CHAPITRE XIII

LA MARCHE VERS LE SUPRÊME ASSAUT.
L’ARRESTATION DE JEAN DESGRIVES.


Dans les rues de Paris, une légion de soldats s’avançaient, au son des tambours et des trompettes. Malgré l’heure matinale, on pouvait voir tout le long du parcours où défilait cette immense armée, des femmes, des vieillards et des enfants, qui venaient rendre un dernier hommage à tous ces braves cœurs, qui allaient payer de leur sang, peut-être, la paix.

La douleur en cet instant suprême semblait avoir anéanti les distances, qui divisent le peuple. On pouvait voir les riches, les pauvres, les puissants et les faibles se coudoyer, le visage tout empreint d’une tristesse, qui révélait l’angoisse de leur âme. Déjà on entendait le rugissement sourd des canons qui crachaient la mort. Ce bruit qui se répercutait dans le lointain, contribuait à augmenter davantage la souffrance de tous ces gens qui voyaient s’avancer vers cette fournaise ardente, un être tendrement aimé. Des larmes glissaient sur bien des joues pâlies, et l’on sentait, qu’en ce moment, une puissance plus forte que la volonté de l’homme commandait. Ceux qui avaient oublié Dieu et ses lois, comprenaient qu’ils avaient fait fausse route, et voyaient dans ce fléau, un juste châtiment de leurs erreurs.

Cette grande offensive, tout en laissant prévoir lia fin des hostilités représentait tout de même de tels sacrifices que cela justifiait amplement la terreur que tous éprouvaient à la vue de cette légion d’hommes qui allaient s’engager bientôt dans la lutte sanglante.

Deux hommes, la rage au cœur, assistaient à ces Immenses préparatifs. Pour eux l’heure semblait s’avancer avec une rapidité vertigineuse. Ne comprenant rien de tous les plans dont ils avaient réussi à s’emparer, ces deux espions se voyaient dans l’impossibilité de communiquer les renseignements que déjà depuis assez longtemps, ils auraient dû transmettre au chef de leur armée.

Ce ne fut cependant qu’après avoir cherché toute la nuit, qu’ils abandonnèrent leur tâche, convaincus enfin que les chiffres et tous les signaux qui constituaient ces plans, ne pouvaient être compris que par ceux qui en connaissaient les secrets. Ils s’étaient donc trompés eux-mêmes. Maintenant, cachés dans cette maison mystérieuse où ils s’étaient réfugiés après avoir accompli leur vol, ils pouvaient voir défiler ces régiments qui marchaient, tête haute, au combat. Malgré qu’il leur en coûtait beaucoup, il fallait bien qu’ils se décidassent enfin à communiquer la décevante nouvelle ; retarder davantage ne servait qu’à aggraver la situation, qui était déjà menaçante pour leurs armées. Ils descendirent précipitamment dans les lieux souterrains où se trouvaient les appareils télégraphiques secrets, et se mirent aussitôt en communication directe avec leurs chefs.

À en juger par la manière dont ceux-ci les accueillirent, il était évident, qu’ils attachaient une grande importance à ces renseignements. Par conséquent lorsqu’ils apprirent que Jean Desgrives, cet homme intrépide s’avançait déjà avec une puissante armée, ils comprirent qu’ils seraient écrasés impitoyablement s’ils ne parvenaient pas à arracher ce puissant chef à ses soldats. L’ordre fut donc donné à ces deux misérables d’arrêter la marche de cette armée. Pour cela un seul moyen leur apparaissait : C’était l’assassinat de Jean Desgrives qu’ils devaient commettre sans se soucier de leur propre vie.

On comprend facilement dans quelie terreur pouvait les plonger ce commandement brutal. Comme le métier d’espion est souvent le fait des lâches, ils eurent vite fait, sous l’effet de la peur, d’échafauder un autre plan qui, tout en promettant les mémés résultats, ne troublait en aucune manière leur sécurité personnelle. Voici ce qu’ils imaginèrent : Les plans qu’ils avaient réussi à dérober à la France ne leur étaient plus d’aucune utilité, ils ne pouvaient en comprendre le mystère. Ils résolurent de les envoyer aux autorités françaises et d’accuser cet homme de trahison, en mentionnant que, pour faciliter ce vol, il avait dévoilé à une jeune fille un passage secret qui lui avait permis de fuir de son cabinet de travail dans lequel celle-ci avait pénétré, malgré la consigne très sevère. Cette déclaration ne manquerait pas de jeter les généraux en chef dans la consternation, mais les plans retournés constitueraient une preuve si convaincante que cela exigerait une enquête immédiate. Alors l’arrestation de Jean Desgrives ne pouvait tarder.

Tout se passa comme ces misérables l’avaient prévu. Il avait suffi d’un temps excessivement court pour exécuter ce traître projet. Bientôt on aperçut dans le lointain un assez fort détachement de soldats qui, montés sur de« coursiers rapides, s’avançaient à toute allure.

Jean Desgrives que la foule à ce moment acclamait, comprit que quelque chose d’anormal se passait. Calmant d’un geste impérieux cette foule tumultueuse, il alla à la rencontre de ces soldats qui s’avançaient. Lorsqu’lls furent rendus près de lui, l’un d’eux descendit vivement de sa monture et saluant légèrement Jean Desgrives, il lui remit la dépêche qui contenait ces mots : « Les autorités de France se voient dans l’obligation de procéder à votre arrestation immédiate. Ayant manqué gravement à la discipline militaire en laissant pénétrer dans votre cabinet de travail une jeune fille, et de plus, l’ayant soustraite à la surveillance des gardes en lui dévoilant le passage secret qui favorisa sa fuite ; vous avez, par ce moyen, aidé l’ennemi à s’emparer des plans que la France vous avait confiés. Possédant de votre culpabilité des preuves écrasantes, il vous faudra d’abord prouver votre innocence pour avoir le droit de reprendre le poste que vous occupez présentement. Si vous n’arrivez pas à vous justifier, vous subirez le sort réservé aux traîtres et aux espions ».

Jean Desgrives devint d’une pâleur mortelle et laissa tomber le fatal billet. Il lui sembla qu’un vide immense venait de se creuser dans son cerveau. Fixant d’un regard d’halluciné cette foule qui venait l’acclamer, il sentit un instant tout son courage l’abandonner, mais se ressaisissant, il comprit que ce n’était pas le moment de faiblir. Devinant dans tout ceci un complot infâme, monté par l’ennemi qui n’avait pu rien apprendre en s’emparant des plans et se voyant maintenant perdu, il jugea à l’instant, qu’échapper à cette arrestation c’était sauver la France, car l’ennemi avait vainement compté, pour sa défense, sur la fourberie de leurs vils espions.

Cette scène navrante se passait tout près du château de la Roche-Brune. La baronne de Castel en fut témoin. Présentant quelque chose de terrible, le cœur étreint d’une profonde inquiétude, elle avança alors sur la terrasse du château. Jean Desgrlve» qui venait de l’apercevoir ramassa la dépêche qu’il avait laissé tomber, puis, prestement il se dirigea vers elle, suivi des soldats qui l’escortaient.

— Lucia, murmura-t-il, profondément ému, quelque chose de stupéfiant vient de se passer. D’ailleurs, il vous sera facile de vous en convaincre, en prenant connaissance de la dépêche que voici.

— Rapidement, Lucia parcourut le fatal billet. Cruellement atteinte par la révélation qu’il contenait, elle recula d’épouvante.

— Queile odieuse trahison ! je vous prie de croire que je ne suis pas coupable de l’infamie que l’on me reproche.

— Jamais je ne douterai de votre franchise et de votre loyauté. Ce qui m’effraie en ce moment, c’est ce danger qui vous menace.

— Ne craignez rien pour moi, il me sera facile de prouver mon innocence, mais tremblez plutôt pour la France, qui deviendra son propre bourreau en me livrant à ses Juges. Tout cela est un complot infâme monté par l’ennemi, dans le but d’arrêter momentanément cet assaut qui devait les surprendre. Les plans dont ils ont réussi à s’emparer, ne leur ont rien révélé.

Les signes sténographiques qui les composent ne peuvent être déchiffrés que par ceux qui en connaissent les secrets. Comprenez-vous maintenant pourquoi il me faut, à tout prix échapper à cette arrestation ?

— Oui, Je comprends très bien, mais comment parviendrez-vous à réussir ?… La discipline militaire est d’une sévérité si excessive ! Les soldats ont reçu un ordre qu’ils doivent exécuter au prix même de leur vie. Les autorités de France voient en vous le vrai coupable, par quel moyen échapperez-vous, à cette arrestation ?

— Aucun projet précis ne se présente encore à mon esprit, mais une voix me dit que l’ennemi ne parviendra pas à arrêter la marche de mon armée : je triompherai, soyez sans crainte, je dois sauver la France… Je la sauverai, dussé-je pour cela lutter contre la France elle-même, qui par des circonstances extraordinaires est devenue, sans le savoir, son propre ennemi. À cause de cela, le peuple deviendra son propre juge… S’il me condamne je mourrai, mais heureux puisque j’aurai accompli mon devoir jusqu’au bout.

Voyant les soldats s’avancer afin d’exécuter l’ordre qu’ils avaient reçu, Jean se vit forcé de quitter cette femme qu’il aimait de toute son âme.

Pas un mot de cette conversation n’avait échappé à Rita. Voulant pour la dernière fois revoir l’homme qu’elle avait tant aimé, vêtue d’une robe sombre, dès l’aube elle avait quitté sa chambre pour monter dans la vieille tour qui se trouvait tout près de la terrasse. Elle avait assisté involontairement à la courte entrevue qui venait d’avoir lieu, entre la baronne et Jean Desgrives. Lorsqu’elle vit les soldats l’entourer, une angoisse terrible s’empara d’elle, elle comprenait les conséquences épouvantables qui en résulteraient, s’il ne parvenait pas à trouver un moyen pour échapper à cette arrestation. Touchée par la détresse de la baronne, Rita, pour la rejoindre et la consoler, quitta aussitôt son poste d’observation.

— Ma chère Rita, s’écria la baronne, en l’apercevant, ce qui arrive en ce moment dépasse en horreur tout ce que l’esprit peut imaginer… Lis ce billet.

Rita à son tour, rapidement parcourut le billet.

— Mais qu’adviendra-t-il de celui qui sera reconnu coupable de ce crime infamant ? questionna Rita, la figure empreinte d’une suprême énergie.

— Ma chère enfant, tu n’ignores pas sans doute qu’une trahison est l’acte le plus épouvantable que l’on puisse commettre ; Il atteint tout un peuple. Souvent celui qui s’en rend coupable, après avoir été jugé et condamné, meurt de la plus effroyable manière. Traîné par la foule exaspérée, il lave de son sang le sol de la patrie qu’il a trahie, ou tombe sous les balles destinées à l’ennemi… Voilà le châtiment terrible, mais juste, réservé aux traîtres, aux espions… Crois-tu, ma chère Rita, qu’il me serait possible de vivre après avoir vu l’homme que j’aime, mourir aussi lamentablement pour un crime dont il est Innocent… Non, je ne pourrai y survivre, la France en le condamnant, me condamnera moi-même…

— Rassurez-vous, cette mort si redoutable ne menace plus l’homme que vous aimez… je connais la coupable, c’est elle qui paiera de sa vie la rançon de ce crime infâme… Avant de vous quitter pour accomplir ma pénible mission, je vous supplie malgré tout de garder au fond de votre cœur un peu de pitié pour la misérable qui, en se perdant, sauvera peut-être la France…

Avant que la baronne se fut remise de sa surprise, fuyant comme une ombre, Rita avait regagné la route pour disparaître dans la foule silencieuse.