intérêt aviez-vous donc à cacher des criminels de cette espèce ?…

Le reproche était cinglant. Pourtant le soldat dans un effort surhumain parvint à rester calme, puis posément reprit :

— Je puis fort bien, dès l’instant même, calmer votre anxiété ; pour cela, il vous faudra, je le répète, écouter mon histoire, c’est là le seul moyen qui me permettrait de me justifier à vos yeux, et vous démontrer combien notre imagination nous porte souvent bien loin de la réalité…

Jean Desgrives, de plus en plus surpris par les paroles et l’attitude de cet inconnu, se sentit tout à coup envahit d’une suprême espérance. Acquiesçant à son désir, il se rassit afin d’écouter plus attentivement les révélations qu’il prévoyait déjà d’une importance capitale pour lui.

Après avoir réfléchi quelques moments, comme pour rassembler ses idées, l’étranger commença de sa voix grave le récit de ses extraordinaires aventures.

— C’était, disait-il, deux jours avant l’assaut qui devait décider du sort des alliés. Gardien de votre cabinet de travail il me fallait pour revenir à la caserne, une fois mon devoir accompli, traverser une rue très sombre. À cette époque, l’ennemi commençait déjà à pressentir sa défaite et vous redoutait tout particulièrement. Vous étiez donc voué, sans le savoir, à une étroite surveillance par leurs espions. Intrigués par votre travail mystérieux, et ayant appris qu’une grande offensive se préparait, ces misérables résolurent, par leur audace, de dévoiler vos secrets. C’est pourquoi connaissant mon passage dans cette rue déserte, ils m’assaillirent brutalement pour ensuite m’entraîner dans leur repaire, où prisonnier, je devais être témoin de leur travail infâme et apprendre le but de l’attentat dont j’avais été la victime. Se revêtant de mon uniforme puis se déguisant sous un maquillage habile, il voulait me remplacer dans mes fonctions de garde, afin de pouvoir, à la première occasion qui se présenterait, pénétrer dans vos appartements et voler vos secrets. Ce plan ébauché d’audace et d’ingéniosité leur réussit parfaitement. Jugez de ma surprise lorsque, plus tard, je les vis revenir avec les précieux documents. Voulant sans doute me torturer davantage, ce fut sous mes yeux qu’ils examinèrent le fruit de leur abominable vol, désirant que je fusse témoin de leur forfait. Sans s’en douter, ils me permirent d’assister à leur échec, et ce fut avec joie que je les vis jusqu’à l’aube essayer vainement de déchiffrer les plans volés. Lorsque votre régiment commença à défiler dans les rues de Paris, ceux-ci la rage au cœur abandonnèrent leurs infructueuses recherches pour transmettre à leur chef la décevante nouvelle. L’ennemi en apprenant tout ce qui se passait, se vit inévitablement perdu s’il ne parvenait pas à arrêter momentanément la marche de votre puissante armée. L’ordre fut alors donné à ces deux espions de vous assassiner et pour les obliger à accomplir cet acte qui les condamnait eux-mémes à mourir. Ils les menacèrent également de les dénoncer aux autorités militaires de France. Vous pouvez vous imaginer facilement dans quelle terreur les plongea le sinistre commandement qu’il venait de recevoir. Leur imagination fertile trouva bientôt un moyen qui, tout en produisant les mêmes résultats, les laissait en pleine sécurité. C’est pourquoi dans l’intention de vous perdre, ils retournèrent les plans en question, vous accusant de graves négligences. Pour convaincre davantage les autorités de France de votre culpabilité, ils mirent à profit le secret que le hasard leur avait fourni lorsqu’ils me remplacèrent dans mes fonctions de garde. Voilà comment fut connue la visite de la Jeune fille à votre bureau, puis sa fuite par le passage secret. Vous voyez dans quelle situation périlleuse vous étiez placé, et combien il vous aurait été difficile de vous justifier malgré votre innocence. Vous devinez le bonheur que je ressens lorsque je me rends compte qu’il est en mon pouvoir de réhabiliter son nom. Ce bonheur me fait oublier tout ce que j’ai pu souffrir… Évidemment, si Dieu a permis que mon cerveau reprenne après vingt années sa lucidité d’autrefois, ce n’était que pour faire éclater sa justice et prouver l’innocence de la martyre.

— Vous dites, reprit Jean Desgrives, la voix tremblante d’émotion qu’il est en votre pouvoir de réhabiliter son nom, mais croyez-vous vraiment que tout ce que vous venez de me raconter suffirait pour convaincre le peuple de son innocence… Non, il vous faudra des preuves… des preuves irrévocables ; sans cela hélas ! vous ne parviendrez pas à atteindre le noble but que vous vous êtes proposé.

— Ces preuves, continua l’homme mystérieux, je les possède, et je suis sûr que si vous m’accordez votre sédez[illisible], les produire d’une manière indiscutable devant ceux-mêmes qui jadis la condamnèrent.

Cette fols Jean Desgrives se sentit envahir d’une joie inexprimable ; fou d’espoir, il s’écria aussitôt ;

— Dites-moi, je vous en prie, ce qu’il faut que je fasse pour vous aider… Nul plus que moi-même peut souhaiter la réalisation de votre projet… Ce drame douloureux a jeté sur ma vie un voile de tristesse ; je sens bien que Je ne retrouverai le parfait bonheur que le jour où l’innocence de Rita sera reconnue…

— Alors, reprit l’ancien garde, votre souffrance est bien près de s’apaiser puisque pour m’aider à mener à bonne fin mon projet, il suffit simplement pour votre part, de réunir les chefs de guerre de cette époque, et de les amener dans le lieu même, ou se passa tout ce que je viens de vous raconter. C’est là qu’il se rendront compte de leurs erreurs, et qu’ils verront combien parfois, il est facile de dévoiler les plus profonds mystères de la vie. Si vous avez confiance en moi, comme je l’espère, nous partirons dès l’instant même, car je dois vous dire que le temps presse puisque le dernier témoin de cette tragédie repose en ce moment sur son lit de mort…

— Sur son lit de mort, avez-vous dit ? répéta Jean Desgrives. Mai » vraiment, il ne nous reste plus une minute à perdre. Se tournant vers les domestiques, il leur dit : Prévenez votre maîtresse de mon absence. Dites-lui que ce sont des circonstances pressantes et d’une extrême importance pour nous qui me forcent à quitter si précipitamment le château. Veuillez également la prévenir qu’aucun danger ne me menace.

Alors sans plus d’hésitation, Jean Desgrives et l’inconnu sortirent aussitôt.