CHAPITRE XII

LA VEILLE DE L’ASSAUT DÉCISIF. LE VOL DES PRÉCIEUX DOCUMENTS.


Sur les champs de bataille, le sang coulait toujours, mais les offensives, en se multipliant, avaient changé complètement la situation. Maintenant repoussé de tous côtés, l’ennemi battait en retraite en se demandant, rempli d’épouvante et d’inquiétude, quel était cet homme dont les coups, préparés avec une maîtrise incroyable, se terminaient toujours par d’éclatantes victoires. Devant la défaite imminente qui s’annonçait l’ennemi eut recours plus que jamais à son service d’espionnage. Grâce à ces espions dissimulés un peu partout sur le territoire français, ils apprirent bien vite que cet homme se nommait Jean Desgrives, et que ses actions sublimes l’avaient élevé au grade de premier officier des armées françaises.

Encouragée par la perspective d’une victoire prochaine, la France avait préparé un plan d’attaque formidable qui devait mettre fin à ce conflit. Ces plans, d’une importance capitale pour la nation, furent remis secrètement à cet officier qui, par son courage et sa bravoure, avait si bien su mettre ses adversaires en déroute. Craignant plus que jamais la puissance de cet homme, l’ennemi, toujours au moyen d’espions qui se cachaient dans l’ombre, le surveilla étroitement et ne tarda pas à apprendre que les plans de cette grande offensive lui avaient été remis. Ils résolurent donc de s’en emparer, espérant qu’en connaissant leurs plans d’attaque, leur résistance serait plus énergique et qu’ils se défendraient avec plus d’efficacité. Malgré les difficultés presque insurmontables à vaincre pour réaliser leur projet audacieux, ils ne reculèrent devant aucun obstacle pour atteindre leur but.

Voici comment, au moyen d’un plan préparé avec un esprit diabolique, un des espions avait pu se glisser jusqu’au cabinet de travail de cet homme redoutable.

Par une nuit très sombre, dans une rue presque déserte, deux hommes semblaient guetter la venue d’un troisième personnage. Leur attente ne fut pas de longue durée. Presque aussitôt, on pouvait voir s’avancer un homme à l’allure militaire, qui n’avait nullement l’air de se douter du grand danger qui le menaçait. À peine eut-il dépassé l’endroit où se cachaient les deux individus qu’aussitôt l’un d’eux sortit de l’ombre et le frappa avec tant de violence qu’il s’écroula lourdement sur la chaussée, ne poussant qu’un faible gémissement. Tout semblait favoriser ces deux misérables. Silencieusement, ils soulevèrent l’homme qu’ils venaient de frapper et atteignirent la grille d’un petit jardin. L’obscurité de la nuit rendait presque invisible la maisonnette qui leur servait de repaire. Sans crainte d’être vus, tous deux pénétrèrent avec leur victime inconsciente. Cet homme qui venait de tomber ainsi sous les coups de ces lâches agresseurs, n’était autre que le soldat chargé de garder le cabinet de travail de Jean Desgrives.

Le bandit s’empara alors de l’uniforme du gardien et se mit à son poste, convaincu que personne ne pourrait s’apercevoir que le soldat qui avait mission de veiller sur des papiers précieux venait d’être remplacé par un ennemi de la pire espèce. Retenu prisonnier dans cette maison mystérieuse, le seul homme qui aurait pu dévoiler ce secret était réduit à la plus complète impuissance. Ceux qui avaient charge de le surveiller n’étaient autres que de vils espions qui vivaient à Paris sous l’apparence de paisibles bourgeois français. Voilà pourquoi la visite de Rita n’était pas passée inaperçue à leurs yeux et ne manqua pas de les intriguer très fortement. Quelle était donc cette jeune fille ? se demandèrent-ils, qui avait réussi malgré la consigne très sévère à pénétrer dans le cabinet de l’officier, et pourquoi en était-elle jamais resortie ? Cet homme était-il un assassin ou bien un passage secret lui avait-il permis d’échapperà la surveillance du garde ?… S’il en était ainsi pourquoi se cachait-elle ? et quel intérêt avait-il lui-même à la cacher ? Il y avait là un mystère qu’ils ne parvenaient pas à s’expliquer.

Or. comme on était maintenant rendu à la veille de cette bataille décisive, une activité générale animait les soldats qui avaient reçu ordre de faire leurs derniers préparatifs. Malgré le grand espoir qui inspirait leur courage, il y avait au fond de leur cœur une tristesse qu’ils avaient peine à dissimuler. Beaucoup cachaient des larmes sous un sourire. Pour les uns, c’était le souvenir d’un père, d’une mère, des frères, des sœurs tendrement aimés qui là-bas pleuraient et priaient Dieu de les protéger. Puis d’autres, c’était le souvenir d’une fiancée qu’ils ne reverraient peut-être jamais.

Seuls ceux qui étaient sans foyer, sans famille, semblaient insensibles, de s’avancer avec indifférence vers la mort, offrant ainsi leur sang pour le seul bien qui leur restait ici-bas, leur mère Patrie.

Que de drames épouvantables allaient se dérouler dans cette lutte sans merci ! Que de sang allait être versé, que de foyers où régnaient la paix et le bonheur allaient être détruits pour toujours ! Ces réflexions se précisaient dans l’esprit éclairé de Jean Desgrives. Fixant le plan qui devait apporter la mort à cette multitude de soldats, cet homme rempli d’énergie et de force, ne put retenir ses larmes et murmura :

— Ô France, si je pouvais te sauver en te donnant mon sang goutte à goutte, comme je le ferais volontiers pour épargner tous ces soldats qui se jetteront avec moi dans la lutte. Mais trop tard ! L’orgueil a allumé une haine terrible qui s’éteindra qu’avec le sang du peuple.

Voilà dans quelle disposition d’esprit Jean Desgrises se trouvait, lorsqu’on vint lui remettre le billet que Rita venait de lui expédier. À peine eut-il lu quelques lignes, qu’il se leva. Remettant les clés au garde, il sortit précipitamment.

Après avoir vu disparaître Jean Desgrives, et s’être assuré que personne ne pouvait l’apercevoir, le misérable pénétra dans l’office où se trouvaient les plans et se livra, avec une minutieuse attention à l’examen de la pièce. Son attention fut bientôt attirée par un tableau qu’on avait dû déplacer récemment. S’en approchant, il ne tarda pas à se rendre compte que ce tableau servait à dissimuler une porte secrète. Piqué de curiosité, il frôla de sa main le mur, cherchant à découvrir le mécanisme qui permettait l’ouverture de cette porte. Après avoir fouillé quelques instants, il s’aperçut, à sa grande satisfaction qu’il suffisait d’appuyer assez fortement sur la boiserie, pour que la porte glissât avec une extrême facilité. Tout ceci, en un instant, lui expliquait la fuite inaperçue de la jeune fille. Maintenant il ne lui restait plus qu’à connaitre l’endroit, où aboutissait, ce passage secret et il était plus sûr d’arriver sans difficulté au but qu’il s’était proposé. Ces papiers ne pouvaient disparaître à l’instant même puisqu’il fallait à tout prix que l’on ignorât ce vol. Il lui fallait donc attendre que la nuit fût venue pour tenter le coup décisif. En agissant ainsi il était évident qu’il n’y aurait rien de changé aux plans d’attaque, et échappant par ce moyen à l’étroite surveillance des autorités françaises, il espérait communiquer avec beaucoup plus de sécurité, les renseignements qu’il jugeait indispensables pour la défense de leur armée. Mais pour réussir son projet inique, il lui fallait agir très promptement car l’absence de cet homme pouvait être de très courte durée. S’il était surpris dans ces appartements, c’était sa perte inévitable en même temps que l’anéantissement complet de ses desseins.

Comptant cependant sur le hasard qui l’avait si bien servi une première fois, il s’engagea sans plus d’hesitation dans l’étroit passage qu’il venait de découvrir. Après avoir marché quelques instants dans la plus profonde obscurité, il lui sembla voir briller par une étroite ouverture la lumière du jour. En quelques secondes, il franchit la distance qui le séparait de l’endroit d’où lui était venue cette faible clarté, et il constata avec une joie indicible que c’était bien là l’entrée du passage secret. Après avoir soulevé la solide barre de fer qui seule empêchait l’ouverture de la seconde porte, il put en toute facilité sortir et examiner à loisir les lieux où il se trouvait. Dissimulée sous d’épais branchages, il était impossible d’apercevoir cette porte du dehors ; de plus, le petit sentier qui conduisait à la route principale, disparaissait également sous les branches. Tout cela rendait encore plus facile l’invasion qu’il projetait pour la nuit puisqu’il ne saurait être vu de personne. Renseigné suffisamment pour pouvoir mener à bonne fin son audacieux projet, il revint sur ses pas. Après avoir refermé soigneusement la porte, il enleva la tige de fer qui en empêchait l’ouverture au dehors, et sûr de pouvoir pénétrer facilement lorsque le moment serait venu, il regagna, en toute hâte, l’appartement qu’il venait de quitter. Là, effaçant toute trace de son passage, il put reprendre son poste, sans que personne ne fut témoin de son escapade. Voilà comment l’ennemi, au moyen de son truc diabolique, réussit à s’emparer des plans de cette bataille qui devait être décisive.