Le chant de la paix/XI
CHAPITRE XI
LE MARTYR D’UN CŒUR. LA VOIX DE L’ÂME.
Vêtue d’une robe sombre, Rita assise dans le grand salon attendait la venue de Jean Desgrives et tremblait en songeant au rôle épouvantable qu’elle allait jouer. Malgré que cela semble invraisemblable, un vague espoir subsistait encore au fond du cœur profondément épris de Rita. Seul, un aveu de Jean Desgrives pouvait anéantir à tout jamais le doute, par conséquent détruire pour toujours cette infime et dernière illusion. Ne pouvant prévoir l’issue de cette entrevue, Rita inquiète, se disait :
— Arriverai-je à piétiner ainsi mon cœur sans me trahir ? Pourtant il le faut ! Si je lui laisse deviner mon secret, je ne pourrai pas obtenir la certitude que je cherche… Il me faudra avouer, à mon tour, tout ce que je sais. De cette manière, la situation restera la même, car je sais bien que pour rien au monde, Jean ne faillira à sa promesse Alors, loin d’augmenter son courage et son énergie, je n’aurai contribué par ce moyen qu’à le diminuer.
Rita maintenant avait hâte d’en finir avec cette pénible ignorance. Ce fut avec satisfaction qu’elle vit venir dans le lointain un fiacre qui ramenait sans doute Jean Desgrives.
En effet, elle ne s’était pas trompée, le véhicule venait justement de contourner la route pour s’engager dans la cour du château. Une vive émotion s’empara d’elle, mais avant l’arrivée de Jean, elle put se maîtriser, et ce fut presque calme, qu’elle lui dit en le voyant :
— Jean, vous me pardonnerez sans doute de vous avoir fait venir auprès de moi, malgré que je n’ignore pas combien votre temps est précieux. Je ne pouvais remettre à plus tard l’entrevue que je viens de vous solliciter… Vous avez répondu promptement à mon appel, mon cœur en est profondément touché… Jean, ce que j’ai à vous dire est très grave car il détruira sans doute à jamais un rêve qui fut, pour nous deux… ou du moins pour moi, le plus beau de ma vie…
— Rita, vous ne sauriez croire combien vos paroles me paraissent étranges. Je vous en supplie, abrégez mon supplice… Ouvrez-moi votre cœur : Je saurai détruire l’obstacle qui entrave votre bonheur… Vous savez combien je vous aime.
Rita pâlie en entendant prononcer ce dernier mot, il lui sembla que tout son courage allait l’abandonner. Mais dans un effort suprême, elle parvint à maîtriser son émotion, et ce fut encore presque d’une voix calme qu’elle reprit :
— Vous m’aimez, dites-vous ? En êtes-vous bien sûr ? N’avez-vous pas été dupe de votre cœur ?… Non, vous ne pouvez pas m’aimer puisque je n’ai ni grâce ni beauté, je suis de celles qu’on regarde avec pitié, mais non pas avec amour, je suis indigne d’être aimée de vous… Cette idée ne m’a pas abandonnée un instant malgré tout ce que j’ai souffert, malgré tout ce que j’ai fait pour la chasser de mon esprit… Oh ! le doute, l’affreux doute, que de larmes il m’a fait verser !… Je sentais bien qu’il empoisonnait ma vie… Que pas un instant je ne goûterais le bonheur qu’apportent la confiance et l’espoir… Toute à mes tristes pensées, la vie m’apparut sans aucun attrait, il me semblait que tout m’abandonnait… Séparée de vous, je n’avais plus alors vos tendres paroles pour éloigner de mon esprit ces papillons noirs, et voilà pourquoi peu à peu le doute opérait en moi d’étranges choses. Oui, Jean ce cœur autrefois rempli de tendresse pour vous s’est refroidi lentement, votre image s’est effacé de ma pensée. Puis, un jour, je me rendis compte enfin qu’il ne restait plus rien de mon beau rêve d’autrefois ; le doute avait réussi à l’anéantir. Alors, à partir de ce moment, le dégoût de la vie s’accentua davantage en moi à tel point que je crus en devenir folle. Ma santé s’altéra, mais souffrant plutôt moralement, je m’inquiétais bien peu de mon mal physique. D’ailleurs qu’importait ma santé : ne valait-il pas mieux en finir avec cette misérable vie ! L’avenir était pour moi si sombre qu’il me semblait que c’était le seul remède à mon cœur torturé. Or, comme cela ne pouvait durer éternellement ainsi, ma jeunesse triompha et je recouvrai partiellement la santé… Mais le passé venait de mourir, emportant pour toujours l’amour que je croyais ancré à jamais au fond de mon cœur… Jean.
Je comprends très bien à quel point mon aveu peut vous faire souffrir, mais connaissant tout ce que j’ai souffert moi-même, pardonnez-moi, et ne me maudissez pas… Vous êtes Jeune… vous êtes beau, votre avenir n’est pas brisé… Vous rencontrerez sûrement une femme qui sera digne de votre amour ; alors le parfait bonheur quelle vous apportera aura tôt fait d’effacer le passé…
Jean tressaillit ; cette révélation jetait un tel désarroi dans son esprit, qu’il se sentait incapable de formuler une phrase quelconque. Ce silence qui ne dura que quelques moments, parut long comme un siècle à la pauvre Rita, car elle comprenait bien que c’était sa vie qu’elle venait de jouer. Comme le meurtrier devant son juge, elle attendait les mots de salut ou de mort qu’il allait prononcer, Enfin, Jean se leva, puis s’avançant vers Rita, ce fut d’une voix vibrante qu’il lui dit :
— Rita, il me semble que je ne mérite pas que vous me traitiez aussi cruellement, n’ai-je pas été pour vous l’ami fidèle qui n’a cherché que votre bonheur ? Qu’avez-vous donc à me reprocher ?
— Oh ! Jean, je ne puis rien vous reprocher, reprit vivement Rita qui avait maintenant peur de se trahir, vous avez été bien bon pour moi. Je n’oublierai jamais tout le bonheur que vous avez semé sur mon chemin… Si je n avais connu la grandeur de votre âme, la bonté de votre cœur, jamais je n’aurais eu la force et le courage de vous dévoiler mon douloureux secret… À cet instant, Jean, je sais ce qui se passe en vous-même… Vous me méprisez peut-être, mais plus tard vous me comprendrez ; alors vous aurez peut-être pitié de moi… Songez que l’avenir nous apparaît plein de tristesse, que la guerre, l’affreuse guerre, jette partout deuil et désolation, la France agonisante pousse son cri de détresse, et c’est vers vous que son regard suppliant est tourné… N’est-ce pas que vous en apparaissez comme un sauveteur ?… Oh ! Jean pour la France, notre patrie que nous aimons, marchez, marchez sans crainte ! Vous vaincrez : Tout me dit que vous vaincrez… Alors vous reviendrez, couvert de gloire, et la France vous bénira… Moi, du fond du cloître où je serai enfermée, je prierai pour vous afin que vous trouviez, le bonheur que vous méritez.
— Ainsi, Rita, tout est bien fini entre nous, le passé est donc mort à jamais ? Maintenant, Je vous comprends et loin de vous mépriser, j’admire votre courage, votre franchise… de tout cœur je vous pardonne. À mon tour, je vous prie de m’écouter. Je veux détruire le remords qui pourrait vous poursuivre… pour que vous ne doutiez pas de mon pardon, je vous dévoilerai ce secret que j’avais bien promis de garder au fond de moi-même… L’amour, je m’en rends compte, est un fluide magnétique qui unit les âmes et s’il s’éteint dans l’une, il succombe souvent dans l’autre… Oui Rita, je vous aimais, mais la fatalité nous poursuivait… C’est en nous séparant qu’elle brisa ce lien qui nous unissait. Après votre départ, Je revenais souvent au château. Je me plaisais à voir le lieu ou nous avions vécu tous deux de si doux instants et avec la baronne de Castel, j’éprouvais un plaisir infini à évoquer votre souvenir, sans pourtant lui dévoiler l’amour que ressentais pour vous. L’homme est inconstant, et malgré que j’ai tout fait pour rester fidèle à votre souvenir, je me rendis compte bientôt qu’un autre amour glissait dans mon cœur, chassant malgré moi le premier. Comme il est bien vrai que nous ne sommes pas maître de nos sentiments, l’amour est bien la plus étrange chose de la vie… En effet, Il vient à nous mystérieusement, puis parfois s’éloigne de la même manière… L’amour, je le soutiens, c’est le bien et le mal de la vie : tantôt il nous fait éprouver les plus grandes joies, et tantôt les plus grandes douleurs. Il peut donc élever jusqu’à l’infini comme parfois, il peut avilir jusqu’à la plus dégradante bassesse… Il est donc notre maître absolu, à quoi bon lutter puisqu’il n’y a que la résignation et le temps qui peuvent effacer la blessure qu’il inflige au cœur des humains… Si je vous parle ainsi, Rita, c’est que vous m’apparaissez comme une sainte. L’amour vous a élevée vers l’infini… Si grande que vous paraisse la tâche que m’incombe mon devoir de général, malgré que j’aie à défendre les droits de mon peuple et à sauver ma patrie, je me sens bien petit lorsque je me compare à votre grandeur… Plus que jamais je comprends maintenant que c’est à nous deux que la France devra son salut : je serai le bras qui frappe, vous, vous serez, la force qui éclairera et dirigera mes pas vers le triomphe… Lorsque je revendrai couvert de gloire, j’irai à le porte du cloître, crier :
— Voici celle qui vous a sauvés !
Oui, Rita, je pars plein d’espérance et plus que jamais sûr de la victoire puisque j’aurai maintenant une sainte qui priera pour moi, et c’est pourquoi je ne veux pas en partant pour cette bataille décisive, vous dire adieu, mais je crie plutôt : « Vive la France ! » et « à bientôt ! »
Puis, précipitamment, Jean s’éloigna. Le bruit de ses pas sur le parquet de marbre troubla seul le silence du château, puis tout redevint silencieux…
Assise dans son fauteuil, blanche comme un suaire, telle une statue, Rita ne semblait pas souffrir ; c’était la première phase d’une vraie douleur.
Dans ces instants, c’est un duel qui s’engage entre le cœur et l’esprit ; de ces deux, l’un succombe parfois. Tout-à-coup une larme glissa sur sa joue pâle, et tomba sur sa main. Cette larme brûlante eut un effet magique. Aussitôt elle sembla s’éveiller de la torpeur dans laquelle elle était plongée et machinalement elle porta la main à son cœur :
— Ah ! que je souffre murmura-t-elle sourdement. Soudain la lumière se fit dans son esprit encore enfiévré, tout lui apparut net et précis. Un grand cri rauque s’échappa de sa gorge comme un appel déchirant puis elle roula sur le parquet évanouie…
Combien de temps resta-t-elle ainsi ? elle n’aurait pu le dite, mais lorsqu’elle ouvrit les yeux, la nuit était complètement venue. La lune seule éclairait faiblement l’appartement où elle se trouvait. Péniblement elle se leva, puis se dirigeant vers la fenêtre, elle l’ouvrit. La fraîcheur de la nuit sembla apporter un peu de bien-être à son pauvre corps affaibli. S’asseyant, elle regarda longuement la lune glisser dans le ciel étoilé et faiblement, elle murmura :
— Ah ! ma dernière nuit… Pourquoi t’es-tu faite si belle ?… est-ce pour me faire sentir encore plus profondément ma douleur ? J’aurais préféré te voir sombre… sombre comme ma pensée en ce moment. Il m’aurait été moins pénible de te crier mes adieux, car c’est bien la dernière fols que je te contemple, nuit sereine… nuit si belle pour ceux qui ont le droit d’espérer et d’aimer… Tu sembles rire de mon malheur… toutes ces beautés que tu étales à mes yeux ne sont plus pour moi, tu le sais bien… Ô Jardin qu’on aura nommé le paradis des fleurs. Je vais mourir en te contemplant… Tu vas donc assister à mon agonie, mon corps en s’écrasant sur les rochers, m’arrachera peut-être quelques plaintes, qui seront l’écho de ma dernière chanson… Adieu, château béni où se sont écoulées les heures si douces de mon enfance… Adieu, vous qui avez eu pitié de moi, qui m’avez recueillie, je ne suis pas une ingrate, je vous aime bien mais il faut que je meure. Puis sa voix s’étrangla dans un long sanglot.
Au même instant le grand crucifix qui ornait la vieille tour du jardin brilla sous les rayons de la lune, rappelant à Rita que le suicide était un crime, et qu’elle n’avait pas le droit de disposer de sa vie. Comme sous l’effet d’un éclair sa conscience s’illumina et l’ignominie de son projet lui apparut. Alors la révolte gronda dans ce pauvre cœur que le destin semblait prendre plaisir à broyer, et ce fut avec des accents déchirants qu’elle cria sa douleur à Celui qui venait de lui rappeler son devoir.
Ah ! pourquoi, pourquoi, as-tu permis que je connaisse cet amour, puisque je ne devais pas être aimée ? Pourquoi n’as-tu pas mis une cuirasse à ce misérable corps ? Non, tu n’as pas voulu, tu avais peur sans doute que je ne souffre pas assez de ma disgrâce. Aujourd’hui, tu te dresses sur mon passage pour me rappeler que tu es mon maître, et torturant ma conscience comme tu torturas mon cœur, tu voudrais encore que je vive… Tu n’as donc pas pitié de mes larmes et de mon désespoir, tu veux donc que je doute de ta puissance, de ta bonté ? Puisque tu lis la détresse au fond des cœurs, pourquoi m’as-tu refusé la mort qu’aujourd’hui je cherche ? Arrache de mon âme cet amour impossible et tu reprendras en mol le trone que ma foi t’avait élevé.
À peine eut-elle prononcé ces mots qu’aussitôt la puissance de Dieu parut se manifester à ses yeux. Le grand Christ d’Ivoire sembla frémir sous l’ombrage, il sembla à la jeune fille que ses lèvres avaient remué. Elle porta la main à son front comme pour en chasser l’hallucination, et figée de stupeur, elle crut entendre une voix douce qui lui disait :
— Je vois tes larmes et j’entends tes sanglots ; malgré l’outrage que tu viens de me faire, je te pardonne et je viens à toi. Ne suis-je pas moi-même une victime d’amour ? J’ai aimé le monde, et c’est en me crucifiant à cette croix que le monde a répondu à ma tendresse… Pour suivre un bonheur qui pourtant n’existe pas sur cette terre, le monde oublie l’éternité, et ne veut plus croire à l’immortalité de son âme ; en descendant de son piédestal, cet idéal qui le fait roi de la terre et l’élève jusqu’à moi, il détruit la force de sa vie, de son esprit, sème d’innombrables douleurs sur le chemin qu’il doit poursuivre. Anime ton courage au feu de mon amour ; et songe que ton corps n’a besoin ni de grâce, ni de beauté pour retourner à la terre qui le réclame. Dans toutes tes épreuves, n’oublie pas que tu marches vers la mort qui te plongera dans i’éternité ».
Rita tomba à genoux, pleine d’admiration devant le miracle qui venait de s’opérer en elle. Son cœur contrit demanda pardon… Pour réparer l’outrage qu’elle avait fait à la croix, elle répéta avec ferveur le Crédo et supplia Dieu de ne jamais l’abandonner.