Le château et la forêt de Fontainebleau/02


Une route dans la forêt. — Dessin de feu Desjobert.


LE CHÂTEAU ET LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU,


PAR M. DU PAYS[1].


1867. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



LA FORÊT.


Sol. — Grès. — Histoire. — Variétés d’aspects. — Futaies et bruyères. — Arbres verts. — Gibier et bêtes fauves. — Coupes de vieilles futaies. — Pavés. — Le Sylvain et ses promenades. — Barbison et ses artistes. — Thomery.

La Forêt de Fontainebleau, la grande curiosité du département de Seine-et-Marne, s’étend sur la rive gauche de la Seine. Sa contenance est d’environ 17 000 hectares. Elle occupait dans les anciens temps un espace bien plus considérable quand elle était réunie à la forêt de Senart ; celle-ci s’avançait jusqu’auprès de Paris. Des défrichements successifs l’ont réduite à ses dimensions actuelles, qui dépassent encore celles de forêts de Compiègne et de Rambouillet.

Lorsque l’on parcourt la forêt de Fontainebleau dans diverses directions, on ne tarde pas à reconnaître qu’une série de collines étroites, allongées et parallèles, en forment le trait principal. Ces collines, dirigées à peu près de l’est à l’ouest, sont composées de sable et de rochers de grès, appartenant aux terrains superficiels du bassin parisien[2]. Elles sont élevées de quarante à soixante mètres au-dessus des plaines et recouvertes à leur partie supérieure de grands bancs de grès, désignés sous le nom de plattières. Si, descendant d’une de ces collines et traversant la vallée étroite qui la sépare de la colline opposée, on gravit cette dernière, on retrouve une disposition de terrain tout à fait pareille et concordante. Sans être géologue, on est amené de suite à penser que la plattière de grès qui recouvre la seconde colline est le prolongement de celle de la première ; mais l’on ne peut deviner la cause de la séparation qui s’est opérée entre elles et a creusé une vallée, en enlevant la masse énorme de terrain qui les réunissait. Les géologues expliquent cette dénudation du sol par un brusque déplacement de la mer, qui, à une certaine époque, s’étendait sur le bassin de Paris et qui aurait été chassée dans la direction du sud-est au nord-ouest. Les violents courants produits par ce mouvement de translation, emportant les parties les moins résistantes du sol, y creusèrent les longs sillons qui forment les vallées comprises entre les collines de la forêt ; celles-ci représentent les portions non entamées.

Au bord des collines se déversent d’énormes tables de grès, détachées du plateau horizontal des roches supérieures, et leurs pentes sont couvertes de blocs amoncelés ou épars qui ont glissé sur les sables, entraînés à leur tour, dans la suite des temps, par les eaux de pluie ; ces entassements de rochers ont un caractère imposant.

Les masses de grès qui donnent une physionomie si caractéristique à la forêt, ne se trouvent en blocs isolés que là où les assises de sables ont été entamées par les agents de destruction ; leur « disposition ruiniforme, » si remarquable, est une conséquence de la dénudation du sol. Partout où les masses sont encore en place, elles forment, dit M. de Senarmont, « des blocs irréguliers, mamelonnés, aplatis et quelquefois si étendus dans le sens horizontal qu’on les prendrait pour des bancs continus. Leur épaisseur est variable et comprise entre deux surfaces très-contournées. » Les grès paraissent avoir été produits par des infiltrations siliceuses, qui auraient agglutiné les sables. Les uns et les autres ont une origine commune et ne diffèrent entre eux que par l’état solide ou mobile de leurs parties constituantes.


La roche qui pleure (Franchard). — Dessin de feu Desjobert.

On rencontre accidentellement dans certains points de la forêt des cristallisations de grès, dont tous les musées de l’Europe et les cabinets des amateurs ont recueilli des échantillons, à cause de cette particularité singulière, que leurs formes cristallines sont celles du carbonate de chaux. Ces cristaux de grès, nommé à cause de cela : grès pseudomorphique, ont été produits par le mélange des infiltrations siliceuses avec des infiltrations calcaires ; celles-ci provenant du calcaire lacustre supérieur, situé au-dessus du sable.

Les blocs de grès présentent encore çà et là une apparence trompeuse de cristallisation à leur surface, imitant les mailles d’un filet ou les écailles de reptiles. C’est un simple phénomène de désagrégation, purement superficiel, qui s’opère sous l’action des influences atmosphériques.

Pour terminer ce qui a rapport aux observations que l’on peut faire dans la forêt de Fontainebleau, relatives à l’état physique des grès, on a fréquemment l’occasion de remarquer sur d’énormes blocs, fendus et séparés en deux morceaux, de beaux exemples de cassure conchoïdale, à rides concentriques, concave sur une des faces, en saillie sur l’autre. Enfin nous signalerons, comme une curiosité très-singulière, une cassure en voûte, faisant arche de pont d’une assez grande ouverture, dans un massif de grès ignoré jusque dans ces derniers temps, et près duquel passe aujourd’hui un sentier récemment tracé par M. Denecourt, à l’entrée des gorges de Franchard.

Si les accidents géologiques du sol racontent encore aujourd’hui l’action exercée par la mer, à des époques inconnues et qu’on ne saurait apprécier, les temps historiques fournissent peu de renseignements sur le passé de la forêt.

Au moyen âge elle s’appelait la forêt de Bière (Bieria), nom provenant, suivant certains écrivains à imagination aventureuse, d’un chef danois, Bier Côte de Fer, qui, en 845, ravagea tout le pays entre Fontainebleau et Melun, et y répandit la terreur par ses cruautés.

Les savants ont interprété ce nom par le mot latin biera, briera, qui signifiait au moyen âge : plaine ; mais ces ressemblances de noms n’apportent aucune lumière à l’esprit.

Certains récits, bien que fabuleux, intéressent davantage que ces recherches puériles, parce qu’ils sont l’écho poétique de la crédulité populaire ; telle est la légende mystérieuse qui a longtemps circulé parmi les bûcherons et les chasseurs : la forêt avait son Robin-des-Bois sous le titre de Grand Veneur. « On cherche encore, dit Sully, de quelle nature pouvait être ce prestige, vu si souvent et par tant d’yeux, dans la forêt de Fontainebleau. C’était un fantôme environné d’une meute de chiens, dont on entendait les cris et qu’on voyait de loin, mais qui disparaissait dès qu’on approchait. »

Un danger plus redoutable que la rencontre du chasseur noir était celui des voleurs, qui se réfugiaient dans des grottes d’un abord difficile, quelquefois assez profondes comme la Caverne des brigands des gorges d’Apremont, qui, sous Louis XV encore, servait de repaire à un nommé Tissier et à sa bande ; ce n’est plus aujourd’hui qu’un lieu fréquenté par les curieux et dans le voisinage duquel s’établit dans la belle saison une buvette.

La forêt de Fontainebleau.

Nous avons déjà dit comment le roi saint Louis, en 1264, poursuivant un cerf et séparé de sa suite, fut un jour attaqué par des brigands ; il sonna du cor ; ses gens accoururent et le délivrèrent. Une chapelle fut élevée à cet endroit, situé à gauche de la route de Fontainebleau à Melun et qui porte le nom de Butte Saint-Louis. Elle fut détruite en 1701, parce que plusieurs ermites qui la desservaient y furent tués.

D’autres anachorètes eurent également une fin funeste à un ermitage situé à Franchard, un des endroits aujourd’hui les plus célèbres et les plus visités de la forêt. L’extrait suivant, traduit d’une lettre adressée par Étienne, abbé de Sainte-Geneviève, à Paris, à un frère Guillaume, qui était venu chercher dans cette retraite isolée les rigueurs de l’antique Thébaïde, montre au prix de quelle abnégation, de quelles rudes austérités certaines âmes pieuses, au douzième siècle, s’efforçaient de mériter le ciel : « Je ne vous dissimulerai pas que vos fréquentes infirmités et la faiblesse de votre constitution, me faisaient douter de la réussite de votre entreprise. L’horreur d’une solitude aussi extraordinaire, d’un désert sauvage, que non-seulement les hommes, mais encore les bêtes féroces craindraient d’habiter, m’inspirait de la terreur. La grossièreté de vos vêtements, l’austérité de votre nourriture, la dureté de votre couche, l’obligation de ne pas quitter votre cellule à moins de motifs graves, la crainte des voleurs qui ont déjà assassiné deux de vos prédécesseurs, tout m’engageait à vous détourner de cette voie si pénible dans laquelle vous cherchez la perfection, etc… » L’ermitage de Franchard devint par la suite un monastère considérable. Il fut ruiné pendant les guerres du quatorzième siècle et plusieurs fois envahi par des brigands. Il paraît que les traditions des austérités religieuses s’y étaient perdues, car Louis XIV le fit détruire, en 1712, afin qu’il ne fût plus un asile de débauche, ni un repaire de voleurs. Un mur, flanqué de contre-forts, faisant
Vieux chêne dit : le Pharamond (la Tillaie) — Dessin de feu Desjobert.
partie d’une maison de garde, est tout ce qui reste du monastère ; et un café-restaurant, le seul établi dans la forêt, ainsi que le concours journalier de calèches, de chars à bancs, de promeneurs, ont tout à fait effacé l’idée de ce désert « fort affreux, » dont parle Dangeau dans son journal, « où l’on n’avait jamais chassé, » et où il signale comme un fait extraordinaire que Monseigneur et Madame aient été courre le cerf, le 20 octobre 1687.

À la différence de la plupart des forêts, celle de Fontainebleau présente une grande variété d’aspects : de grands plateaux nus ou boisés, de hautes et profondes futaies, des steppes couverts de sable et de bruyères, des déserts arides, des cirques hérissés de rochers, des collines verdoyantes, des gorges sauvages, des vallées ombreuses et tapissées de mousses, des bois de chênes, de hêtres, de charmes, de pins, de bouleaux, de genévriers, tels sont les principaux traits de ce sol accidenté. « Nature mélancolique et riante, a dit de cette forêt


Gros-Fouteau. — Dessin de feu Desjobert.

Mme Sand, et qui ne ressemble qu’à elle-même. » On

peut s’y abandonner à tout l’enivrement de la solitude, comme si l’on était dans quelque région lointaine et infréquentée, et l’on n’est qu’à quelques lieues de Paris ! Les âmes éprouvées par les chagrins ou lassées seulement des agitations fiévreuses de la vie, seront heureuses d’y trouver le calme et la sérénité. On sait comme cette forêt a inspiré l’auteur d’Oberman. Dans le repos du cœur et de l’esprit, dans l’oubli des désirs et des craintes, laissant errer ses regards sur les mille accidents de cette nature agreste, on aimera à s’absorber dans de muettes contemplations, dans de longues rêveries. C’est surtout, perdu au milieu de ses profondes futaies, que l’on subit ce quelque chose de mystérieux qui envahit la pensée et cause une impression indéfinissable, mélange de charme et de vague terreur. Quelques arbres isolés suffisent par leur aspect monumental à éveiller ce sentiment. Ainsi dans la Tillaie, un chêne antique, surnommé le Pharamond, contrebouté d’énormes racines faisant saillies comme des contre-forts, sillonné par la foudre, mutilé, mais portant fièrement encore le poids des siècles, impose au plus haut degré ce sentiment de vénération que l’homme, rapide passager sur la terre, est toujours disposé à accorder aux choses qui ont résisté à l’action du temps. Tels devaient être les arbres des sombres forêts où les Druides accomplissaient, dit-on, leurs sacrifices de victimes humaines !


Le chêne dit : le Charlemagne. — Dessin de feu Desjobert.

Rien n’égale la majesté de ces vieilles futaies, telles que celles de la Tillaie du Roi, du Gros-Fouteau, du Bas-Bréau ; cette dernière, traversée par la route de Paris, du côté de Chailly, et par laquelle on abordait autrefois la forêt avant l’établissement du chemin de fer, est de l’aspect le plus imposant, même à ne la voir que de la route ; mais pour en admirer les beautés grandioses et sévères, il faut pénétrer sous ses ombrages, à travers cette foule de chênes gigantesques, aux membrures vigoureuses, rivalisant de force, de stature et d’élévation. La futaie du Bas-Bréau était déjà signalée comme très-vieille par M. Barillon d’Amoncourt, grand maître des eaux et forêts, dans son procès-verbal de visite de l’année 1664. Cette merveilleuse futaie fut, en 1830, condamnée à tomber sous la cognée ; un cri d’alarme jeté par la presse la sauva. On se borna à l’éclaircir.

Hélas ! la forêt de Fontainebleau n’a pas toujours été aussi efficacement défendue ; quelques années après, elle perdait les plus magnifiques futaies : celles de la Mare-aux-Évées, du Déluge, des Érables, etc…, et elle aurait à raconter une longue et lamentable histoire, si à la disparition de ses bois elle ajoutait les dévastations qu’ont fait et que font encore subir tous les jours à ses rochers les exploitations des grès.

Outre la futaie du Bas-Bréau si épaisse, si solennelle quand on l’aborde en sortant des plaines de Chailly, la route de Paris traverse encore deux autres belles futaies : celles du Gros-Fouteau (ainsi nommée d’un vieux mot français signifiant hêtre) et de la Tillaie-du-Roi. Ce sont aujourd’hui les trois massifs les plus remarquables de la forêt, où dominent presque partout ailleurs le taillis ou des plantations de pins. Ce sont des réserves luxueuses et improductives.

Un canton, celui de la Plaine-des-Écouettes, bien plus rarement visité que les précédents, mérite d’être signalé à part. Il a une physionomie singulière, due à des alternatives d’épaisses futaies et de clairières, toutes parsemées de genévriers, et à la présence de hauts bouleaux, dont la blanche écorce et le grêle feuillage, si léger de forme et de couleur, contrastent avec le ton sombre et vigoureux des autres arbres. Des routes infréquentées y prolongent au loin leurs verdoyantes pelouses de gazon.

Dans l’espace d’une seule promenade à travers la forêt on parcourt les paysages les plus divers ; depuis le paysage biblique de l’entrée des gorges de Franchard, où sur un sol aride et rocheux végètent quelques genévriers au tronc tourmenté, à la forme conique, découpant sur la clarté du ciel leur sombre et triste feuillage, jusqu’au paysage des régions du nord, où le bouleau est le dernier représentant de la végétation forestière du globe.

Tantôt, cheminant le long des crêtes découpées d’une colline, ombragée de pins maritimes, tout à coup, à l’angle d’une sorte de promontoire, l’horizon bleuâtre, apparaissant à travers une éclaircie, rappelle la mer Méditerranée, aperçue du haut d’un des détours de la route de la Corniche ; tantôt, d’un point élevé, la vue embrasse une immense étendue de forêt ; on n’aperçoit que des vallées, des collines, des chaînes toutes verdoyantes se succédant jusqu’aux limites de l’horizon.
La mare des Ligueurs, près de la fontaine Sanguinède. — Dessin de feu Desjobert.
La monotone grandeur de ce spectacle fait penser aux forêts infinies de l’Amérique, décrites par Cooper ; et si, de quelque endroit de cette mer de verdure, s’élève la fumée d’un feu de bûcherons, l’imagination se plaît à la prendre pour l’indice d’un feu allumé par une troupe de Sioux ou de Mohicans. Telle partie réveille dans l’esprit de nos militaires le souvenir de l’Algérie ; ils l’ont surnommée la Petite-Kabylie. L’imagination humaine est ainsi faite : aux impressions présentes elle compare involontairement celles éprouvées antérieurement. L’enfance seule, dépourvue d’expérience, se livre tout entière et sans arrière-pensée à la nouveauté des spectacles, à l’impression du moment ; c’est là ce qui rend les impressions du jeune âge si vives et par suite si durables.

D’autres sites donnent lieu à des rapprochements plus singuliers encore. Tel est, à l’ouest et en dehors du bornage de la forêt, du côté des rochers d’Arbonne, un cône attirant de loin les regards, moins par son élévation que par la blancheur éblouissante de ses sables, qui lui a valu le nom de Petit-Mont-Blanc. Pour peu qu’on soit familiarisé avec la vue des glaciers, on trouvera un rapport de ressemblance entre l’arrangement de ce sable et l’aspect que présente sur les hauteurs des Alpes la neige nouvelle et pulvérulente, qui, sans cesse soulevée et remaniée par Le vent, s’accumule dans les creux, s’étale en talus réguliers, s’allonge en crêtes étroites à biseau tranchant, ou se dresse en parois qui surplombent. Le sommet de ce tertre blanc offre encore d’autres points de comparaison : il se termine par un plateau horizontal de roches de grès compact, plateau tout fendillé, divisé par de nombreuses fissures, ressemblant aux crevasses des glaciers.

Ce phénomène de surfaces horizontales et étendues de roches de grès sillonnées de crevasses se remarque fréquemment ailleurs sur le haut des collines de la forêt. Il me rappelle également par la multiplicité, par la direction, la profondeur variable des fentes, plusieurs plateaux arides, présentant le même phénomène, que j’ai rencontrés dans les Alpes et en Savoie, et, entre autres, dans les hauteurs qui dominent le Nant d’Arpenaz (vallée de Sallanches), et tout le plateau qui, sous le nom de Désert de Platei, s’étend derrière l’aiguille de Varan jusqu’aux versants sur la vallée de Sixt. Mais s’il y a analogie parfaite dans l’aspect du phénomène, ses causes diffèrent autant que la nature des lieux et des roches.


Rochers d’Avon. — Dessin de D. Grenet.

Alpestres encore sont Les nombreux ravins de la forêt, tout couverts de l’ombrage épais des vieux arbres, tout bordés de roches moussues et de blocs énormes entassés les uns au-dessus des autres comme par un effort des Titans. La ressemblance est si frappante qu’on s’étonne de ne pas voir ici un torrent se précipiter en cascade dans ces lits accidentés, si bien disposés pour les recevoir.


Entrée des gorges d’Apremont. — Dessin de D. Grenet.

Les scènes les plus extraordinaires étaient autrefois celles offertes par les Gorges de Franchard et d’Apremont. Cela n’était comparable à rien et jetait l’imagination dans un monde inconnu, étrange, formant le contraste le plus violent avec la nature du sol et des paysages des environs de Paris. On ne peut plus se faire aujourd’hui une idée de ce qu’étaient, surtout dans


Les Gorges d’Apremont. — Dessin de feu Desjobert.

les gorges d’Apremont, ces solitudes désolées où l’œil

n’apercevait de toutes parts à l’horizon qu’une ceinture de blocs de grès, accumulés, étagés les uns au-dessus des autres, enveloppant une plaine de sable ; comme si c’était quelque fond de mer, récemment abandonné par les eaux et où la végétation n’aurait encore pu se développer. Les semis de pins, en étendant sur ces arides déserts un manteau de verdure uniforme, leur ont enlevé leur caractère. À la fin des jours d’été, les soleils couchants y versent toujours la même splendeur, mais la coloration et l’effet s’en amortissent sur le rideau des jeunes bois de pins ; et le peintre chercherait vainement le spectacle de poétique tristesse qu’offrait alors ce site dans son âpre nudité.

Si l’intérêt est toujours tenu en éveil en présence des beautés de la forêt, ici comme dans toutes les grandes scènes de la nature, les conditions du jour et de la lumière contribuent à donner aux mêmes sites les aspects les plus variés. Tel site de la forêt, qui sous un ciel couvert et à une certaine heure du jour n’attirera point les regards d’une manière particulière, prendra un caractère poétique ou mystérieux s’il est coloré par les teintes du soir.

Quand on pense à l’enthousiasme admiratif qu’excitent chez ceux qui la parcourent les beautés agrestes de la forêt de Fontainebleau, il y a lieu de s’étonner que les « chers déserts » de saint Louis, que ces lieux aimés de nos rois, n’aient pas été depuis longtemps célébrés, comme ils le méritent, par nos poëtes. Ce silence est explicable pour toute l’époque antérieure à la fin du dix-huitième siècle, alors que la littérature restait étrangère au sentiment de la nature. Ronsard et les poëtes de la pléiade, épris des écrits des anciens, n’étaient pas gens à ne voir dans une forêt que la forêt elle-même ; ils y transportaient tout le cortége mythologique des nymphes, des faunes et des satyres. Malherbe, rimant à Fontainebleau un sonnet sur l’absence d’une Iris en l’air, dit à la forêt : Quels que soient vos charmes,

      …Vous n’avez point Caliste,
Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas.

J. J. Rousseau, qui aurait pu en décrire avec un sentiment vrai les sévères beautés, ne vint à Fontainebleau que pour assister à la représentation de son opéra du Devin du Village devant le roi et la cour ; et, au lieu d’aller promener sa sauvagerie dans la forêt, il s’esquiva au plus vite, déclinant l’honneur d’être présenté à Louis XV et la faveur d’en recevoir une pension. Il devait passer les derniers temps de sa vie, et il mourut à Ermenonville, au milieu d’une nature de paysage semblable, mais d’un aspect moins grandiose. — De son côté Chateaubriand, qui visita la forêt dans sa jeunesse, en parle comme s’il ne l’avait jamais vue :

Oh ! que ne puis-je, heureux, passer ma vie entière
Ici, loin des humains ! au bord des frais ruisseaux.

Les frais ruisseaux sont justement la seule chose dont on regrette l’absence. Le sol de la forêt, formé de sable, est perméable à l’eau de pluie. C’est en vain que du sommet des collines qui se succèdent on descend dans les vallées ; nulle part on ne voit filtrer la moindre source : quelques mares seulement, disséminées çà et là, proviennent de l’eau de pluie réunie dans la dépression d’un plateau ou le creux d’un rocher. L’absence des oiseaux est la conséquence de cette aridité et elle ajoute à l’impression de solitude de la forêt, dont le calme et le silence ne sont point interrompus par leurs chants joyeux.

La sécheresse du sol, contenant quatre-vingt-dix-huit pour cent de sable, est un des plus grands obstacles à vaincre pour les peuplements forestiers. Il a fallu, et on reconnaît qu’il faudra encore bien des efforts pour amener l’ensemble de la forêt à un bon régime d’exploitation régulière.

Il semble qu’on devrait être fixé depuis longtemps sur le meilleur régime à appliquer à une forêt pour en obtenir les meilleurs produits ; mais il paraît qu’il y a à cet égard à peu près les mêmes incertitudes que dans les discussions relatives au gouvernement des hommes.

La forêt de Fontainebleau est dans des conditions particulières qui rendent la solution plus difficile. Outre l’aridité provenant de la nature de son sol, son affectation aux chasses des souverains et l’abondance du gibier, qui, trouvant peu d’herbe, s’attaque au jeune bois et cause de grands ravages ; enfin une sorte d’obligation de conserver, malgré leur état de dépérissement, quelques-unes des vieilles futaies à cause de leur beauté pittoresque, sont autant de circonstances qui compliquent le problème. Sans doute ces vieilles futaies, qui sont la gloire de la forêt de Fontainebleau, sorte de musée réservé, non-seulement à l’admiration des touristes, mais encore aux études des peintres, ne peuvent être que des objets de dédain pour les praticiens s’occupant exclusivement d’exploitation forestière ; ils ne peuvent voir dans ces réserves qu’un luxe dérisoire et une perte de revenu : cependant, comme, après tout, ces massifs n’occupent que des cantons relativement peu étendus de la forêt, la liste civile, en France, est assez richement dotée pour payer cette gloire et se priver de la portion restreinte de revenu qu’ils pourraient fournir. C’est à ce titre que l’on a pu justement reprocher à l’administration de Louis-Philippe d’avoir fait abattre plusieurs admirables futaies ; et bien qu’il soit résulté de l’enquête faite sur la gestion des forêts de la liste civile pendant son règne, qu’il y avait été fait des travaux d’amélioration pour une somme de plus de quatre millions, cependant pour ce qui regarde la forêt de Fontainebleau, les regrets de la perte des magnifiques futaies de la Mare-aux-Évées, des Érables et du Déluge, etc., n’en persistent pas moins, et ils sont irréparables.

Au milieu du dix-septième siècle, selon le rapport de M. Barillon d’Amoncourt, sur près de dix-sept mille hectares il n’y en avait que six mille sept cent quarante de boisés, dont cinq mille en vieille futaie et arbres épars et mille sept cent quarante en taillis de vingt-cinq ans et au-dessus ; le reste était couvert de bruyères et de rochers stériles. En 1716 on fit des plantations de chênes sur une très-grande étendue.

Les essais de repeuplement devaient rencontrer encore bien des mécomptes. Par suite du dépérissement des arbres, on fut amené à exploiter en taillis des portions de bois destinées d’abord à devenir des futaies pleines. « Le mal ne se borna pas là, dit un écrivain compétent, car le sol, périodiquement découvert par les coupes, se stérilisa peu à peu, devint de moins en moins propre à la végétation du chêne ; des vides se formèrent de plus en plus grands, et la forêt fut sur le point d’être ramenée à l’état d’où on l’avait tirée au prix de grands sacrifices. »

C’est alors qu’on eut l’idée d’y introduire du pin et d’en repeupler tous les vides et clairières. Les arbres résineux sont de toutes les essences forestières les moins difficiles sur la nature du sol ; il semble qu’ils demandent à la terre moins de la nourriture qu’un point d’appui. Déjà, au milieu du dix-septième siècle, on avait essayé de naturaliser dans la forêt le pin maritime, mais on a reconnu, après plusieurs tentatives, qu’il n’y réussit pas aussi bien que le pin sylvestre. Ce dernier fut introduit par Lemonnier, médecin de Marie-Antoinette, qui fit venir du Nord des plantes et des graines, et les sema sur le rocher d’Avon, près et au sud-est de Fontainebleau.

Sous Louis-Philippe, des semis furent faits sur une très-grande échelle. Aujourd’hui plus de cinq mille hectares de pins, âgés de quinze à trente ans, sont disséminés sur tous les points ; tantôt mêlés aux autres essences forestières, tantôt couvrant seuls de vastes espaces, comme cela a lieu aux gorges d’Apremont, du Houx, etc… C’est le pin sylvestre qui forme la majeure partie de ces repeuplements. On considère les aiguilles qui se détachent et tombent chaque année des branches des pins comme un moyen d’amendement du sol qui le prépare à recevoir des essences supérieures.


Le Long-Rocher. — Dessin de D. Grenet.

Après avoir reconnu les fâcheux effets du régime d’exploitation en taillis, qui stérilise un sol naturellement aussi sec, il paraît qu’on en revient à l’idée de ramener en partie la forêt à l’état de futaie pleine.

« Les quarante mille mètres cubes que produit aujourd’hui la forêt, qui, sur pied, se vendent peut-être quatre cent mille francs, représentant, dit l’auteur que j’ai cité plus haut, au moins un million sur le marché parisien, c’est donc une somme de six cent mille francs qui restent entre les mains du monde de marchands et d’ouvriers qui contribuent d’une façon quelconque à mettre le bois à la portée du consommateur. La conversion en futaie de la forêt de Fontainebleau, en doublant la production en matière, fera donc plus que doubler ou tripler le revenu du propriétaire. » Pour préparer ces nouvelles conditions d’aménagement, de vastes cantons de la forêt, destinés à être replantés ou à recevoir des semis, viennent d’être récemment enclos et fermés de treillages très-serrés, de manière à les mettre à l’abri des bêtes fauves et à empêcher même le passage des petits animaux rongeurs.

On comptait, il y a quelques années, jusqu’à deux mille cerfs ou biches ; le nombre en a diminué. Quant aux sangliers, ils avaient beaucoup diminué sous l’Empire, parce que c’était la chasse favorite de Napoléon. Depuis ils avaient complétement disparu, mais voilà que depuis deux ans ils se sont de nouveau répandus et multipliés dans la forêt de Fontainebleau. On sait quelle est la fécondité de ces animaux. La femelle a deux portées par an ; et une seule portée peut produire jusqu’à douze petits. Aussi les populations limitrophes, et particulièrement celles des parages d’Ury, d’Arbonne, d’Achères… se plaignent-elles des ravages opérés par les sangliers, qui viennent chaque nuit fouiller leurs champs ensemencés. On a songé à se débarrasser de ces hôtes incommodes. Au mois de janvier dernier M. Aguado, ayant monté un équipage pour cette chasse, est venu deux fois courre le sanglier. Il a pu en tuer deux ou trois ; mais ses chiens, qu’il avait fait venir d’Angleterre, ont pris plusieurs fois le change sur des cerfs. Vers la même époque on a fait une grande battue à laquelle participaient une centaine de paysans des environs, diversement armés. Cette battue, probablement tumultueuse, est restée sans succès : chasseurs et sangliers se sont aperçus plusieurs fois et en ont été quittes pour les émotions qu’ils se causaient mutuellement, sans se faire autrement mal. L’administration a dû enfin aviser à des moyens plus efficaces de détruire ces animaux nuisibles, non-seulement à cause des dégâts qu’ils commettent, mais parce qu’ils compromettraient, en se propageant, la sécurité des touristes, aujourd’hui si nombreux, qui parcourent journellement la forêt de Fontainebleau dans tous les sens. Quelques opérations récentes de panneautage (voir plus bas) ont déjà produit des résultats. Un moyen plus simple et plus sûr ne serait-il pas d’autoriser les gardes à tirer les sangliers et de fixer une prime pour chaque bête abattue ?


Montigny-sur-Loing. — Dessin de D. Grenet.

Aucune réclamation ne fut élevée sous l’Empire par les propriétaires riverains ; mais, sous la Restauration, ils obtinrent des tribunaux une condamnation de la liste civile à leur payer une indemnité. Cette indemnité, augmentée d’année en année, montait, en 1830, à plus de soixante mille francs. Depuis, pour se mettre à l’abri des réclamations et pour empêcher les cerfs et les biches d’aller hors de la forêt au gagnage dans la plaine, on se décida à entreillager, à grands frais, tout le pourtour de la forêt. Puis ayant reconnu l’insuffisance de ce moyen, parce que les animaux sortaient la nuit par les ouvertures libres des routes, on avait commencé à supprimer sur certains points ces entreillagements de clôture ; mais on les a rétablis de nouveau.

On détruit les biches, quand il y en a un trop grand nombre ; pour cela on procède au panneautage. Cela consiste à entourer complétement, çà et là, de hauts filets des portions de bois où l’on sait que ces animaux sont remisés. Les chasseurs et les traqueurs entrent dans cette enceinte fermée et s’avancent vers l’autre extrémité en refoulant le gibier devant eux. Les biches et les faons viennent, en fuyant, buter fortement contre les filets formant poches par le bas ; ils tombent dedans, entraînant dans leur chute les piquets qui servent de supports aux toiles ; et on les prend vivants, ou on les assomme. — Un matin, dans une de ces battues, près de la Malmontagne, je vis un cerf venir heurter le filet ; l’ayant aperçu à temps, il retourna en arrière ; puis, de nouveau ramené par les chasseurs, il prit son élan, franchit les filets malgré leur hauteur, et se perdit dans le rocher des Princes.

Si la forêt de Fontainebleau n’était soumise qu’aux conditions ordinaires de l’exploitation forestière, elle ne serait exposée qu’à la perte périodique de ses belles futaies ; perte regrettable, sans doute, mais qui laisserait intacts les aspects remarquables et les singularités de son sol accidenté. Elle a de plus à subir les déplorables dévastations résultant de l’exploitation de ses grès. C’est ainsi que, par une fatalité qui se reproduit souvent


Sentier descendant dans la Gorge-aux-Loups. — Dessin de D. Grenet.

dans les choses de ce monde, les rochers de grès qui,

par leurs masses, leur entassement, contribuent à lui donner une physionomie de paysage grandiose, deviennent, par les matériaux utiles qu’ils fournissent, une cause de destruction et de ruine. Les traces de ces ruines sont éparses sur presque toutes les chaînes de collines de la forêt. Jusque dans le voisinage de la ville de Fontainebleau, où habitent un grand nombre de carriers, les yeux sont attristés par des excavations profondes, par des amas considérables de débris plus ou moins gros ou d’écales résultant de la taille des pavés, par des tranchées et les laideurs de carrières abandonnées au milieu des scènes les plus pittoresques.

Dans le principe, l’exploitation du grès s’exerçait suivant le caprice des entrepreneurs, qui s’établissaient dans les localités qu’ils trouvaient à leur convenance ; s’attaquant aux amas de roches les plus faciles à travailler ; ébauchant çà et là un commencement d’exploitation, bientôt abandonnée pour être transportée plus loin ; débitant les parties rocheuses superficielles et délaissant les parties plus profondes et qui exigeaient un travail plus pénible. Si l’intérêt du pittoresque seul eût été compromis par ces dégâts, l’exercice de ce régime de liberté n’eût probablement point été troublé (comme le prouve la dévastation récente de la gorge du Houx, une des vallées les plus accidentées et les plus pittoresques de la forêt, située à peu de distance de la ville et en partie abandonnée, malgré les réclamations de la presse, aux carriers qui l’exploitent en ce moment) ; mais les dommages compromettant les intérêts forestiers et pouvant devenir une cause d’incommodité pour la Vénerie, l’administration dut songer à réglementer les concessions.


La mare aux Corneilles (Croix de Souvray). — Dessin de D. Grenet.

La prodigieuse consommation de pavés que nécessite l’entretien des rues de Paris, consommation à laquelle l’annexion de la banlieue a donné un développement plus considérable encore, est une cause permanente de dommages irréparables pour la forêt de Fontainebleau. La proximité et la facilité de transport par la Seine font qu’elle est destinée à être (avec la vallée de l’Yvette près d’Orsay et de Longjumeau) un des principaux foyers d’alimentation de ce produit pour les inépuisables besoins de la grande cité, malgré la rivalité de la Belgique, dont les pavés, nonobstant des distances plus grandes à franchir, « font, sur le marché de la capitale, une concurrence assez sérieuse à ceux de Fontainebleau pour en avoir fait tomber le prix de deux cent cinquante francs le mille à cent quatre-vingts francs. » Plusieurs circonstances ont pu faire penser un moment que l’emploi du grès pour le pavage de Paris deviendrait de plus en plus limité. On peut lui reprocher sa sonorité bruyante sous le choc et le roulement des roues des chars et des voitures. D’un autre côté, l’importance politique qu’il avait acquise dans les émeutes et les batailles des rues l’avait mis en défaveur auprès de l’autorité. Il fut remplacé sur les boulevards et sur les grandes voies de communication par le macadam. La ville de Paris fit en outre de nombreux essais pour substituer d’autres modes de pavage, au moyen du bois, de l’asphalte… mais le payé resta triomphant de toutes les concurrences. L’exploitation de grès de Fontainebleau devant continuer de manière à alimenter une consommation considérable, il en résulte malheureusement que la DESTRUCTION COMPLÈTE ET DÉFINITIVE DES ROCHERS, qui donnent à la forêt son caractère pittoresque si étrange, n’est plus qu’une affaire de temps. Les dévastations n’en ont déjà que trop envahi les belles parties.

En général, les administrations forestières se montrent peu soucieuses de ce qui constitue simplement la beauté pittoresque. C’est là une question secondaire, nécessairement primée pour elles par la question de bonne exploitation. Elle se complique ici, il faut aussi le reconnaître, par le juste intérêt qu’inspire toute une classe nombreuse de travailleurs, celle des carriers, subsistant d’un travail pénible. Si les cantons pittoresques de la forêt de Fontainebleau contenaient seuls le grès propre à l’exploitation, nul doute qu’il ne fallût se résigner à en faire le sacrifice et à les abandonner aux carriers. Mais, non-seulement il existe des cantons, dépourvus d’intérêt, riches en grès de bonne qualité, et jusqu’ici inexploités, mais encore, parmi les belles collines rocheuses qui ont été déjà ravagées, puis abandonnées par les carriers, pour aller ailleurs attaquer des grès plus superficiels, il en reste de grandes provisions auxquelles on reviendra forcément un jour, quand les autres chaînes auront été dévastées successivement.

N’y avait-il pas moyen, tout en assurant le travail des carriers, de sauvegarder d’admirables paysages qui n’existent plus aujourd’hui ? Malheureusement, nous l’avons dit, le côté esthétique de la question touchait peu l’administration et n’était point pour elle une raison suffisante de défendre la pauvre forêt, sans cesse menacée dans ses vieilles futaies et dans ses roches. Mais elle a depuis bien des années un défenseur dévoué et vigilant, qui, dans la limite de ses efforts isolés, n’a cessé de lutter pour obtenir qu’elle fût mise à l’abri des outrages.

On ne peut pas s’occuper de la forêt de Fontainebleau sans être amené à parler, en effet, d’un personnage dont l’existence est si intimement liée à la sienne, qu’on l’a surnommé l’amant de la forêt. Sa vie, sa passion, sont si étranges, qu’elles en font presque un personnage légendaire en plein dix-neuvième siècle. S’il eût vécu dans l’antiquité, il serait passé à l’état de mythe. « Sylvain, que l’on croit mort depuis deux mille ans, existe, dit Théophile Gautier, et nous l’avons retrouvé ; il s’appelle Denecourt. » Le moderne Sylvain de Fontainebleau a pris à tâche de faire connaître et de rendre accessibles aux promeneurs les sites pittoresques de la forêt. C’est en 1842 qu’il entreprenait cette œuvre, dont il a fait le but unique de sa vie ; il y a consacré une grande partie de la modeste fortune qu’il avait acquise, après avoir quitté le service militaire ; il l’a poursuivie avec une constance qui ne s’est pas démentie, et aujourd’hui, malgré une vieillesse avancée, il s’y dévoue avec un zèle et une activité qu’aucun obstacle n’arrête. Il a tracé dans la forêt environ cent cinquante kilomètres de sentiers. Les fourrés, avant lui impénétrables, ont révélé les beautés de leurs mystérieuses retraites ; les promenades qu’il a créées et décrites sont le charme d’une foule de touristes, qu’elles attirent chaque année à Fontainebleau. Elles n’ont pas seulement mis à même de parcourir facilement les beaux sites de la forêt, elles en font connaître les détails les plus curieux : les rochers imposants par leur masse ou de forme bizarre ; les arbres isolés remarquables par leur âge, par leur force et leur élévation.

Avant que M. Denecour eût signalé à l’attention et compris dans sa nomenclature ces géants séculaires, quelques-uns étaient déjà célèbres : entre autres, le Charlemagne, situé dans une petite vallée ombreuse de la chaîne du Mont-Ussy, bien connue des paysagistes, qui viennent y étudier ce chêne vénérable, mutilé il y a quelques années par la foudre. — Le Bouquet du Roi, situé dans la Tillaie, le chêne le plus célèbre de la forêt, non par son âge et ses dimensions, mais par la régularité de son tronc droit et élancé, a été deux fois de suite brisé par les orages ; une inscription indique aux touristes, attirés par son renom traditionnel, la place qu’occupait cette royauté disparue. D’autres royautés de la forêt, celles du Bouquet de la Reine, de la Reine Blanche, ont également disparu ; leur mémoire même a péri. Mais l’administration, reprenant pour son compte la tradition de ces noms de fantaisie, a fait isoler deux chênes magnifiques, le Briarée, dans le Bas-Bréau et le Superbe, dans le Gros-Fouteau et les a consacrés sous les noms de Bouquet de l’Empereur et de Bouquet de l’Impératrice. Un autre chêne magnifique de la futaie de la Vente-des-Charmes, déjà consacré sous le nom de Jupiter, est devenu le Bouquet du Prince Impérial.


Thomery. — Dessin de D. Grenet.

Il y a quelques années, un précédent inspecteur de la forêt, poussé par un beau zèle, voulut tracer aussi une promenade d’agrément. Il ouvrit à travers Les futaies du Gros-Fouteau et de la Tillaie, une route de calèche d’une vingtaine de kilomètres de développement, qu’il décora du nom de Promenade du prince Impérial. Mais il eut la malencontreuse idée de tracer cette route de telle sorte, qu’elle revient continuellement sur elle-même en replis tortueux. Cette promenade, dans laquelle on chemine sans avancer, n’a plu ni à la cour à qui on en avait réservé l’inauguration, ni à la ville. Elle ne sert qu’à donner de la tablature aux promeneurs mal avisés qui s’y engagent par mégarde.

Vers la même époque l’administration confisqua, en le faisant enclore, tout le canton des Monts-Aigus, la partie la plus belle et la plus pittoresque de la forêt, et qui, située à proximité de la ville, était la promenade favorite des habitants. Cette clôture est d’autant plus fâcheuse que ce canton, réuni au Parquet-du-Tiré, également clos, et qui a été agrandi lui-même, prolonge au loin le territoire de la forêt interdit, qui enserre de ce côté, à l’ouest, la ville de Fontainebleau, déjà enfermée au sud et à l’est par les bâtiments du château et par le parc. Pour que cet empiétement sur les promenades aimées du public fût moins pénible, on accorda la première année trois jours par semaine pour visiter les Monts-Aigus ; la seconde année les visiteurs ne furent plus admis que deux fois par semaine ; l’année suivante la faveur se réduisit à un seul jour. Maintenant on n’y est plus admis du tout ; conclusion qui pouvait se prévoir dès l’exorde !

Quels que soient les pertes qu’elle ait faites et les dommages qu’elle ait subis, malgré la disparition de plusieurs belles futaies, malgré les dévastations de ses roches, la forêt de Fontainebleau reste encore un paysage des plus riches en scènes pittoresques et d’un caractère singulier ; c’est une des beautés naturelles de la France. Le plus grand nombre des touristes étrangers ou nationaux, n’en prennent qu’une idée incomplète, s’ils se contentent, comme ils le font d’ordinaire, de la parcourir en voiture. Leurs cochers les mènent aux endroits consacrés par une admiration banale ; tels que la Fontaine du Mont-Chauvet, le Rocher des Deux-Sœurs, ou la Roche qui pleure (près Franchard), ainsi nommée à cause de l’eau qui, d’une mare supérieure, suinte à travers les fissures du grès. Cette grotte, située dans un paysage aride et sauvage, et intéressante autrefois, est aujourd’hui salie de milliers de noms ; tout autour le sol, sans cesse piétiné, est réduit en poussière. Ce n’est plus qu’une mystification éternisée par la routine et la patience badaude des visiteurs.

La forêt de Fontainebleau a ses mystères ; ils ne se révèlent qu’à ceux qui ont le loisir et le goût de vivre dans son intimité. Au premier rang des initiés il faut compter les paysagistes, qui ne cessent d’y chercher des sujets d’étude. Plus particulièrement établis à deux de ses extrémités, aux villages de Barbison et de Marlotte, ils passent la belle saison à étudier et à peindre, les uns dans la futaie du Bas-Bréau, et dans les Gorges d’Apremont, les autres dans la Gorge-aux-Loups, sites admirables qu’ils ont pour ainsi dire acquis par prescription comme leurs domaines privés.

Le village de Barbison, situé sur la lisière de la forêt, et d’aspect assez triste, comme sont tant de villages en France, est, à cause de son isolement et du voisinage de la majestueuse futaie du Bas-Bréau, le séjour favori d’une colonie de peintres paysagistes. Quelques-uns, comme MM. Théodore Rousseau, Millet, Ziem… y ont leur maison d’habitation. Mais la plupart des paysagistes, qui viennent seulement y passer une saison, se logent à l’Hôtel des Artistes ou Hôtel Luniot-Gane, de haute et déjà ancienne renommée ; et les simples touristes ne marquent pas de diriger une fois de ce côté leurs excursions. Chaque peintre a laissé dans cette maison aimée des traces artistiques de son passage. Les salles, les portes, les armoires, les cheminées, sont couvertes de peintures, de paysages, d’animaux, de scènes diverses. Decamps y a peint une tête de Turc ; Jérôme, des Théories antiques se déroulant sur le bandeau d’une cheminée ; Diaz y a semé des bouquets de fleurs, etc… Toutes les écoles, tous les systèmes sont là en présence, juxtaposés dans leur libre opposition, qui n’est plus ici de l’antagonisme et de la lutte, mais une riante fraternité.


Futaie du Bas-Bréau près de Barbison. — Dessin de D. Grenet.

À quelque distance de Barbison, on va visiter le château de Fleury, qui fut la propriété du cardinal de Richelieu. Un peu plus loin est le parc de Courances, appartenant à la famille de Nicolaï et laissé, depuis 1830, dans un état d’abandon. Ses arbres magnifiques, tout enveloppés de lierre, sont pour les peintres de précieux motifs d’études. Toute une population de corbeaux a établi son domicile aux sommets de ces vieux arbres. On en fait la chasse tous les ans vers le 15 mai, lorsque les petits commencent à prendre leur vol.

Dans une direction opposée, les touristes, après avoir exploré la chaîne du Long-Rocher, peuvent descendre, dans le voisinage, au village de Montigny (voy. p. 28), situé sur la rivière du Loing, et regagner de là rapidement Fontainebleau par le chemin de fer. Si l’on suit vers l’est les sinuosités du Loing, on arrive à Moret, ville que ses monuments du moyen âge recommandent encore à la curiosité. Enfin, au-dessous et à cinq kilomètres de Moret, les eaux confondues du Loing et de la Seine passent au pied de Thomery, riche et élégant village, si connu des gourmets. Il est formé de jardins étagés les uns au-dessus des autres ; ses murs, ses maisons, ses rues sont des treilles, et la culture du chasselas dit de Fontainebleau lui rapporte annuellement près d’un million et demi.

Du Pays.


  1. Suite et fin. — Voy. page 1.
  2. Ces grès marins supérieurs appartiennent aux couches du miocène inférieur de quelques géologues français, ou éocène supérieur du géologue anglais Lyell.