Le château et la forêt de Fontainebleau/01


LE TOUR DU MONDE
NOUVEAU JOURNAL DES VOYAGES.




Cour de la Fontaine et étang des Carpes (voy. p. 4). — Dessin de E. Thérond d’après nature.


LE CHÂTEAU ET LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU,


PAR M. DU PAYS.


1887. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur



LE CHÂTEAU.


Origines de cette résidence. — Son aspect. — Son passé et ses souvenirs.

Parmi tous les goûts nouveaux que la civilisation et l’aisance ont développés dans la population parisienne, celui de la villégiature a pris une telle extension qu’il embrasse de jour en jour une zone plus étendue. Les magnificences, les merveilles, les plaisirs de Paris ne peuvent, malgré leur attrait et leur variété, étouffer chez ceux qui y passent leur vie cette nostalgie de la campagne que le retour du printemps et de la verdure ramène tous les ans. Aussi, tandis que la classe aisée s’installe pour la belle saison dans ses résidences champêtres, châteaux, villas, maisonnettes, erre dans ses parcs ou se promène dans les allées de modestes jardinets, la classe laborieuse, les pauvres sédentaires de la semaine, s’échappent en foule les dimanches, pour aller respirer l’air des champs et voir d’autres spectacles que ceux des boulevards, des rues, des maisons, des cafés et des boutiques. Les deux promenoirs qu’offrent aux portes de la ville les bois de Boulogne et de Vincennes, avec leurs lacs et leurs ruisseaux artificiels, sont une première satisfaction accordée à ce besoin.

Pour peu qu’on s’éloigne, — et les chemins de fer permettent de le faire en quelques instants dans toutes les directions, on a à choix les paysages les plus variés. Ce sont les bords fleuris (selon Mme Deshouillières) qu’arrose la Seine : Saint-Cloud, Asnières, Argenteuil, Chatou, Saint-Germain, Maisons ; ce sont Meudon, Bellevue, Versailles, Enghien, Montmorency, etc… toute cette riche ceinture de sites intéressants, comme aucune autre capitale n’en possède.

Toutefois il semble que ce ne soit là encore qu’une suite de riants faubourgs de la grande cité : les villages par leurs accroissements successifs se rapprochent et se soudent ; les maisons de campagne avec leurs clôtures confinent à d’autres maisons de campagne ; les murs mitoyens se joignent aux murs mitoyens ; les champs sont occupés par les cultures. En dehors des routes tracées, quel moyen de s’aventurer au gré de son caprice sans s’exposer aux réclamations d’un propriétaire !

Si, ne pouvant entreprendre de lointains voyages, vous éprouvez cependant parfois un certain besoin de solitude et de libre circulation ; si vous désirez vous reposer momentanément de l’agitation fiévreuse de Paris, fuir la cohue des gens affairés et effarés, et, sans être misanthrope, oublier un peu ces millions de visages, qui fatiguent incessamment les regards et ne rappellent guère l’idée qu’ils aient été faits à l’image de Dieu, ce n’est pas dans la campagne du voisinage de Paris que vous trouverez suffisamment l’espace, la solitude et le recueillement. Abandonnez à ceux qui s’y complaisent les illusions champêtres, le charme banal de ces paysages sans caractère. Allez un peu plus loin seulement ; allez à Fontainebleau, et là vous serez tout à coup transporté au milieu d’une nature agreste et sauvage, d’un aspect tout à fait nouveau ; au milieu de vieilles futaies d’un âge inconnu ailleurs, de déserts sablonneux, de rochers aux formes étranges et offrant un chaos de ruines amoncelées, comme les épaves des dernières révolutions du globe ; paysage singulier, varié, et ayant une physionomie propre, qui ne permet de le confondre avec aucun autre !

Fontainebleau possède un château royal célèbre, comme en possèdent Versailles, Saint-Cloud, Compiègne, Rambouillet ; mais c’est surtout le caractère exceptionnel de sa forêt qui fait de ce point extrême de la zone de paysages visités autour de Paris une localité si renommée et d’un intérêt si saisissant.

Il ne faut qu’une heure et demie ou deux heures pour se rendre, par le chemin de fer, de Paris à Fontainebleau. On s’arrête successivement aux stations de Charenton, de Maisons-Alfort, de Villeneuve-Saint-Georges, de Montgeron et de Brunoy, divisés en nombreuses villas, rapprochées comme les cases d’un damier ; de Combs-la-ville, de Lieusaint, situé à l’extrémité S. E. de la forêt de Sénart ; de Cesson, puis à la gare de Melun, l’ancienne capitale du Gâtinais, ville nommée dans les commentaires de César, et dont les annales à travers le moyen âge, suivant la loi fatale des choses humaines, rappellent de nombreux désastres, des assauts, un siége longuement soutenu avec patriotisme contre les Anglais, puis un autre souvenir, qui, bien que pacifique, domine sur ce fond commun de misères, celui d’Abailard, ouvrant, en 1102, une école publique, où il posait les fondements de sa doctrine, destinée à avoir bientôt un si grand retentissement. Si l’agréable situation de la ville, dont une partie s’élève en amphithéâtre sur le bord de la Seine, et ses deux monuments historiques, les églises de Saint-Aspais et de Notre-Dame-en-l’Île, n’offrent point un attrait suffisant à la curiosité des visiteurs, il en est autrement du château de Vaux (aujourd’hui Vaux-Praslin), situé à quelques kilomètres au N. E. de Melun, et bâti par l’architecte Levau pour le surintendant des finances Fouquet, qui dépensa dans cette somptueuse résidence plus de dix-huit millions (d’aujourd’hui), fruits de ses exactions et de ses rapines. On sait quelle fête magnifique il y donna à Louis XIV, auquel il avait récemment offert en pur don un million, et qu’il éblouit d’un faste insolent, que celui-ci ne pouvait égaler encore. C’est peu de temps après cette fête que Fouquet fut arrêté et jeté en prison par ordre du roi, punissant à la fois un ministre coupable d’effroyables dilapidations de la fortune publique, et un rival qui avait osé lever les yeux sur Mlle de la Vallière.

Au delà de Bois-le-Roi, l’avant dernière station, la voie ferrée s’engage à travers une extrémité de la forêt de Fontainebleau.

Le convoi s’arrête dans la gare de Fontainebleau, un peu avant le remarquable viaduc courbe de Changis, dont les trente arches de dix mètres d’ouverture et hautes de vingt mètres, franchissent d’une manière pittoresque la vallée.

De la gare on n’aperçoit ni le château, ni la ville, à l’entrée de laquelle on arrive par une belle avenue de platanes. L’éloignement de la gare du centre de la ville est pour les habitants et les visiteurs, qui affluent à Fontainebleau dans la belle saison, un inconvénient fâcheux qu’il eût été facile d’éviter. À la descente des trains du chemin de fer les voyageurs trouvent les omnibus des différents hôtels, qui tous s’annoncent (quelques-uns avec une complaisance un peu contestable) comme situés près du château. Du reste, ces omnibus traversant la ville dans sa longueur, les déposeront, s’ils Le désirent, sur la place de Ferrare, aujourd’hui place Solferino, devant la grille de la cour d’Honneur et de l’entrée principale.

Rien de particulier à dire de la ville de Fontainebleau, qui, dans une certaine mesure, participe au mouvement de la civilisation moderne, cherche à s’embellir, reconstruit ses édifices publics, change les dénominations de ses rues et de ses places, les remplace par d’autres à l’ordre du jour, et supprime les anciennes qui sont trop gauloises ; elle a une de ses places décorée d’une statue, celle du général Damesme, mort en 1848 ; une autre, devant la Sous-Préfecture, ornée d’une fontaine, surmontée d’un buste du peintre Decamps ; elle entretient, elle aussi, sur une autre place encore, un square planté d’arbustes exotiques ; elle fait des emprunts, comme tant d’autres villes en France, et, toute endettée qu’elle soit, elle aurait encore bien des dépenses à faire pour des améliorations utiles, dépenses que lui interdit la modicité de son budget. Les rues étant larges et les maisons n’ayant la plupart qu’un étage, la ville est ouverte à l’air et à la lumière. Isolée par la forêt qui la couvre d’un côté et par le château qui la couvre de l’autre, elle n’a qu’un commerce de consommation et point d’industrie, si ce n’est la fabrication de quelques petits articles de tabletterie en bois de genevrier. Une certaine partie des habitants est occupée à l’exploitation des grès. Pour beaucoup de personnes elle est un lieu de retraite, une dernière étape paisible et silencieuse entre la vie active et le repos éternel. Les séjours de la Cour et les visites des touristes lui communiquent seuls un peu d’animation.

Quoique Fontainebleau ne soit rien moins que le séjour des Naïades, — elles y abondent si peu que la ville a dû justement contracter un emprunt pour faire venir les eaux de la Seine, — le nom de ce pays proviendrait, suivant une étymologie longtemps accréditée, d’une source aujourd’hui à moitié perdue, située dans un jardin réservé du château. Ce nom est écrit dans les anciennes chartes : Fons Blialdi, Bliaudi, Bleaudi, Blaudi. La forme fons Blialdi est la plus ancienne et paraît être, suivant les recherches du dernier historien de Fontainebleau, M. Champollion Figeac, la forme primitive. Blialdus est un mot de basse latinité qui signifie : manteau, vêtement ; dans quelques provinces, on dit encore une blaude, un bliaud. Quant à savoir pourquoi cette fontaine aurait été appelée fontaine du manteau, il n’y a pas d’inconvénient à en rester jusqu’à plus amples informations au « quare, pourquoi » de Sganarelle. Quoi qu’il en soit, fons Blialdi est devenu en français : fontaine Bliaut, Bléaud, Blaaut. De beaux esprits ont transformé cela plus tard en Fontaine-belle-eau. Henri IV date un billet à Gabrielle d’Estrées : « De nos délicieux déserts de Fontaine-belle-eau. » Seulement, comme les traditions se perdent, ce n’était plus à l’ancienne source, mais à une nouvelle fontaine, élevée dans la cour qui porte encore aujourd’hui le nom de Cour de la Fontaine, qu’on avait fini par reporter, à cause de la beauté de sa décoration, l’origine du nom donné au château et par suite à la ville. — Tel est le dernier mot de l’érudition étymologique sur ce sujet, assez embrouillé comme on voit. Quant au lévrier favori de saint Louis, nommé Bléau, qui aurait découvert la source, il est allé définitivement rejoindre la meute légendaire du Grand-Veneur.

Les royautés de nos jours ne traînent plus après elles, comme celles d’autrefois, toute une suite de noblesse de cour. Elles ont une liste civile ; c’est-à-dire un revenu fixe, qui, bien que largement voté par les parlements, ne permet plus de faire d’aussi somptueuses folies qu’au temps des anciennes monarchies. Elles ne bâtissent plus de palais des mille et une nuits ; elles sont même tellement embarrassées de ceux que ces anciennes monarchies leur ont légués, qu’elles en transforment quelques-uns en musées, comme Versailles et Saint-Germain, passés depuis longtemps, par le non-usage, à l’état de simples curiosités.

Le palais de Fontainebleau, quoique le souverain y séjourne passagèrement chaque année, est aussi un grand corps dont la vie s’est retirée ; une sorte d’annexe géographique du musée des Souverains qui est au musée du Louvre. Pour rendre l’animation à cette grande machine, il faudrait tout un peuple de valets, de hallebardiers, de pages, de seigneurs, de nobles dames, tout un luxe de riches vêtements aux couleurs éclatantes, toute la somptuosité futile du passé courtisanesque qui a disparu avec le dix-huitième siècle.

Ce palais, dont les merveilles sont toutes à l’intérieur, est une agglomération de plusieurs châteaux groupés autour d’autant de cours et composés de bâtiments de différents âges, d’aspects irréguliers et imposants seulement par leur étendue. La partie la plus ancienne et la plus curieuse est celle des bâtiments qui entourent la cour Ovale. Par cela même que cette cour est la plus ancienne partie du château, elle se trouve aujourd’hui au centre des bâtiments qui ont été successivement ajoutés, et on n’y arrive plus directement.

L’entrée principale du château est par la cour d’Honneur désignée longtemps sous le nom de cour du Cheval blanc, à cause d’un cheval en plâtre placé au milieu, et qui avait été moulé pour Catherine de Médicis d’après celui de la statue de Marc-Aurèle sur la place du Capitole à Rome. On l’appelle la cour des Adieux depuis qu’elle a été consacrée par une grande scène de l’histoire de ce siècle, celle des adieux de Napoléon à ses soldats, au moment de partir pour l’exil de l’île d’Elbe. Il s’arrêta un instant au haut de l’escalier du Fer à cheval (qu’on remarque, dans notre gravure, p. 5, au pavillon central au fond de la cour) ; il descendit les degrés, et, maîtrisant son émotion, il adressa une dernière allocution à sa vieille garde, embrassa le général Petit, qui la commandait, et l’aigle, et se précipita dans la voiture où le général Bertrand l’attendait. Tout le monde connaît, au moins par la gravure, la peinture si vraie, si exacte, qu’a faite de cette scène Horace Vernet.

La cour des Adieux, la plus vaste des cours du château, a cent cinquante-deux mètres de longueur et cent douze de largeur. Elle était d’abord entourée de bâtiments sur quatre côtés ; Napoléon fit remplacer par une grille, en 1810, le côté des bâtiments faisant face à la ville, et ce vaste espace que la vue embrasse a par son étendue seule un caractère de magnificence. Malheureusement, la place Solferino, qui le précède est irrégulière, rétrécie et mal bâtie. En 1864, il fut question d’ouvrir en face de cette cour d’Honneur un large boulevard, qui aurait procuré une lointaine perspective sur la forêt ; mais cet embellissement, mêlé à un avant-projet, présenté par l’administration des ponts et chaussées, de rectification de la route impériale de Paris à Antibes, fut abandonné à cause des vives réclamations suscitées par ce plan d’une rectification de route qui ne paraissait point suffisamment justifiée, et parce qu’il eût entraîné trop de dépenses. La simple régularisation de la place Solferino n’en reste pas moins une chose désirable et qui ne peut manquer d’avoir lieu un jour.

La façade du palais, au fond de la cour, avec ses cinq pavillons à toits aigus, reliés entre eux par des corps de bâtiments, ne présente qu’une série de bâtisses sans unité, sans style, sans caractère. La seule construction remarquable est le célèbre escalier à fer à cheval, construit sous Louis XIII par Lemercier, massif trop lourd pour le maigre et étroit pavillon central sur lequel il s’appuie. L’aile à gauche, composée de bâtiments de service n’ayant qu’un étage, avec ses divisions marquées par des briques rouges apparentes, et ses cheminées au chiffre de François Ier, a du moins, dans sa simplicité, un aspect spécial et caractéristique. Au contraire la grande aile à droite a une façade monotone,



qui donne l’idée d’une caserne où d’un hôpital. Elle a été construite par Louis XV sur l’emplacement de la galerie d’Ulysse, où Niccolò dell’Abbate, le plus habile des artistes qui secondaient Primatice, avait peint à fresque et développé, en cinquante-huit grandes compositions, l’histoire du héros d’Ithaque.


Cour Ovale et Porte-Dauphine. — Dessin de E. Thérond d’après nature.


Entre la cour des Adieux et la cour Ovale se trouve la cour de la Fontaine (voy. la gravure, p. 1) ouverte d’un côté sur l’étang des carpes, et entourée de constructions sur les trois autres côtés : à l’ouest, l’aile contenant les appartements qui furent occupés par le pape Pie VII, construite sous Louis XV, avec avant-corps à colonnes doriques et attiques à balustres ; — au fond, la galerie de François Ier, restaurée sous Louis-Philippe, avec une terrasse en avant, construite par Henri IV à l’est, une autre aile, dont la façade originale, à double rampe, est attribuée à l’architecte Serlio, né en 1475, mort à Fontainebleau en 1552. Cette aile, qui renfermait le petit théâtre où J. J. Rousseau assista à la représentation de son opéra du Devin du village, a été incendiée, il y a quelques années, et attend toujours sa reconstruction ou sa restauration. Ces trois façades opposées font, ainsi que les trois façades de la cour précédente, contraster les dissemblances de leur architecture. On a placé récemment devant la partie du rez-de-chaussée du pavillon de l’ouest, où ont été déposées de riches collections


Cour du Cheval-Blanc ou des Adieux. — Dessin de E. Therond d’après nature.

chinoises et japonaises, comme deux dragons fantastiques

en défendant l’entrée, deux monstrueuses figures de lions, conquises en Chine et sculptées dans ce style grotesque cher aux habitants du Céleste Empire et qui est aussi éloigné du réalisme que de l’idéal. — Sur le piédestal de la fontaine on a, récemment aussi, remplacé la statue d’Ulysse, de Petitot, par la statue de je ne sais quelle nymphe des eaux, dont l’attitude tourmentée et la mignardise moderne offrent une dissonance de plus au milieu de tous ces contrastes. Hissée à une hauteur à laquelle elle n’était pas destinée et qui en fait paraître les lignes disgracieuses, elle semble manquer d’aplomb, et tomberait à la renverse, n’était le prodigieux tour de force et de bonne volonté de deux dauphins, dont les queues unies lui servent de siége ; ce qui n’est peut-être pas le cas de dire : « Se non è vero, à ben trovato[1]. »

La cour de la Fontaine communique d’un côté avec le Jardin anglais, de l’autre avec le Parterre et par un petit couloir de service avec la cour Ovale ou du Donjon. Le périmètre de la cour Ovale est en partie celui du château primitif. C’est là que s’élevait, au douzième siècle, le vieux manoir féodal, avec ses tours et ses donjons, qu’habitaient Louis VII et sa cour ; véritable citadelle, défendue alors par un fossé et entourée d’une épaisse forêt, comme Walter Scott nous représente la demeure de Cedric le Saxon, en Angleterre, à la même époque. Il ne reste plus rien aujourd’hui du manoir féodal. S’il y a encore quelques parties anciennes, comme le Pavillon de Saint-Louis, qui occupe le fond de la cour, elles sont masquées par des dispositions architecturales et des décorations qui en ont changé le caractère. François Ier a presque tout rebâti, comme l’attestent çà et là les F, initiales de son nom, et les salamandres sculptées en relief sur la façade de la galerie des Fêtes, qui a retenu le nom de Galerie de Henri II, parce qu’elle fut décorée sous le règne de ce souverain. — Si l’on retrouve ici, comme dans le reste du château un pêle-mêle désordonné de constructions et de styles, cette partie du moins échappe à la banalité et offre quelques détails assez curieux de l’architecture de la Renaissance.

La cour Ovale (voy. la gravure p. 4) a deux entrées monumentales : l’une faisant face à l’avenue de Maintenon, élevée entre le parterre et l’étang des carpes, et célèbre sous le nom de Porte-Dorée, moins à cause de la profusion des dorures de son ornementation que par les peintures dont l’avait décorée Primatice. Ces peintures exécutées à fresque, qui ont été longtemps attribuées au Rosso, ont été restaurées ou plutôt refaites à l’encaustique, en 1835, par M. Picot. Quelle que soit la part respective qui revient à chacun des artistes, elles sont en elles-mêmes d’un très-médiocre intérêt. C’est par cette porte que Charles-Quint fit son entrée en 1539.

L’autre entrée monumentale, désignée sous le nom de porte Dauphine, ou Baptistère, parce que Louis XIII, âgé de près de cinq ans, fut baptisé sous le dôme qui la surmonte, s’ouvre vis-à-vis de la cour de Henri IV. Elle a un aspect étrange, incohérent, mais elle ne manque pas d’élégance. La façade extérieure, en style toscan rustique, ornée de deux masques antiques en marbre blanc, appartient par sa simplicité sévère et l’assise carrée de sa masse à l’art du commencement du XVIe siècle, et est en désaccord avec son couronnement aérien aux lignes courbes et brisées, qui est évidemment bien postérieur. C’est ainsi que d’un bout à l’autre de cette réunion d’édifices se trahissent les discordances de styles et les différences des époques.

En face de la porte Dauphine deux Hermès colossaux, deux têtes de Mercure à perruques du dix-septième siècle, posées sur des gaînes élevées, et qui ne manquent pas de tournure, marquent l’entrée de la vaste cour carrée des Offices, dont les bâtiments ont été construits par Henri IV. Cette cour a son entrée principale sur la place d’armes, place qui appelle aussi dans l’avenir une régularisation nécessaire pour la mettre en rapport avec la façade et la porte monumentale ouverte au milieu.

Pour compléter l’énumération des diverses constructions du palais de Fontainebleau, il ne reste plus qu’à indiquer les bâtiments entourant une cour intérieure, dite cour des Princes, dont une aile donnant sur le jardin de l’Orangerie ou de Diane, interdit au public, contient au premier étage la galerie de Diane, aujourd’hui la bibliothèque, et au rez-de-chaussée l’ancienne galerie des Cerfs, qu’on restaure en ce moment et où fut assassiné Monaldeschi.

Les châteaux de Fontainebleau, de Vincennes, de Compiègne, de Saint-Germain, de Marly, de Versailles, de Trianon, de Saint-Cloud, sont comme les grandes étapes de la monarchie en France ; les noms de quelques-uns résument des époques historiques. Presque tous les souverains ont fait des séjours plus ou moins prolongés au château de Fontainebleau, mais c’est le nom de François Ier qu’il rappelle avec le plus d’éclat, parce que c’est ce roi qui a le plus contribué à l’agrandir et à l’embellir, en y faisant briller le luxe inconnu des arts.

Les origines du château remontent au commencement du douzième siècle. Selon M. Champollion-Figeac, le dernier historien du château, il y a de grandes probabilités pour en attribuer La fondation à Louis le Gros. En effet Louis VII, son successeur, dut trouver un manoir féodal tout bâti, puisque, dès la première année de son règne, il datait une charte de Fontainebleau (apud fontem Bleaudi) qu’il habitait, ayant autour de lui les grands officiers de sa couronne. Une de ses dernières chartes est relative à la fondation de la chapelle Saint-Saturnin (sur le côté sud de la cour Ovale). Il y assure la provision de blé et de vin à fournir en temps ordinaire au chapelain, auquel il octroie, avec une munificence royale, ration entière quand la cour est à Fontainebleau. « Et voulons que toutes les fois que nous, ou la Reine, serons en ce lieu, le dit chapelain ait quatre pains, demi-septier de vin, deux deniers pour sa dépense de cuisine, et une mesure de chandelle. » Cette chapelle Saint-Saturnin, consacrée par le célèbre Thomas Becket, alors réfugié en France pour échapper aux persécutions du roi d’Angleterre, a été restaurée à diverses époques, et la dernière fois en 1834. Les vitraux, représentant saint Philippe et sainte Amélie, ont été dessinés par la princesse Marie d’Orléans, fille du roi Louis-Philippe.

Aux temps féodaux la chasse était le principal plaisir des rois et des nobles. Sous ce rapport Fontainebleau, à cause du voisinage de la forêt, était une résidence favorite pour les rois de France, qui presque tous se sont livrés à ce déduit avec un goût passionné. Saint Louis poursuivant un jour (22 janvier 1264) un cerf dans la forêt, perdit sa suite et tomba dans une troupe de brigands ; il sonna d’un petit cor qu’il tenait suspendu au cou et put être secouru à temps. On éleva, en souvenir de cet événement, sur un monticule qui porte encore le nom de butte Saint-Louis, une chapelle qui fut détruite en 1701, parce que plusieurs ermites y avaient été assassinés. — En 1314 Philippe le Bel mourut à Fontainebleau des suites d’une chute de cheval qu’il avait faite en poursuivant un sanglier. — Les bêtes noires et rousses, entretenues pour les chasses royales, causant des dommages dans les champs cultivés autour de la forêt, François Ier affranchit, en 1531, des tailles et impôts les manants de Samois, Fontainebleau et lieux circonvoisins. — Parfois la journée entière était employée aux exercices de la chasse : « Le même jour, dit Sully en parlant de Henri IV, Sa Majesté, après avoir chassé à l’oiseau, fit une chasse au loup, et finit la journée par une troisième chasse au cerf, qui dura jusqu’à la nuit, malgré une pluie de trois ou quatre heures. On était alors à six lieues du gîte. Le roi arriva un peu fatigué. Voilà ce que les princes appellent s’amuser ; il ne faut disputer ni des goûts ni des plaisirs. »

Pendant quelque temps la royauté déserte Fontainebleau. Louis XI se renferme à Plessis-les-Tours ; Charles VII fait embellir le château d’Amboise, où il était né et où il mourut ; Louis XII séjourne au château de Blois. « Mais voici venir la plus glorieuse époque de l’histoire de Fontainebleau, le règne de François Ier. Le manoir féodal va faire place à un palais. » Le souffle de la Renaissance, qui, déjà, sous le règne précédent, avait transformé l’art ogival, va animer l’intérieur de ce palais de riantes et capricieuses créations, dues la plupart au génie d’artistes Italiens. « Aux graves compagnons de saint Louis, aux rudes guerriers bardés de fer du moyen âge, vont succéder les peintres et les sculpteurs de l’Italie, les poëtes et les savants. Une armée de courtisans vêtus de soie et brodés d’or, et la troupe légère des jolies châtelaines, quittent leurs vieux donjons et leurs provinces pour cette cour enchantée d’un prince qui avait dit : « Une cour sans femmes est une année sans printemps et un printemps sans roses. »

François Ier et Henri IV sont les deux souverains qui ont le plus fait pour l’agrandissement et les embellissements de cette résidence. Les dépenses faites par François Ier de 1528 à 1547, époque de sa mort, montent suivant les relevés obtenus par M. Champollion Figeac aux Archives, à une valeur de deux millions 550 000 francs. Sully évalue à deux millions 500 000 livres les dépenses de construction, restauration et décoration exécutées par ordre de Henri IV.

François Ier élevait à la même époque les châteaux de Saint-Germain en Laye, de Madrid, de la Muette, de Villers-Cotteret, et le féerique Chambord, avec ses tourelles, ses aériennes campaniles, œuvre merveilleuse qui a été faussement attribuée à Primatice, et qui restera anonyme par suite de notre longue insouciance pour nos artistes nationaux ; bien que d’après des recherches récentes on ait cru devoir la restituer à un architecte né à Blois et nommé Pierre Nepveu.

Il y a lieu de s’étonner qu’à Fontainebleau l’engouement qui régnait alors pour l’art Italien n’ait presque point laissé de traces à l’extérieur du palais. Serlio entra au service de François Ier en 1541, et fut nommé par lui surintendant des bâtiments de la couronne. Héritier des dessins de Balthazar Peruzzi, le maître en exquise élégance, Serlio était plus habile en théorie qu’en pratique. Il eut la générosité, lorsqu’il s’agit de décorer le Louvre, de préférer les projets de Pierre Lescot aux siens. S’effaça-t-il de même à Fontainebleau ? On serait tenté de soupçonner qu’il en fut ainsi. Mais il dut céder à des exigences difficiles à apprécier aujourd’hui ; car il se plaint lui-même, dans ses écrits, qu’on n’ait pas adopté pour la galerie des fêtes (galerie de Henri II) le projet qu’il avait conçu d’une galerie largement ouverte, d’une loggia italienne. (Elle eût été sans doute dessinée avec goût, mais elle était moins judicieusement adaptée au climat de la France.) « Moi qui étais là, et qui y habitais continuellement, pensionné par le magnifique roi François Ier, on ne m’a pas même demandé le moindre conseil. » Ce fut un maçon français (muratore) qui éleva cette façade, la seule originale dans cette mosaïque de bâtisses. Serlio en parle avec dédain : « Je ne saurais dire à quel ordre appartient cette architecture. » Le maçon français avait opéré en dehors des règles de Vitruve. L’ignorant !

L’invasion italienne, si elle est à peine sensible à l’extérieur du palais, va triompher à l’intérieur. La grande nouveauté de l’époque, le titre le plus glorieux de François Ier c’est que, sous son impulsion, les arts viennent faire cortége à la royauté. Toute une colonie d’artistes italiens s’installe à Fontainebleau ; malheureusement cette colonie ne se composait que d’artistes de second ordre. « Dans les arts, comme dans la politique, François Ier devait être vaincu par son heureux rival, Charles-Quint, dont la domination s’établit dans cette Italie, à travers laquelle la France ne faisait que courir des aventures. » Il écrit vainement à Michel-Ange pour lui demander un ds ses ouvrages. Il appelle Léonard de Vinci en France ; mais celui-ci n’y vient que pour mourir ; il nous laisse au moins un admirable chef-d’œuvre, la Joconde. Raphaël, qui avait peint pour François Ier plusieurs de ses chefs-d’œuvre, était mort depuis vingt ans, à l’époque où le château de Fontainebleau allait être décoré par des artistes italiens. Enfin François Ier s’était encore adressé à un autre grand peintre, Andrea del Sario qui, aveuglé par un indigne amour, oublia les lois de la probité et abusa de sa confiance.

Les Italiens qui fondent en France ce qu’on a appelé l’École de Fontainebleau sont des peintres et des décorateurs : Rosso, Primatice, Niccolò dell’ Abbate. Rosso de Rossi, ou maître Roux, comme on l’appelait, né à Florence en 1496, et qui s’empoisonna, en 1541, ne pouvant survivre à la honte d’avoir accusé injustement de vol et fait mettre à la torture le sculpteur da Pellegrino, son ami, dont l’innocence fut reconnue, était « un génie de décadence ; un talent vigoureux et tourmenté, une espèce de Michel-Ange avorté. » Il donne à ses figures, qu’elles soient des femmes, ou même des enfants, une musculature exagérée. Il couvrit de ses compositions, exécutées à fresque par ses aides, la galerie de François Ier (voy. la gravure p. 13), longue de soixante-cinq mètres.

Tout un système de figures en relief, de cariatides, de nymphes, de satyres, d’enfants, de fruits, de fleurs et d’emblèmes divers en stuc, s’enroulant autour de médaillons, sert d’encadrement aux peintures à fresque. Cette décoration capricieuse, abondante, d’un dessin incorrect, mais pleine de verve et de libre fantaisie, contribue à faire de cette galerie une des principales curiosités artistiques du palais. Rosso était le conducteur de tous ces travaux, à cinquante livres de gages par mois ; il ne put les terminer. Les sujets des peintures se composent d’allégories où de scènes tirées de la fable. Ces peintures qui avaient presque entièrement péri ont été restaurées ou refaites par M. Couder, sous Louis-Philippe.


Vue du parterre, du parc et du canal. — Dessin de E. Therond d’après nature.

Une rivalité ardente s’éleva entre Rosso et Primatice, qui devait lui succéder. Francesco Primaticcio, peintre, sculpteur, architecte, né à Bologne en 1504, mort à Paris en 1570, après avoir étudié le dessin sous Innocenzio da Imola et le coloris près du Bagnacavallo, avait passé six ans auprès d’un plus robuste élève de Raphaël, le plus robuste de tous, Jules Romain, qui l’employa avec succès dans ses travaux du palais du T, à Mantoue, comme peintre et comme étant habile à composer des ornements en stuc. Ce double talent de peintre, de sculpteur et d’ornemaniste, fut son titre de recommandation auprès de François Ier, auquel le duc de Mantoue l’adressa en 1531. Le talent de Primatice, contrastant avec celui de Rosso, ne rappelle point la manière forte et savante de Jules Romain ; il se rapproche plutôt du style léger et de la grâce du Parmesan ; sa composition est abondante et facile ; son coloris est doux ; les poses de ses figures sont maniérées, les formes féminines élégantes, minces ; la stature allongée. On a fait la


Vue du palais, prise du parterre. — Dessin de E. Thérond d’après nature.

remarque que Diane de Poitiers, favorite toute-puissante

sous Henri II, donna aux artistes ses proportions, sa taille, son port, sa tête, et que ce modèle devint une sorte de type de la beauté féminine pour l’école de Fontainebleau.

La rivalité des artistes se doublait de la haine de deux femmes, maîtresses l’une du roi, l’autre du dauphin, son fils, qui devait être plus tard Henri II. Celui-ci avait obtenu que Rosso peignît dans un panneau de la galerie de François Ier, sous les traits de Diane de Poitiers, la nymphe de Belle-eau. Mais la duchesse d’Estampes, qui régnait alors, fit interrompre cette peinture et chargea Primatice de la remplacer par une Danaé. Rosso acheva la copie de son ouvrage et exhala son mécontentement dans une inscription mise au bas de sa peinture.

Si l’invasion de l’art italien à Fontainebleau a exercé une influence réelle sur l’art français, influence qui ne pouvait être que funeste, et le jeter dans une fausse direction, car il était lui-même sur la pente rapide de la décadence, c’est à Primatice qu’il faut attribuer l’action principale : pendant quatre règnes il conserva la suprématie sur les travaux artistiques. Il fut pour cette période ce que plus tard Lebrun fut pour l’époque de Louis XIV.

Le nom de Primatice est particulièrement attaché à trois grandes décorations dans le château de Fontainebleau : celles de la porte Dorée ; celles de la chambre de la duchesse d’Estampes et de la galerie des fêtes. Toutes ces peintures à fresques, altérées ou détruites, ont été refaites sous le règne de Louis-Philippe.

La chambre de la duchesse d’Estampes, ornée de peintures, de figures en relief et d’ornements en stuc, appartient par le caractère de sa décoration au goût artistique de la Renaissance, que nous avons précédemment signalé dans la galerie de François Ier. Primatice a fourni les dessins des huit compositions, dont le héros est Alexandre ; allusion au roi belliqueux, vainqueur de Marignan ; mais allusion indirecte ; plus tard, sous Louis XIV, l’art affichera sans pudeur la grosse et inepte flatterie : on aura le dieu-Soleil et le dieu-Hercule, affublé de la perruque du grand roi. Déjà dès l’année 1642 quatre de ces tableaux étaient méconnaissables ; quelques autres périrent, quand cette chambre fut transformée en escalier (l’escalier du Roi). Abel de Pujol refit à l’encaustique ces peintures en 1835 ; et il substitua à un des sujets une scène de son invention : Alexandre coupant le nœud gordien. M. Poirson lui a reproché avec raison d’avoir introduit dans plusieurs figures entières, et dans beaucoup de têtes les formes adoptées par David et par son école, et qui diffèrent entièrement de celles de la Renaissance. De grandes figures en relief, dessinées d’une manière incorrecte par Primatice, ou exécutées par des praticiens peu habiles, forment à côté des compositions peintes des groupes un peu libres, en rapport avec la destination première de cette chambre. Dans l’enivrement esthétique causé à l’époque de la Renaissance par les poétiques images de la mythologie antique, les artistes emploient à profusion les nudités, ou en abusent sans motifs. Non content de faire triompher la figure humaine dans le tableau, on la fait servir encore à l’encadrement ; et ce rapprochement d’images semblables établit un antagonisme nuisible entre ce qui est le principal et ce qui ne devait être que l’accessoire. C’est un défaut dans lequel, à notre avis, est tombé le grand Michel-Ange, lui-même, dans son immortel plafond de la Sixtine.

La merveille du palais est la galerie des fêtes ou galerie de Henri II, construite par François Ier et décorée par son successeur. Elle a été splendidement restaurée par Louis-Philippe. Elle est éclairée par dix croisées : cinq ouvertes sur la cour Ovale ; cinq sur le parterre. Entre chacune de ces dernières s’élève un massif de maçonnerie, faisant saillie dans la salle, de façon qu’il y a cinq baies profondes, sortes de chambres séparées, entourées de bancs, où l’on peut se tenir à l’écart du mouvement de la grande galerie. Les sujets mythologiques dont cette magnifique salle est décorée, composés par Primatice, et peints à fresque, avaient péri en partie ; ils ont été restaurés avec talent, en 1834, et repeints à l’encaustique par M. Alaux. Ils sont au nombre de plus de soixante-trois. Huit grandes compositions occupent les espaces compris entre les arcades des baies éclairées par les croisées ; condition qui les rend difficiles à voir, parce que la vue est offusquée par le jour. Plusieurs de ces compositions comprennent un grand nombre de figures. Un aussi vaste ensemble de peintures, qui n’eût point étonné en Italie, était alors une rare magnificence pour la France. Primatice y déploya un talent fécond, souple et facile. Plusieurs de ses figures de femmes ont de la grâce et de l’élégance ; mais leurs poses sont parfois maniérées ; le dessin n’est pas toujours correct. Ce qui manque surtout à cette peinture, reflet agréable mais affaibli du grand art italien contemporain, c’est l’ampleur et la simplicité. La multiplicité du détail dans les grandes compositions n’est qu’une richesse mensongère. Peu de matière et beaucoup d’art, écrivait un jour Courier, avec beaucoup de sens.

Tous Les sujets, point n’est besoin de le dire, sont empruntés à la mythologie. À aucune époque la littérature et l’art ne subirent une révolution aussi rapide et aussi passionnée qu’à celle de la Renaissance. Le paganisme les envahit. Un enthousiasme universel s’empara de tous les esprits, et, comme il arrive toujours en pareille circonstance, un goût légitime dégénéra bientôt en engouement et en manie ; et, après la brillante révélation du paganisme, on en vint, suivant l’expression du Dante, à la puanteur du paganisme (il puzzo del paganesmo). L’art ne vit plus dans les sujets empruntés à la fable que des images propres à flatter les goûts sensuels. L’art du moyen âge avait été impuissant à rendre sensible la beauté de la forme humaine. La sculpture antique exhumée la révélait dans toute sa grandeur et sa pureté esthétique. La mythologie fournissait des milliers de sujets qui autorisaient l’emploi du nu ; Vénus, les Grâces, tout le chœur riant des nymphes… Quel enchantement nouveau, contrastant avec les tristesses austères ou les laideurs grotesques de l’iconographie chrétienne !

On a dit avec raison que la galerie d’Henri II est « l’expression la plus naïve et la plus forte de l’époque ; période de monarchie absolue ; temps où le prince disposait sans contrôle de la fortune publique et en usait au gré de ses goûts et de ses passions. » On est ici chez le roi, sous le régime du bon plaisir. Au lieu des graves et viriles impressions que l’on éprouve à voir, en Italie, les palais municipaux, élevés et décorés richement par les Républiques du moyen âge, on ne ressent ici qu’une vaine curiosité à la vue d’un luxe de cour, auquel les artistes ont associé les souvenirs et les fantaisies de la galanterie du souverain. L’esprit est transporté hors de l’histoire et abaissé jusqu’à l’anecdote scandaleuse. Diane et ses emblèmes, les arcs, les flèches, rappellent Diane de Poitiers, cette favorite toute-puissante pendant le règne d’Henri II ; cette femme qui resta belle jusqu’à sa mort et avait déjà cinquante ans, en 1547, quand ce prince monta sur le trône. Les historiens du règne d’Henri II et les écrivains qui ont décrit le château signalent comme un scandale ces emblèmes, ces croissants multipliés à profusion sur les trumeaux de chêne au pourtour de la salle, ces chiffres unis du roi et de sa maîtresse (deux D adossés dans un H), qui se voient encore sculptés sur les frises des bâtiments de la cour du Louvre, à Paris. Quoique les mœurs du temps légitimassent, pour ainsi dire, l’usage royal d’afficher publiquement une maîtresse à côté de la femme légitime, d’avoir, comme on disait alors, une femme de campagne et une femme de ville, c’eût été un tel excès d’impudence d’infliger à la reine l’insulte et l’affront de voir gravé sur le palais qu’elle habitait et jusque dans ses appartements le chiffre de sa rivale, qu’une pareille énormité était faite au moins pour éveiller des doutes. Aussi, après un examen plus attentif, il paraîtrait que les colères des écrivains tombent ici à faux ; et si complétement à faux, qu’il faudrait rapporter à la reine, à la femme légitime, ce que par une équivoque facile — et consentie peut-être, — on attribuait à la maîtresse ; les chiffres accouplés seraient dûment autorisés par le sacrement de l’Église : ce seraient deux C adossés (première lettre du nom de Catherine de Médicis) qui, appuyés sur les jambages de l’H, auraient été pris pour des D…

Quant aux croissants, qui, dans cette salle, où Primatice a mis en peinture tout le dictionnaire de la fable, peuvent à la rigueur être mis au compte de Diane, on a également essayé de les revendiquer pour Catherine de Médicis, qui aurait eu pour emblème un croissant avec la devise : donec totum impleat orbem. Mais cette interprétation est bien complaisante, et on ne saurait dissimuler que toutes les représentations figurées, toutes les allusions poétiques du temps tendent à confondre la déesse chasseresse avec la duchesse de Valentinois. Sa devise est une flèche avec cette légende : Consequitur quodcunque petit : Elle atteint tout ce qu’elle vise.

Primatice devait exercer une action favorable sur l’art français, moins par le charme de ses compositions que par les statues et les moulages de statues antiques qu’il rapporta d’Italie par ordre de François Ier. Un atelier de fonderie fut établi à Fontainebleau. « Dans les moules venus de Rome, il ne fut coulé que du bronze. » Il faut citer parmi les plus remarquables de ces statues : l’Apollon du Belvédère, le Laocoon, la Cléopatre (Ariane), la Vénus de Praxitèle, etc… qui ornent aujourd’hui le jardin des Tuileries ; la statue du Tibre, qui fut fondue l’an II de la République pour en faire des centimes.

À son retour d’Italie, Primatice eut, à Fontainebleau, de vifs démêlés avec l’orfévre et statuaire florentin Benvenuto Cellini, que François Ier avait également chargé de travaux importants. Cellini, par son humeur irritable et violente, s’était fait une ennemie de la duchesse d’Estampes, qui fit donner à Primatice, son protégé, le travail d’une fontaine, déjà confié au premier. Le vindicatif Florentin, moitié artiste, moitié spadassin, vint trouver Primatice ; et, sans s’arrêter aux courtoisies lombardes de son accueil (certe sue lombardesche accoglienze), il lui déclara net que, s’il apprenait que celui-ci voulût continuer à le supplanter dans sa commande, il le tuerait comme un chien ; et il était homme à le faire ! Heureusement cet incommode compagnon finit par se brouiller avec le roi lui-même et reprit le chemin de l’Italie, n’ayant terminé aucun des ouvrages qu’il avait commencés pour la décoration du palais.

On lit avec intérêt dans ses curieux Mémoires les récits plaisants et si personnels de ses conflits avec la duchesse d’Estampes et des mortifications que son imprudence lui attira. Ayant fait transporter dans la galerie de François Ier un Jupiter en argent, qu’il venait de terminer pour le roi, il fut surpris d’y trouver réunies les belles statues antiques coulées en bronze, et, malgré son outrecuidance, il ne put s’empêcher de trouver là un voisinage redoutable. Le roi, et les courtisans à la suite, donnèrent à son Jupiter des louanges dont il exagère probablement les expressions. « En vérité, s’écria hardiment la duchesse d’Étampes (qu’on a appelée la plus belle des savantes et la plus savante des belles), on dirait que vous n’avez pas d’yeux. C’est dans ces belles figures antiques que réside la perfection de l’art, et non dans ces babioles modernes (e non in queste baiate moderne). » Cellini, exaspéré, trouva le moyen de se venger au moyen d’une grossière plaisanterie, qui fut prise à insulte par la favorite. Il s’était jeté dans une lutte où il devait succomber. En 1545 il retournait en Italie ; « on songeait alors à la guerre plus qu’aux statues (era tempo da militare e non da statuare). »

Un dernier artiste Niccolò dell’ Abbate, de Modène, né en 1512, mort à Fontainebleau en 1571, doit être cité comme un des fondateurs de l’école de Fontainebleau avec Rosso et Primatice. Il fut le plus habile des artistes qui aidaient Primatice dans ses travaux de peinture et de figures en relief exécutées en stuc. Il peignit d’après les dessins de celui-ci 58 sujets de l’histoire d’Ulysse dans une galerie qui fut détruite en 1730, par ordre de Louis XV, comme il est dit plus haut. C’est ainsi que périssaient successivement, soit par les outrages du temps, soit par les caprices de la Royauté, les productions de cette école dite de Fontainebleau, qui avait jeté tant d’éclat sur cette résidence.

La grande chapelle de la Cour ou chapelle de la Sainte-Trinité est, avec les galeries de François Ier et de Henri II, une des parties du château particulièrement intéressantes pour l’histoire de l’art en France. Les peintures en furent exécutées par Freminet, surnommé le Michel-Ange français, et qui fut premier peintre de Henri IV. Il avait passé seize ans à étudier en Italie. Imitateur assidu de Michel-Ange, il lui emprunta, à défaut de génie, la tension du style, l’exagération du dessin, et les attitudes forcées. C’est encore avec lui l’art italien qui trône à Fontainebleau. Les peintures, dont il décora la chapelle de la Sainte-Trinité, exécutées à l’huile sur plâtre, furent achevées sous Louis XIII, et sont tout ce qui reste de ses grands travaux, Elles avaient aussi été profondément altérées et elles ont été restaurées, il y a quelques années.

Dans une autre partie du château, les curieux de peinture trouveront plusieurs compositions d’Ambroise Dubois, d’Anvers, naturalisé en 1601 ; et les amateurs de scandale chercheront les traces de la galanterie royale, affichées d’une manière moins indirecte que dans la galerie des fêtes. Sur les panneaux de la chambre à coucher d’une autre reine de France, également de la famille de Médicis (elles étaient prédestinées), chambre appelée aujourd’hui : Salon de Louis XIII, parce que Marie de Médicis l’y mit au monde, on remarque, parmi les arabesques de la décoration, des S traversés d’un trait ; chiffre parlant du nom de Gabrielle d’Estrées (Esse trait). C’est du moins une petite médisance de cour recueillie de longue date par la tradition et qui se raconte journellement aux visiteurs, heureux de découvrir la malice de ce rébus extra-matrimonial. Mais quelques critiques, justement blessés d’une incongruité aussi étrange, ont cherché à en disculper le vert-galant. Ils objectent que Gabrielle était morte quand Henri IV épousa Marie de Médicis. Le roi, moyennant une rente aux héritiers, garda pour lui les biens meubles de sa maîtresse, et, par une ordonnance du 10 août 1600, il déclara qu’il avait fait changer les bijoux pour en faire présent à sa « très-aimée future épouse la princesse Marie. » — Ce transport des bijoux de la maîtresse à la femme légitime ne nous semble pas d’une exquise délicatesse. — D’un autre côté, si les S percés d’un trait avaient été placés avec intention par les décorateurs,
Église d’Avon. — Dessin de D. Grenet d’après nature.
comme étant le chiffre de la charmante Gabrielle, peut-être négligea-t-on simplement de les faire disparaître, quand, après sa mort, cette salle devint la chambre à coucher de Marie de Médicis. Mais voilà que, d’un autre côté, le problème se complique dans un sens favorable aux interprétations décentes : l’S traversé d’un trait est, dit-on, fréquemment employé à la Renaissance comme emblème de fermesse, constance. On le retrouve sur des jetons de la chambre des comptes de Pau à l’effigie de Jeanne d’Albret, régente pour son fils Henri, du royaume de Navarre. — N’est-ce pas une chose singulière, en vérité, que ce concours de chiffres et d’emblèmes amphibologiques, côtoyant l’honnêteté et le scandale, applicables tout à la fois à la maîtresse et à la femme légitime, au temps de Henri II, et à celui de Henri IV[2] !

La plus longue galerie du palais est la galerie de Diane, que Henri IV fit construire. Ici encore la propension à dire du mal de « ces malheureux rois, » trop justifiée, il faut le reconnaître, par leur moralité peu scrupuleuse, s’est évertuée à trouver malice à des peintures mythologiques d’Ambroise Dubois, qui en étaient fort innocentes. Un grand nombre de ces peintures étaient consacrées à Diane ; suivant une tradition, erronée cette fois, la sœur d’Apollon, qu’on a coutume d’appeler, même à l’opéra, la chaste Déesse (Casta diva), malgré l’histoire d’Endymion, n’aurait été ici qu’une image transparente de Gabrielle d’Estrées, comme elle l’était de Diane de Poitiers dans une autre partie du château. Mais la chronologie ne se prête pas à ces suppositions malicieuses : Gabrielle était morte avant que l’olympe d’Ambroise Dubois fût commencé. — Peintures et bâtiment, tout cela était tellement tombé en ruine qu’il fallut reconstruire sous l’Empire cette galerie ; la Restauration la fit décorer avec la richesse et le goût banal qui caractérisent le style officiel de l’époque. La bibliothèque du palais y a été établie en 1859. On y voit la cotte de mailles et l’épée de Monaldeschi, qui, protégé par l’une, ne songea pas à se servir de l’autre pour disputer sa vie à des spadassins.


Galerie de François Ier. — Dessin de E. Thérond d’après nature.

Sous la galerie de Diane s’étend la galerie des Cerfs, construite en 1601, et ainsi nommée à cause des têtes et des bois de cerfs, qui faisaient partie de la décoration. Les poutres du plafond faisant saillie étaient ornées de têtes d’animaux et d’attributs de chasse. On voyait sur les murs, peints à fresque, les plans à vol d’oiseau de quinze résidences royales. Cette galerie fut convertie en appartements particuliers sous Louis XV. On achève en ce moment de la restaurer et de la restituer telle qu’elle était sous Henri IV.

C’est dans cette galerie qu’eut lieu, en 1657, par ordre de Christine, reine de Suède, l’égorgement du marquis de Monaldeschi, son favori, drame qui est resté le souvenir funèbre du palais. La relation en a été conservée par le père Lebel, supérieur des Trinitaires de la Rédemption. Son récit naïf avait été arrangé par Mme de Motteville dans ses Mémoires. M. Champollion Figeac l’a récemment publié conformément au manuscrit original, qui est aujourd’hui aux archives de la Tour, à Londres.

Des lettres écrites par le marquis, établissant sa trahison envers la reine, et tombées dans les mains de cette princesse, furent les motifs qui la poussèrent à prononcer cette impitoyable condamnation à mort ; cruauté odieuse et inexplicable, quand bien même il ne faudrait pas y voir, comme Voltaire, la vanité blessée d’une femme « terminant une galanterie par un crime. » Le P. Lebel, appelé auprès de la reine, le 10 novembre, à une heure après midi, la trouva dans la galerie des Cerfs, ayant près d’elle trois officiers de sa suite ; et un quatrième, le marquis de Monaldeschi, à qui elle montra des lettres, en l’appelant traître. « Il se jeta aux pieds de la reine, lui demanda pardon, et en même temps les trois hommes qui étaient là présents tirèrent leurs épées et ne les remirent qu’après avoir exécuté le dit marquis… Il tira la reine tantôt dans un coin de la galerie, tantôt dans un autre, la suppliant toujours de l’écouter. Sa Majesté ne lui dénia rien. — Mon père, me dit-elle, soyez témoin que je donne à ce traître tout le temps pour se justifier, s’il peut. — Après donc deux grandes heures de conférence, le marquis ne contentant pas la reine par ses réponses, Sa Majesté me dit d’une voix assez élevée, pourtant grave et modérée : — Mon père, je me retire et vous laisse cet homme ; disposez-le à la mort et prenez soin de son âme. — Les trois hommes pressent avec le fer, sans pourtant le toucher, Monaldeschi de se confesser. Le marquis éperdu se jette à mes pieds et me conjure de retourner auprès de Sa Majesté. Ce que je fis et la trouvai seule en sa chambre avec un visage aussi serein que si elle n’eût eu aucune affaire. L’approchant, je me laisse tomber à ses pieds, les larmes aux yeux et Les sanglots au cœur. » Le pauvre moine essaye en vain de la fléchir et même de lui démontrer qu’elle ne saurait ordonner un tel meurtre dans le palais du roi de France. Christine répond qu’elle est reine partout, et qu’en elle réside la justice absolue et souveraine sur ses sujets. « Je rentrai dans la galerie, dit le P. Lebel, en embrassant ce pauvre malheureux qui se baignait en ses larmes… Il acheva sa confession en latin, français, italien, ainsi qu’il se pouvait mieux expliquer dans le trouble où il était. » Le chef des officiers de la reine, qui avait encore été la trouver, accompagné de son aumônier, « revint et dit à Monaldeschi : — Marquis, demande pardon à Dieu, car, sans plus tarder, il faut mourir, tu es confessé. — Et, lui disant ces paroles, le pressa contre la muraille du bout de la galerie, et ne pus si bien me détourner, que je ne vis qu’il lui porta un coup en l’estomac, et le dit marquis le voulant parer, il prit l’épée de sa main droite, et l’autre la retirant lui coupa trois doigts et l’épée demeura faussée, et dit à un autre qu’il était armé dessous, comme en effet il avait une cotte de maille, et le même à l’instant redoubla le coup par le visage, après lequel le marquis cria : — Mon père ! mon père ! — Je m’approchai… je lui donnai l’absolution. Un autre lui donna un coup sur la tête qui lui emporta de l’os et étant étendu sur le ventre faisait signe et montrait qu’on lui coupât le col. » Enfin un de ces hommes « perça de son épée assez longue et étroite la gorge du dit marquis, qui du coup tomba sur le côté droit, où j’étais, et ne parla plus et demeura près d’un quart d’heure à expirer, durant lequel je lui criai : Jesus, Maria ! et autres choses dévotes. Il finit sa vie à trois heures trois quarts après midi. Le chef des trois lui remua un bras et une jambe, fouilla en son gousset et n’y trouva rien, sinon en ses poches un petit livre de la Vierge et un petit couteau. Ils s’en allèrent tous les trois, et moi après, pour recevoir les ordres de Sa Majesté. Elle me commanda d’avoir soin de l’enterrer et me dit qu’elle voulait faire dire plusieurs messes. Elle envoya cent livres pour le repos de son âme. » Le corps de Monaldeschi fut transporté à Avon et enterré dans l’église.

Louis XIV séjourna longtemps à Fontainebleau ; mais il devait établir ailleurs le siége de sa grandeur, Quand il eut fixé sa résidence à Versailles et à Marly, il faisait fous les ans le voyage de Fontainebleau. Il couchait ordinairement en route, soit à Petit-Bourg chez le duc d’Antin, soit à Villeroy chez le maréchal de ce nom. Tous les princes de la famille royale devaient être du voyage. Il voulait réunir toujours autour de sa personne le splendide entourage d’une cour nombreuse et brillante. Son despotisme s’exerçant sur les membres de sa famille, les princesses, même enceintes, ne pouvaient se faire excuser malgré les avis des médecins. C’est ainsi qu’il fit faire à la duchesse de Berry une fausse couche, en 1711. Pour obéir, elle vint en bateau jusqu’à Valvins.

Louis XV et Louis XVI séjournèrent également à Fontainebleau et s’y livrèrent aux plaisirs de la chasse. Louis XV n’avait que sept ans quand Pierre Ier vint, le 30 mai 1717, visiter Fontainebleau. La matinée du 31 se passa à courre le cerf. C’était la première fois que le tsar se livrait à cette chasse, « où, dit Saint-Simon, il pensa tomber de cheval ; il trouva cet exercice trop violent, qu’il ne connaissait pas. Le soir, il voulut manger seul avec ses gens dans le pavillon de l’étang. Il revint à Petit-Bourg [chez le duc d’Antin] dans un carrosse avec trois de ses gens. Il parut dans ce carrosse qu’ils avaient largement bu et mangé. »

La Révolution dépouilla le palais et l’abandonna à toutes les causes de dégradation. « En 1798, la bande noire demanda à l’acquérir pour le démolir et en cultiver le sol pour la nourriture du peuple. » Une commission, nommée par l’Institut, fit un appel pressant au gouvernement et parvint à le sauver.

En 1804, Napoléon fit refaire la toiture délabrée et qui laissait pénétrer l’eau sur plusieurs points. Il dépensa plusieurs millions pour remettre le château en état et le meubler.

Louis-Philippe y fit les plus splendides restaurations ; son règne a été une époque de rénovation pour le palais. On estime à près de 3 millions 500 000 fr. le total des dépenses qu’il y fit. — Le 6 mai 1837, le mariage civil du duc d’Orléans avec la princesse Hélène de Mecklenbourg-Schwerin eut lieu dans la galerie de Henri II, déjà restaurée et inaugurée pour cette circonstance. — Quelques années avant, Louis XVIII était venu recevoir à Fontainebleau, Caroline de Naples, fiancée au duc de Berry. Ces deux mariages devaient aboutir à une catastrophe fatale.

Outre l’intérêt des souvenirs historiques qui permettent à imagination d’évoquer et de voir défiler à travers cette résidence toute la monarchie française et, à côté d’elle, un grand nombre de personnages célèbres, le style décoratif d’une partie des appartements, les meubles de diverses époques qu’on y a réunis, transportent avec illusion au milieu des temps dont ils sont les rares vestiges. Les regards se portent avec curiosité sur l’ornementation artistique en reliefs capricieux du règne de François Ier ; sur l’ornementation moins sculpturale, mais aux dorures fastueuses de Louis XIII et de Louis XIV ; sur les gracieuses mignardises peintes par Boucher dans la salle du Conseil ; sur la chambre de Mme de Maintenon, conservant des meubles de Boule et un canapé en tapisserie du temps, que l’on dit avoir été brodé par les demoiselles de Saint-Cyr ; sur le boudoir et la chambre à coucher de Marie-Antoinette, dont l’ameublement date presque entièrement de Louis XVI et fait pressentir les formes roides du Directoire et de l’Empire ; sur le petit guéridon mesquin, en acajou, où Napoléon a signé son abdication. « En faisant basculer la table de ce guéridon, on aperçoit une petite plaque de cuivre portant l’inscription suivante, mise sous la Restauration, qui y a laissé des traces de ses prétentions et de ses ridicules anachronismes : — Le 5 avril 1814, Napoléon Bonaparte signa son abdication sur cette table dans le cabinet de travail du roi. — Louis-Philippe avait fait placer dans cette pièce un fac-simile de l’autographe de cet acte d’abdication ; ce fac-simile a été retiré depuis le nouvel empire.

Aujourd’hui que l’histoire du mobilier est devenue un objet d’études assidues, on aime à passer ici en revue une série chronologique de spécimens variés d’ameublement, depuis les belles tapisseries de Flandre, depuis les Cabinets François Ier, les bahuts Louis XIII, les meubles en marqueterie de Boule, les fauteuils en vieux Beauvais, puis les commodes Marie-Antoinette, de l’ébéniste Riésener avec les rinceaux, les découpages en cuivre et les belles ciselures du célèbre Gouthières, jusqu’aux formes sèches et anguleuses de l’Empire, jusqu’à l’ameublement de la Restauration et de l’époque actuelle.

Avant de quitter le Palais pour aller parcourir la forêt, on ne manque pas de visiter les Jardins. Le principal est le Parterre, carré de trois hectares, qui s’étend devant une partie de la façade méridionale du Palais. Dans la vue qui en est donnée page 8, les bâtiments qui forment la moitié de la façade à droite sont ceux des offices, bâtis par Henri IV ; vers la gauche, entre le pavillon de Mme de Maintenon et la saillie formée par le chevet de la chapelle Saint-Saturnin, on remarque les cinq croisées cintrées de la Salle de Henri II. À gauche du pavillon Maintenon, s’élèvent les bâtiments qui entourent la cour de la Fontaine et celle des Adieux.

Le terrain sur lequel les jardins furent plantés était si sec et si stérile, que sous Henri IV, il se montrait encore rebelle aux soins de la culture. Un jour le Béarnais se promenant avec d’Épernon, se plaignit à un jardinier de ce que les parterres étaient mal garnis de fleurs.

« Sire, répondit le jardinier, je ne puis rien faire venir dans ce terrain-là.

— Semez-y des Gascons, dit le roi avec sa verve spirituelle, en regardant d’Épernon ; ils poussent partout. »

La dernière transformation du parterre date de Louis XIV ; Lenôtre l’a dessiné tel qu’on le voit aujourd’hui. C’est lui qui fit élever alentour la terrasse qui le domine et sert de promenoir aux habitants.

On descend du parterre par deux rampes dans le Parc (en dehors et à droite de la vue gravée), vaste terrain de 84 hectares, acquis par François Ier, et où Henri IV a fait creuser un canal qui a 1 200 mètres de longueur. De magnifiques avenues de vieux arbres le bordent des deux côtés.

Bassompière raconte qu’il gagna un pari de 1 000 écus à Henri IV, qui avait prétendu que le canal qu’il venait de créer serait plein en deux jours. Huit jours ne suffirent pas à le remplir.

Au nord et dans la partie haute de ce parc règne la célèbre treille du Roi, qui produit, dit-on, année commune, trois mille kilogrammes d’excellents chasselas.

Les bâtiments occupés par la Vénerie forment sur un des côtés du Parc, des dépendances assez considérables du château. Ils sont situés sur l’emplacement des Héronnières, construites sous Henri II. Louis XIV les agrandit. Louis XV y fit ajouter une écurie de 220 toises. « La vénerie impériale est sous le commandement du général prince de la Moskowa, grand veneur. Le baron Lambert, capitaine de vénerie, a sous ses ordres 2 lieutenants des chasses à courre ; 1 premier piqueur ; 2 autres piqueurs ; 4 valets de limiers, dont 2 à pied et 2 à cheval ; 4 valets de chiens à cheval, 4 à pied ; 50 chevaux de chasse ; 100 chiens pour le cerf ; 20 limiers et 7 hommes d’écurie. »

Deux autres jardins sont réservés : l’un, celui de l’Orangerie ou de Diane, bordé d’un côté par la longue galerie des Cerfs, est tout à fait interdit au public ; l’autre, dit le Jardin anglais, est, pendant l’absence de la Cour, ouvert à certaines heures du jour. (Il est situé en dehors et à gauche de la même vue gravée.) Il a été dessiné sous l’Empire, et planté de platanes, de sophoras, de catalpas, de tulipiers, de cyprès de la Louisiane, etc… Il est bordé d’un côté par l’étang des Carpes, d’un autre par l’aile de bâtiments que Louis XV fit construire sur la cour du Cheval-Blanc. C’est dans le pavillon d’angle, à l’entrée du jardin anglais, qu’ont été disposés, au rez-de-chaussée, des salons de réunion pour l’Empereur et pour l’Impératrice, et que sont réunis les curiosités japonaises et les divers objets offerts par les ambassadeurs siamois.

Sur le même jardin, mais à l’autre extrémité de l’aile, on peut apercevoir, à travers des arcades, des figures colossales grossièrement sculptées dans des morceaux de grès rapportés. Ces cariatides, fidèlement rendues par la gravure ci-jointe, faisaient partie d’une grotte dite du Jardin des Pins, nom donné, sous François Ier, à cette partie du jardin.

Le parc et les jardins sont le plus souvent déserts, ou traversés de temps à autre par quelques rares habitants de la ville, gens d’humeur casanière. Jardins et promeneurs n’offrent rien de particulier qui puisse attirer l’attention des touristes.


Cariatides de la grotte du jardin des Pins (jardin anglais). — Dessin de E. Thérond d’après nature.

Il est une autre classe d’indigènes, population muette mais frétillante, qui mérite d’être signalée : ce sont les carpes de l’étang ; personnages ayant leur genre de célébrité (quelques-unes sont appelées, en ce moment, à exhiber leur embonpoint à l’Exposition universelle). Les voyageurs ne manquent jamais d’aller leur faire visite ; visite qu’ils prolongent parfois assez longtemps et qui se passe à jeter du haut du terre-plein de la cour de la Fontaine des morceaux de pain à ces voraces et à voir le tumultueux spectacle de leur gloutonnerie. Une très-grande dame du siècle de Louis XIV disait qu’elle avait le malheur de ne pas aimer les plaisirs innocents ; le bon public, au contraire, non-seulement les aime, mais il a le mérite de ne pas s’en lasser ; il y a toujours pour lui un nouvel attrait à s’arrêter devant les ours du Jardin des plantes, à Paris, ou devant les carpes de Fontainebleau[3]. — Nous finirons par ces grasses commères de l’étang notre revue et cet article, nous excusant si un aussi royal sujet que la description du Palais de Fontainebleau se termine si humblement et desinit in piscem.

Du Pays.

(La fin à la prochaine livraison.)


  1. Cette statue n’est peut-être là que provisoirement ; on dit qu’on doit y restituer la statue de Persée qui décorait la fontaine dans le principe.
  2. Le dernier historien du palais de Fontainebleau, M. Champollion Figeac, cite un fait positif, qui nous semble infirmer tout à fait les complaisantes tentations d’apologie : « Au temps même de Henri IV, l’habile graveur Thomas de Leü, grava le portrait de toutes les personnes de la cour de ce roi, en ajoutant à la figure les chiffres où devises qui leur étaient personnels ; et au portrait de Gabrielle, dans ce recueil, est joint ce même chiffre 8 traversé du trait. »
  3. « La pièce d’eau des Carpes ayant été mise entièrement à sec en 1815, lors de l’occupation par les puissances étrangères, les poissons furent tous pillés et enlevés par les Cosaques ; il n’y a donc pas de carpe plus ancienne que cette date. » Elle a été de nouveau mise à sec à la fin de l’année 1866 et 2 000 carpes mesurant de 18 à 30 centimètres, ont été remises à l’adjudicataire de la pêche. 1 250 des plus grosses et beaucoup de petites ont été déposées provisoirement dans le bassin du Tibre, au milieu du parterre. en attendant que l’étang fût de nouveau rempli d’eau.