CHAPITRE XVIII

LE REPAIRE DES ESPIONS…
LE CHÂTIMENT D’UN CRIME


Suivez-moi, fit respectueusement l’inconnu en s’adressant aux trois personnages qui l’accompagnaient et parmi lesquels nous reconnaissons notre bon et sympathique Jean Desgrives.

— Volontiers, répondirent les trois hommes en s’engageant dans l’étroit sentier qui devait les conduire au repaire secret.

Après quelques moments d’une marche assez difficile, ils aperçurent enfin la maisonnette qu’habitaient les pseudo-bourgeois français. Pour ceux qui l’avaient déjà vue, l’aspect de cette maison avait beaucoup changé. Autrefois, elle était d’une élégance raffinée et entretenue par des soins assidus. Elle ne ressemblait pas à la misérable mansarde que nous retrouvons aujourd’hui. Après avoir examiné attentivement les lieux où elle se trouvait, Jean Desgrives se tournant alors vers ses compagnons leur chuchota :

— Il est évident que si c’est un guet-apens qu’on nous a tendu, le lieu est vraiment bien choisi, les broussailles épaisses de ses jardins et les arbres qui l’entourent, font de cette maison un rendez-vous idéal pour celui qui voudrait perpétrer un crime, ou assouvir une vengeance. Je crois qu’il est dans notre intérêt de redoubler de prudence, sans m’inspirer de réelles craintes, il se pourrait fort bien, tout de même qu’elle nous réserve à nous tous quelques désagréables surprises.

— Pour cela, reprit l’homme inconnu qui venait d’entendre les avertissements formulés par Jean Desgrives, je puis encore une fois vous certifier que ces craintes sont tout à fait exagérées. Je suis sûr que ce que vous verrez n’aura rien de bien agréable pour vous, mais par contre la satisfaction que vous éprouverez en obtenant des preuves de l’innocence de cette jeune fille, vous feront bien vite oublier la laideur du spectacle qu’il me faut vous offrir. En tout cas, je vous supplie encore une fois d’avoir confiance en moi et de me suivre sans crainte.

Complètement rassurés cette fois par les paroles de l’étranger qu’ils croyaient sincère, ils pénétrèrent sans plus d’hésitation dans la maison mystérieuse. Le spectacle qui s’offrit à leur vue était vraiment des plus lamentables. Presque l’ombre de lui-même, un vieillard aux cheveux blanchis, semblait voir venir la mort avec une frayeur indicible. Il était facile de se rendre compte que le moribond attendait leur visite, en les voyant apparaître, un changement subit s’opéra. Sa figure rigide, ses yeux sans éclats semblèrent renaître à la vie. À en juger par son apparence, cet homme avait lui-même beaucoup souffert. Pour un esprit observateur, il était également facile de s’apercevoir que ce n’était pas seulement la souffrance physique qui l’avait terrassé, la souffrance morale avait joué un grand rôle, et le faisait sans doute gémir encore. Voyant que ses forces allaient l’abandonner, le vieillard, d’un signe de sa main décharnée, les fit s’approcher de son misérable grabat, et là d’une voix presque éteinte, commença aussitôt son horrible confession :

— Rendu au terme de ma vie, j’ai voulu avant de mourir éclaircir un mystère qui jadis jeta la consternation en France, et faillit causer votre mort, commandant Desgrives… La jeune fille qui vous sauva alors était innocente du crime dont elle s’était accusée, c’est ici-même, dans cette maison, que vous trouverez les preuves de ce que je vous avance. L’homme qui vous a guidé jusqu’à moi vous a sans doute raconté de quelle façon les plans vous furent dérobés… Je n’ai donc pas besoin de revenir sur ce sujet, mais il y a un point qu’il me faut à tout prix éclaircir, afin que vous compreniez comment il se peut que le hasard ait réuni des preuves aussi convaincantes… Voici : Lorsque cette jeune fille vint par son héroïsme vous sauver et en même temps détruire notre dernier espoir, une vive discussion s’engagea alors entre les deux espions chargés de votre exécution. Vous avez, dit l’un d’eux, en trouvant ce moyen stupide et fantastique, compliqué gravement la situation. Vous n’ignorez pas quelle menace terrible pèse sur nous à la suite de cet échec. À ce moment, la mort seule de cet homme peut nous sauver. Vous réparerez donc votre erreur en vous faufilant dans la foule pour attenter à la vie de ce redoutable chef. — Mon ami, répondit l’autre, me croyez-vous assez sot pour accepter ce marché qui me condamnerait à la plus épouvantable des morts et cela, dans le seul but de vous sauver ? N’ai-je pas le droit d’être aussi lâche que vous en cette circonstance ? Vous avez peur, je suis votre exempie, je refuse. — Prenez garde, je saurai bien mettre une limite à votre audace, vous nous avez perdus, vous nous sauverez, ou sinon, je saurai bien par cet argument puissant, vous forcer d’agir… Sortant une arme menaçante, il s’avança. — Mon audace n’égale pas la vôtre, Je me demande qui vous a donné l’ordre de me commander ? Nous allons voir qui de nous deux l’emportera…

Une lutte terrible s’engagea ; tout à coup une détonation retentit ; frappé en plein cœur, celui qui avait commencé la discussion, tomba foudroyé par la mort… La situation devenait donc pour nous de plus en plus menaçante. Il nous fallait à tout prix que personne ne connût cette tragédie. Si la police s’était avisée de faire des perquisitions ici, tous auraient été découverts. C’était alors notre condamnation immédiate… Après vous être assurés que personne n’avait été témoin du drame, nous nous empressâmes de descendre le cadavre du malheureux dans un caveau souterrain, qui se trouve dans cette maison. Revenant ensuite dans l’appartement où venait de se dérouler un meurtre, et désespérés à la fois, nous nous tenions aux écoutes…

Tout à coup la sonnette d’appel retentit. Cette fois dit mon complice, nous sommes finis. La fureur dans laquelle les plongera notre deuxième et définitif échec, nous vaudra sans doute de leur part une dénonciation. — Évidemment, lui répondis-je, notre chance de salut est mince, mais croyez-vous qu’aucun moyen ne nous permettra d’échapper à l’injuste châtiment qui nous attend ? — Pour moi, me répondit mon compagnon, je ne vois pas par quel moyen nous pourrions en sortir puisque nous deviendrons, par ce fait même, entourés d’ennemis. De plus, nous serons incapables de dissimuler les preuves qui s’accumulent maintenant pour nous condamner. Cet homme frappé de démence, le cadavre du mort, tous ces appareils téléphonique secrets suffiraient amplement pour nous perdre… Je vais toujours répondre à cet appel, et si le danger devient plus imminent, nous tâcherons par un moyen quelconque de sortir de la périlleuse impasse.

À peine eut-il pris connaissance de la dépêche qui nous arrivait, qu’aussitôt sa figure exprima une très grande joie. Se tournant vers moi, vivement il s’écria : « Sauvés ! Nous sommes sauvés ».

— « Sauvés ! », répétai-je, incrédule, mais vraiment, je n’y comprends rien ; expliquez-vous, je vous en prie !

— Volontiers, fit-il. Vous allez voir combien nous avons été fous de craindre nos chefs qui n’ont sur nous aucune emprise.

— Aucune emprise, répliquai-je mais je vous comprends de moins en moins.

— Pourtant la chose est bien facile à comprendre, reprit mon complice… Comment pourrait-on nous dénoncer puisqu’ils ne connaissent pas notre nom d’emprunt ; de plus ils ignorent complètement notre adresse. Vous oubliez donc que le jour où l’on réussi à établir un service d’espionnage en France, on exigea rigoureusement qu’aucun nom ni adresse ne fussent mentionnés dans les messages transmis afin de ne compromettre rien, ni risquer que tout le complot fut découvert. Vous n’ignorez pas non plus, je suppose, quelle importance ils attachaient à ce service d’espionnage. Il se trouve sans doute dans Paris, plusieurs repaires identiques au nôtre. Il est évident, qu’en leur laissant ignorer notre nom ainsi que le nom de la rue dans laquelle nous opérons, ils ne peuvent rien contre nous. Sans cela, il faut bien se l’avouer, ils ne risqueraient rien en nous dénonçant puisque chaque espion opère en particulier, étranger complètement au procédé secret employé par un compatriote. Vous devez comprendre maintenant pourquoi, il n’est plus nécessaire de craindre nos chefs. La seule chose qu’il nous reste à faire, est de surveiller étroitement ce dément, afin de ne pas attirer par lui des yeux et des oreilles indiscrètes qui s’étonneraient avec raison de nos manières d’agir, et conseilleraient peut-être à la police de faire des investigations dans notre maison. Il est vrai qu’un nouveau crime apporterait plus de sécurité, mais jamais je ne pourrai ajouter à ma conscience déjà surchargée ce nouveau forfait.

— Vous avez raison, mon ami, m’empressai-je de répondre, j’approuve en toute franchise votre décision. D’ailleurs nous devons nous trouver très heureux de nous en tirer à si bon compte, j’accepte volontiers la charge de surveiller cet homme.

Vous comprenez quel intérêt, il y avait pour moi d’exécuter fidèlement cette mission ; je n’ai pas besoin de faire de longs commentaires sur le zèle que j’y apportai puisque vingt années se sont écoulées sans que mon secret fût découvert. Les raisons qui m’ont décidé à dévoiler après une si longue période, cette tragédie navrante sont les suivantes : Frappé d’un mal qui ne pardonne pas à mon âge, un mal qui a déjà depuis quatre ans, couché mon épouse dans la tombe, j’ai vu chaque jour mes forces décliner, Je compris que le moment de l’expiation approchait. Je réalisai alors toute l’étendue de ma faute. Témoin jadis de l’exécution de cette malheureuse jeune fille, le remords terrible, implacable vint s’ajouter à ma douleur, rendant n vie presque insupportable. Je me trouvais placé dans la plus cruelle alternative. Apres avoir longuement réfléchi, je conclus que mon silence devenait la plus épouvantable injustice puisque sans utilité pour personne, j’empêchais à jamais que cette jeune héroïne reprenne aux yeux de son peuple, la place d’honneur qu'avait méritée sa grande bravoure. Il ne me restait plus qu’à trouver le moyen d’agir. Incapable déjà de me lever, j’avais peu de chances de mener a bonne fin mon projet. Tout à coup une idée subite me vint. Si j’essayais, me dis-je, de ramener la lumière dans le cerveau obscurci de cet homme que je dois garder, peut-être pourrais-je, par lui, réaliser le moyen à prendre. Avec un courage désespéré, je me mis à la tâche. Jugez de ma surprise, lorsqu’après un temps relativement très court, je m’aperçus que j’allais guérir cet homme, rien qu’en évoquant les moments terribles, de cette sombre tragédie, je ramenais peu à peu la lumière dans ce cerveau que la souffrance et les misères de toutes sortes avaient obscurci. Je n’ai pas besoin de vous en conter davantage, je suis sûr que vous me croyez. Sachant qu’il vous faut des preuves pour que la réhabilitation de cette jeune fille soit faite publiquement, je vais me hater de vous les faire connaître ; j’ai peur que mes forces me trahissent et m’empêchent d’achever mon histoire… Voici les procédés : prenez les clés du caveau souterrain dans lequel reposent encore les ossements et l’uniforme même de ce soldat qui se trouve devant vous… Vous trouverez comme preuves à conviction tous ses papiers d’identification qui révèlent l’infirmité de cet homme qui dut subir, par suite d’accident, l’amputation d’une jambe, Ces papiers ne pouvaient appartenir à la victime puisqu’en examinant attentivement les ossements vous pourrez constater que celui-ci avait ses deux jambes. De plus, en relisant dans vos archives le nom de vos soldats devenus invalides, vous vous rendrez compte également que ce fut par une permission toute spéciale qu’il obtint après bien des instances, l’autorisation de garder malgré tout l’uniforme, s’engageant à remplir les fonctions que lui permettait son état. Les chiffres que vous trouverez sur l’uniforme de ce cadavre seront encore des preuves indiscutables que tout ce que je vous révèle est d’une rigoureuse exactitude. Quant aux documents volés, deux feuilles, que ces deux espions oublièrent dans leur précipitation de retourner aux autorités de France, vous permettront de prouver au peuple que c’est, bien ici qu’ils furent apportés dans l’espérance de transmettre de précieux renseignements à vos ennemis, au moyen de ces appareils téléphoniques secrets qui sont demeurés tels qu’ils étaient aux jours sombres de la grande tourmente. Il n’appartient plus qu’à vous maintenant de continuer mon œuvre et cela comme bon vous semblera. Je sens déjà que le voile de la mort obscurcit mes yeux, que bientôt j’en aurai fini avec cette misérable vie… Je meurs heureux… Si je fus bien coupable, l’acte de réparation que je viens d’accomplir plaidera sans doute en ma faveur auprès de Dieu lorsque je paraîtrai devant Lui… Il me pardonnera tous les crimes que j’ai pu commettre, puisque je les regrette bien sincèrement. Ayant détruit tout ce qui pourrait révéler ma véritable identité et le temps m’ayant rendu tout à fait méconnaissable, personne ne saura jamais qui je suis. Vous êtes, je vous le répète, libre d’agir comme il vous plaira… Puis complètement épuise par l’effort surhumain qu’il s’était imposé et comme s’il n’eût attendu que cet aveu pour mourir avant mène que ceux qui l’écoutaient aient pu lui prodiguer quelques paroles de consolation, sa tête retomba lourdement sur son oreiller, tandis que s’échappait de ses lèvres le dernier souffle de vie.