Librairie Bloud & Cie (p. 49-54).

CHAPITRE V
LA PAIX RELIGIEUSE (1872-1904)

À partir du moment où les édits persécuteurs furent rapportés, l’Église du Japon, rajeunie par ces années de culte et de souffrance, sortit des catacombes pour n’y plus rentrer. D’année en année elle devait grandir, s’étendre, prospérer, entraînant à sa suite, dans sa course à travers le pays, nombre d’âmes de bonne volonté. Ce n’est pas à dire pour cela que les difficultés lui aient été épargnées. Non ; la lutte est la vie normale de l’Église ; mais, malgré les tristesses et les peines, accompagnatrices forcées de tout apostolat, les missionnaires voyaient grandir le moisson divine et tomber les barrières qui les en séparaient. Les premières années qui suivirent la persécution de 1870 furent surtout marquées par l’arrivée de nouveaux ouvriers évangéliques. Comme après un cyclone qui laisse derrière lui un pays ravagé, il fallait, dans la chrétienté japonaise, tout reprendre par le base et construire de nouveau une maison habitable. Ce fut l’œuvre initiale des missionnaires. Successivement arrivèrent au Japon les Dames de Saint-Maur qui rapidement se développèrent et créèrent en différentes contrées des écoles, des orphelinats, des dispensaires ; les religieuses de l’Enfant Jésus de Cheuffailles, les religieuses de Saint-Paul de Chartres en firent autant et contribuèrent puissamment, par leur zèle, à la réorganisation générale des œuvres. Bientôt il fallut scinder le vicariat apostolique. Deux centres furent établis, l’un au sud, avec Mgr Petitjean, l’autre au nord, sous la direction de Mgr Osouf, à cette époque directeur au séminaire des Missions Étrangères à Paris. Grâce à l’activité du nouvel Évêque qui avait fait de Tokio sa résidence, une église s’éleva bientôt dans sa ville épiscopale, tandis que Mgr Petitjean construisait de son côté à Osaka. Les principaux centres japonais ne tardèrent pas à avoir ainsi leurs chapelles avec des œuvres attenantes, si bien qu’en 1879 on pouvait compter dans les deux vicariats 20.146 chrétiens et, en 1884, 30.280. C’étaient là des chiffres capables d’encourager l’ardeur des missionnaires.

Ainsi s’accomplissait l’œuvre de Dieu quand un événement politique de la plus haute importance vint donner un nouvel essor au mouvement religieux qui se dessinait si magnifique en ces lointaines contrées. Résolument, le Japon était enfin entré, dès 1872, dans la voie qui devait le conduire au plein épanouissement de la civilisation. Il comprenait cependant qu’un obstacle insurmontable l’arrêtait au seuil même de ce temple du Progrès dans lequel il avait la prétention de faire grande figure : c’était se religion, son paganisme. Pour transformer sa vie sociale, il lui fallait transformer sa religion, seule capable de modifier à son tour « l’état des esprits et des mœurs ». Or, il ne pouvait être question d’adopter le Christianisme comme culte national. Les préjugés restaient trop tenaces dans l’âme japonaise contre la foi des Occidentaux pour accepter une pareille solution qui, d’autre part, n’eût pas manqué d’avoir sur la politique extérieure une dangereuse répercussion. On prit donc un moyen terme et, par un décret du 11 août 1884, le gouvernement proclama la liberté absolue des cultes, ne reconnaissant désormais aucune religion comme religion d’État. En 1889, lorsque la monarchie devint constitutionnelle, l’article 28 de la Constitution fut ainsi conçu : « Les sujets japonais jouiront de la liberté de croyance religieuse en tout ce qui n’est pas préjudiciable à le paix et au bon ordre, ni contraire à leurs devoirs de sujets. » On devine avec quelle joie le clergé accueillit l’heureuse loi de la séparation des Églises qui, en d’autres pays, de civilisation cependant plus ancienne, attriste si profondément tous les cœurs religieux. Là, du moins, la législation n’avait d’autre intention que de donner à tous la liberté et de placer les chrétiens sur le même rang que les autres citoyens ! Désormais donc on n’était plus en mission, on était en terre civilisée ; on pouvait vivre au Japon comme en Europe et comme en Amérique ! Léon XIII s’empressa d’abolir les deux anciens Vicariats apostoliques ainsi que les deux nouveaux qu’il avait créés et le 15 juin 1891 il établissait la hiérarchie catholique au Japon, élevant Tokio au rang d’archevêché avec trois suffragants : Nagasaki, Osaka, Hakodate.

Tant et de si graves événements ne pouvaient manquer de jeter un certain trouble dans la marche normale de le communauté chrétienne. Les Japonais, si longtemps opprimés par des lois implacables, si cruellement sevrés de toute consolation religieuse, étaient insatiables et le zèle du clergé ne pouvait suffire à une si absorbante besogne. Toujours il fallait prêcher, toujours il fallait parcourir le pays pour aller visiter, parfois très loin, les uns et les autres. Ce ministère ambulant prit, du reste, une telle extension qu’il fallut bientôt l’organiser et huit missionnaires furent chargés de parcourir le pays en tout sens. Au cours de leurs longues pérégrinations ils catéchisaient, enseignaient, convertissaient. Un jour, c’était un chef de pèlerinages bouddhiques qui abjurait ; un autre, c’était un riche propriétaire dont l’exemple était bientôt suivi par nombre de familles qu’il nourrissait et faisait travailler. De toute manière le christianisme s’infiltrait dans l’âme japonaise et dans la vie nationale. Pauvres et riches entendaient la parole divine et l’acceptaient, heureux ensuite de la prêcher à ceux qui les entouraient. Tel fut en ces années le développement de l’Église, qu’après le promulgation de la loi constitutionnelle il fallut songer à réunir un concile qui s’ouvrit le 2 mars 1870 à Nagasaki, puis à construire d’autres églises, à créer d’autres œuvres. Manifestement les anciens cadres ecclésiastiques devenaient insuffisants. Dans une société civilisée, instruite, avide de progrès comme l’est le Japon, les méthodes d’autrefois ne peuvent plus convenir. Il faut un apostolat organisé à la façon de celui qui existe dans nos grandes villes européennes. C’est ce qu’il nous reste à expliquer brièvement en terminant cette notice.

Depuis que la Constitution est en vigueur, les prêtres catholiques vivent donc sous le régime du droit commun. Le gouvernement japonais, loin de mettre obstacle à leur avidité, seconde ces hommes qui n’ont ni visées politiques, ni ambition humaine et, dernièrement encore, il était heureux de donner aux catholiques une marque de spéciale bienveillance en assistant officiellement au service religieux célébré dans la cathédrale de Tokio en mémoire de Léon XIII. De même, en maintes circonstances, le préfet du département dans lequel se trouve l’hôpital catholique de Gotemba se plaît à venir rendre des visites officielles aux religieux, heureux de saluer en leur œuvre — une léproserie — une des plus belles créations de la bienfaisance chrétienne.

Voici, d’après M. Ligneul actuellement missionnaire au Japon, un tableau comparatif des progrès du catholicisme au Japon de 1884 à 1903.

1884
1903
Population totale du Japon
34.000.000
43.900.000
Population catholique
30.230
58.086
Évêques
2
5
Missionnaires européens
53
121
Prêtres indigènes
3
31
Églises et chapelles
84
165
Séminaires
2
3
Séminaristes
79
42
Communautés d’hommes
0
5
81 religieux
Communautés de femmes
0
25
325 religieuses