Joseph Labarre
(p. 78-82).


CHAPITRE XVI

LA PAIX, LE RETOUR TRIOMPHAL DE
JEAN DESGRIVES


La paix, comme par magie, avait séché les larmes. Une joie délirante s’empara du peuple de France lorsqu’il apprit que l’ennemi épuisé, à bout de force, ne pouvait plus soutenir la lutte. C’était la victoire !

Sous l’effet de ce bonheur, des foules immenses déferlaient dans les rues de Paris, des cris, des chars montaient de partout. L’on aurait dit à cet instant suprême que les âmes mêmes de ceux qui étaient tombées face à l’ennemi, participaient également à la joie du peuple ! Cette animation joyeuse redoubla encore d’intensité à l’arrivée de Jean Desgrives et de ses soldats qui triomphalement revenaient dans la capitale de France.

La mort avait fait dans sa puissante armée de larges brèches ! Bien cher avait été payé le succès remporté, ce succès qui provoquait aujourd’hui ce triomphe national ! Mais n’était-ce pas pour sauver la patrie que ces braves soldats avaient versé leur sang.

Il était juste que le peuple laissât éclater sa joie en cette circonstance. C’était là le meilleur moyen rendre un dernier hommage à ces héros fauchés par la mort.

Jean Desgrives auréolé de la gloire que lui avaient méritée son courage et sa bravoure, regardait, grave et triste, la foule qui l’acclamait. La pensée du sacrifice de Rita lui travaillait le cœur, un vague pressentiment lui faisant presque deviner l’affreuse réalité. Lorsque cette foule bruyante se dispersa, il quitta ses soldats, fit venir un rapide coursier et se rendit à la prison où l’on avait du incarcérer la malheureuse.

Le garde surpris par l’arrivée de l’officier, mais sans trop remarquer sa figure, se disposait à le questionner, lorsque Jean Desgrives, reconnaissant en cet homme le soldat chargé de son arrestation, ne lui laissa pas le temps de parler et vivement lui dit :

— Les circonstances tragiques et si extraordinaires qui nous ont mis face à face, l’un de i’autre, devraient vous faire souvenir de mes traits comme je me souviens des vôtres. Il me semble qu’il n’est pas possible que votre esprit ait oublié aussi promptement un événement si extraordinaire.

À ces mots, le garde releva la tête, reconnaissant le commandant Jean Desgrives, une surprise indescriptible se peignit sur ses traits.

— Vous ici, fit-il, se parlant comme à lui-même, mais ce n’est pas possible, je me trompe, je suis sans doute sous l’effet d’une hallucination.

— Vous êtes bien dans la réalité, dit Jean Desgrives en s’approchant davantage du garde. Vous avez devant vous le commandant Desgrives et vous devinez sans doute le but de ma visite. C’est ce qui vous jette dans la consternation.

— Ne me condamnez pas, je vous prie ! Si vous pouviez savoir combien ce sombre drame demeure douloureusement gravé dans mon esprit, je suis sûr que vous ne me parleriez pas ainsi. C’est justement ce triste souvenir qui m’accable et m’a empêché de vous reconnaître plus tôt. J’espère que vous me pardonnerez et accepterez quand même mes humbles hommages ; je suis si confus d’avoir méconnu un instant le plus grand héros de la France.

— Je vols par vos paroles, que vous vous méprenez sur le sens des miennes. Je dois vous dire qu’il m’importe bien peu à cet Instant que l’on tombe à genoux devant moi et que l’on me proclame le sauveur de la France. Je sais trop bien que le manteau de gloire qui me recouvre n’est fait que du sang et de la bravoure de mes soldats. C’est précisément à cause de cela que J’ai voulu me soustraire aux louanges dont je me sentais Indigne pour pénétrer dans cette prison afin de revoir, de sauver, si c’est possible, l’héroïque jeune fille qui, plus que toute autre, mérite les honneurs de cette éclatante victoire.

— Hélas ! reprit le garde consterné, Je vois également par vos paroles que vous ignorez tout du drame qui s’est déroulé durant votre absence ! Je regrette d’être forcé de vous apprendre que la justice a suivi son cours ; cette frêle jeune fille a apparemment payé sa dette à la patrie… Je dois vous avouer que j’ai même sacrifié mon devoir de soldat pour préserver de la mort cette jeune fille que je croyais, comme vous, innocente… Éclairé par vos paroles, je n’eus qu’un désir, celui de sauver cette enfant malgré sa propre volonté. Chargé de l’exécution des condamnés, il était en mon pouvoir de trouver quelques moyens pour l’empêcher de payer de sa vie un crime qu’elle n’avait pas commis. Je suis heureux de vous affirmer, qu’elle n’est pas tombée sous les balles du peloton dont les fusils, grâce à une ruse, avaient été chargés à blanc… Jugez de ma surprise et de mon désespoir, lorsque je m’aperçus que rien n’avait pu éloigner la fatalité, et que sans avoir été atteinte, la jeune fille venait quand même d’être terrassée par la mort…

Épuisée par un mal qui laminait depuis longtemps son cœur ne put supporter le choc de l’exécution. Il me fut possible de laisser ignorer de tous le secret que je viens de vous dévoiler. Le corps de cette héroïne repose maintenant dans le caveau d’une des plus nobles familles de France. La baronne de Castel qui chercha désespérément à arracher à la mort la malheureuse jeune fille, réussit, gräce a son dévouement, à lui épargner la fosse commune réservée aux vrais coupables.

Jean Desgrives qui avait écouté attentivement le récit du brave soldat refoulait avec peine les larmes qui montaient à ses yeux. Tendant fraternellement la main au garde, il lui dit :

— Il y a dans tout cela un mystère que je ne puis m’expliquer ! Mais puisque l’irréparable est accompli, qu’il n’est pas en notre pouvoir de prouver au peuple son innocence, il est de notre devoir de laisser dormir au fond de nous-mêmes ce douloureux secret. Dieu un jour, saura bien, lui, démasquer le vrai coupable, réhabiliter avec éclat le nom de cette glorieuse martyre… À ce moment, ce sera peut-être une vive consolation pour le peuple d’apprendre qu’un soldat, devinant la fatale erreur commise, réussit à détourner les balles qui les auraient tous rendus les fratricides involontaires. Ils tomberont à genoux sur la pierre du noble tombeau, où repose le corps de cette héroïque fille de paysans. Son sacrifice rappellera à tous la bravoure inconnue de tant de soldats. Alors un élan de reconnaissance montera également de leur cœur vers cette femme qui aura détruit les faux préjugés du monde, en leur faisant comprendre qu’il ne doit pas y avoir de distinction entre le pauvre peuple et la haute noblesse, parce que toujours le peu de bonheur que réserve la vie est sauvegardé par cette affection étroite qui les unit et fait de l’un comme de l’autre leur force. C’est surtout dans de graves conflits comme celui qui vient d’ensanglanter la France que tous, sans exception, comprennent la sagesse de cette maxime. L’homme en nourrissant dans son cœur l’orgueil insensé qui le pousse à dominer de sa puissance imaginaire, on sait où le conduira cette passion…

À quoi bon se livrer aveuglément à sa tyrannie puisque l’orgueil promet en vain le bonheur. Vraiment celui-là même qui serait devenu empereur de tout l’univers, n’aurait pas encore trouvé la tranquillité qu’il cherchait, puisque la mort, puissance invincible, sera toujours là pour lui rappeler sa faiblesse et lui montrer le néant des choses d’ici-bas… Une voix en ce moment semble me dire que ce drame navrant qui a précédé le triomphe de la France, servira un jour à démontrer aux nations quels avantages il y a pour le bonheur, de l’humanité de mettre en pratique l’exemple qu’elles auront sous les yeux.

Avant de vous quitter pour rejoindre mon régiment qui s’inquiète certainement de mon absence, laissez-moi vous remercier pour ce que vous avez fait en faveur de cette jeune fille… Votre inspiration ne vous a pas trompé ; vous avez accompli un acte des plus héroïques. Chassez de votre cœur le remords, ayez pleine confiance en l’avenir…

Puis Jean Desgrives aussitôt disparut pour rejoindre ses soldats et reprendre, mais avec un cœur rempli de tristesse, sa marche triomphale dans les rues de Paris.