CHAPITRE XIV

LE SACRIFICE DE RITA SAUVE JEAN
ET LA FRANCE.


Avant de se livrer aux soldats chargés de son arrestation, Jean Desgrives avait voulu éclairer ses soldats. C’est pourquoi écartant ceux-ci d’un geste autoritaire, il domina de sa voix puissante le bruit de la foule, pour obtenir presque aussitôt un silence des plus complets.

— Peuple de France, mon peuple, disait-il, mon devoir de soldat m’oblige à répondre à l’appel de mes supérieurs qui possédant des preuves accablantes de ma culpabilité, se voient dans l’obligation de procéder à mon arrestation. Échapper à cette arrestation serait sauver la France… Nos ennemis qui avaient sans doute compté sur le vol des plans dont on m’accuse, n’ont pu en pénétrer le mystère. Alors prévoyant sans doute leur défaite imminente à l’approche de mon armée qui allait les surprendre, ils se sont servis de ces plans pour me perdre dans l’estime de ceux qui me les avaient confiés. Ils espèrent retarder par ce moyen cet assaut qui déjà les remplit d’épouvante. Je tremble à la pensée qu’en reconnaissant trop tard mon innocence, la France s’achemine par là vers sa défaite… En cette circonstance, ma volonté est impuissante, et seuls ceux qui m’accusent ont le droit de me juger.

Au même moment, Rita, accablée de fatigue, les cheveux épars, telle une démente, venait d’atteindre l’endroit où se déroulait cette tragique scène. Oubliant la foule qui curieusement la regardait, elle s’avança bravement. Dans un suprême sacrifice de son honneur et de sa vie, elle s’écria :

— « Cet homme n’est pas celui que vous devez arrêter, c’est moi qui suis la seule coupable ». Craignant que Jean Desgrives ou les soldats devinant son innocence, ne voulussent pas accepter, malgré tout, le sacrifice qu’elle s’imposait en s’incriminant davantage à leurs yeux et aux yeux du peuple, elle ajouta :

— Ce fut contre sa volonté que je réussis à pénétrer dans ses appartements. Dans le but de me venger de cet homme que j’eus le malheur d’aimer, j’ai volé las plans… Les remords qui m’ont assaillie en voyant qu’il allait payer de sa vie mon crime m’ont forcée à venir me livrer… Rendez la liberté à cet homme injustement accusé.

— Évidemment, se dit le chef du détachement, cette jeune fille vient de donner des preuves indéniables de sa culpabilité. Se tournant alors vers ses soldats, il leur dit :

— Cette déclaration permet donc de libérer Jean Desgrives. Agir autrement, en cette circonstance, serait soulever une révolte qui serait bien désastreuse. Déjà le peuple exaspéré demanda la liberté de son chef et réclame le châtiment immédiat de la misérable. Pourtant, il nous faut à tout prix la soustraire à la haine de la foule. Sa présence auprès des autorités nous justifiera, puisque nous avons pour mission de ramener le coupable. En agissant ainsi, nous n’avons plus rien à craindre, c’est sur elle que retomberont désormais toutes les responsabilités. S’approchant de Jean Desgrives, il lui dit : « L’aveu de cette jeune fille devant tout un peuple pour témoins, vous innocente et par conséquent nous donne le pouvoir de vous accorder votre pleine et entière liberté.

— Mais, se récria Jean Desgrives, fortement emu, osez-vous croire à sa culpabilité ? Ne voyez-vous pas que la jeune fille vient de faire cet aveu, dans le seul but de me sauver. Jamais je ne pourrai consentir à un tel sacrifice ! Je crierai plutôt au peuple que je suis coupable ! Je ne veux pas que ma liberté ait pour prix le sans d’une innocente, je préférerais cent fois mourir plutôt que de consentir à une telle monstruosité.

— Alors, commandant Jean Desgrives, laissez-moi vous rappeler que je suis comme vous un soldat au service de la France, permettez-moi de vous rappeler également que les circonstances douloureuses de l’heure semblent vous faire oublier que le devoir d’un vrai soldat est de n’offrir sa vie que dans l’intérêt de son peuple. Ne vous rendez-vous pas compte que cette jeune fille, par son aveu, vient de se condamner inévitablement à la mort. Nulle puissance humaine ne pourra donc maintenant l’en arracher ; votre aveu ne servirait qu’à aggraver la situation ; le peuple, voyant en vous son complice, vous condamnerait tous deux : Alors, cette fille comme vous dites est innocente, non seulement son sacrifice n’aurait plus aucune utilité, mais il deviendrait le plus abominable des crimes, il perdrait à jamais la France, notre chère patrie… Avez-vous oublié avec quelle énergie, il y a un instant, vous proclamiez votre innocence ? N’avez-vous pas en dévoilant le travail infâme de l’ennemi montré au peuple l’importance de votre liberté ? Maintenant pour sauver une jeune fille qui volontairement s’est condamnée, vous abandonneriez la patrie ? Vous voyez bien que tout cela est impossible. Laissez, en cette circonstance, s’accomplir la justice de Dieu, ne cherchez pas à détruire par des sacrifices inutiles son acte héroïque.

— C’est juste, vos paroles viennent de m’éclairer, je me rends compte que je ne puis rien faire pour la sauver. La situation pour elle est sans issue ; je vengerai cruellement sa mort et l’ennemi verra en moi un terrible justicier. Avant de me quitter, promettez-moi, pour apaiser ma douleur, de chercher à la défendre contre les cruautés de la foule… Déjà les soldats qui l’entourent repoussent avec difficultés le peuple qui veut la saisir… Pauvre peuple, tu ignores que celle que tu veux entraîner au supplice, s’est exposée à ta vengeance pour te sauver… Je maudis la guerre qui exige de tels sacrifices… Si un jour, Dieu permet que je revienne glorieux du combat, j’emploierai le reste de ma vie à combattre l’orgueil qui engendre la haine entre les nations.

Après avoir salué le soldat qui venait de lui rendre sa liberté, il s’en fut reprendre le poste qu’un instant il avait cru perdre à jamais, et commanda d’un geste à son armée. Bientôt, au son des tambours et des trompettes, les soldats avaient repris leur marche qu’une scène si pénible avait interrompue.