Librairie Bloud & Cie (p. 55-63).

CHAPITRE VI
LE CARACTÈRE JAPONAIS. LES ŒUVRES

Les résultats jusqu’ici obtenus par les missionnaires sont donc, certes, encourageants ; mais peut-on fonder sur eux un sérieux espoir d’avenir ? C’est là la question. Évidemment, et par la force même des choses, les vieilles religions bouddhiques et shintoïstes disparaitront peu à peu ou se transformeront du tout au tout au contact des idées occidentales et il semble que, de ce côté-là, la victoire pour l’Église ne soit guère qu’une affaire de temps et de patience. D’autre part, la Russie, jusqu’à cette heure très entreprenante, très riche, très influente, ne contribuait pas peu, par la similitude des cultes et des dogmes, à détourner, les uns, des missionnaires, à rendre sceptiques les autres qui ne peuvent comprendre comment et pourquoi le christianisme se trouve ainsi divisé en deux sectes d’autant plus opposées qu’elles semblent, par l’extérieur, plus identiques l’une à l’autre ; mais aujourd’hui, et pour longtemps, le danger paraît bien conjuré. Entre les Russes et les Japonais il y a désormais un fossé rempli de sang et jonché de cadavres qui ne se laissera plus oublier, Le Protestantisme enfin, par l’Angleterre et l’Amérique, s’est implanté au Japon. Un homme d’une haute valeur intellectuelle et morale, confident du Mikado et missionnaire dévoué, le luthérien Verbeck, eut jusqu’à sa mort, en 1898, une influence considérable sur la société japonaise et contribua singulièrement au développement des œuvres protestantes. Seulement ces œuvres, organisées par mille sectes diverses qui se combattent et se jalousent les unes les autres, ne peuvent que s’annuler réciproquement et si, de temps à autre, elles font des recrues sincères, le plus grand nombre est attiré à elles par l’espérance de secours dont il a besoin et qu’elles distribuent généreusement. Les Japonais, du reste, se rendent compte que ce n’est pas avec de l’argent qu’on attire les âmes pour les élever de l’erreur à la vérité, pour les purifier et les rendre meilleures et, volontiers, tout en profitant des libéralités protestantes pourraient-ils dire : « Trop d’argent, trop d’argent ! » Non, l’Église au Japon rencontre de grands obstacles, elle a de difficiles combats à soutenir, mais ces obstacles ne se trouvent pas dans les religions adverses, ces combats n’ont pas pour champ clos des croyances opposées : ils sont tous dans le caractère japonais et c’est par le caractère japonais que s’explique aussi le genre d’œuvres que les missionnaires ont créées.

La haine de l’étranger est toujours, aujourd’hui comme autrefois, le sentiment, profond et souvent réfléchi des Japonais. S’il est resté chez lui, s’il est, par conséquent, de famille pauvre, il garde au fond de son âme les préjugés antiques, ceux que la tradition, le sang, l’histoire lui ont inculqués. Pour lui, l’Européen est une force momentanée dont on se sert, mais qu’on rejettera le jour où l’on n’en aura plus besoin et qu’on tournera contre lui dès que faire se pourra. En attendant on en profite, on l’exploite le plus habilement possible. Or, le religion comme les autres efflorescences de la civilisation occidentale est une de ces forces. Pauvre et de condition inférieure, il ne peut songer à trouver pour son intelligence et son développement humain des avantages de toutes sortes à ce contact journalier avec l’Europe ; du moins, il peut faire ses petits profits, et il n’y manque pas, en se faisant baptiser. De cette manière, faute de mieux, il aura des secours, un peu d’argent et c’est autant de pris. Si, au contraire, il est de classe riche ou aisée, il est allé en Amérique et en Europe, il a étudié dans les grands centres intellectuels des deux mondes, et lorsqu’il rentre chez lui, armé pour la lutte, il revient avec les mêmes dédains que lorsqu’il était parti, avec une incurable incrédulité en plus. En cours de route, il a lu Rousseau, Renan, Auguste Comte, étudié à Leipzig et à Berlin le christianisme historique et la philosophie allemande, entendu à Paris les orateurs socialistes et, de ce bagage intellectuel, rapporté d’outre-mer, il ne conserve qu’un élégant scepticisme, des idées subversives de tout l’ordre établi, toujours une haine réfléchie contre l’étranger qui envahit sa patrie. Avec cela, comme chez chaque asiatique, un orgueil qui n’a nulle limite, un sensualisme qu’aucun frein ne peut tenir en bride et une duplicité qui, pour se déguiser sous le nom de diplomatie, n’en est pas moins un vice qu’on retrouve dans toutes les classes de la société. Là est la vraie difficulté que rencontre le christianisme et la raison qui explique ses longs quoique réels progrès. — Mais à côté de ces traits du caractère japonais, il en est d’autres, singulièrement plus nobles par où l’Église peut avoir prise et accès. D’abord c’est l’intelligence. Par nature le Japonais est intelligent dans toute la force du terme, c’est-à-dire qu’avec une puissance d’assimilation remarquable, il est d’une curiosité sans borne et d’une perspicacité étonnante. Volontiers, et pendant de longues heures, il aime à entendre parler. En quelque endroit que le missionnaire aille faire une conférence, il va, qu’il soit bouddhiste, shintoïste, protestant ou rien du tout, l’écouter attentivement, puis il discute et il juge. De même il lit avec passion pour le plaisir de lire et d’apprendre quelque chose de nouveau. Aussi, l’œuvre des conférences et de la presse est-elle un des grands soucis du clergé. C’est par là surtout qu’il fait jaillir quelques étincelles de vérités qui souvent illuminent une vie et la rendent chrétienne. Un missionnaire pouvait écrire en 1902 : « Tokio rappelle absolument Alexandrie et ses écoles. Il lui faut des Origène. » Et c’est l’exacte vérité. Tout à la fois, le missionnaire doit enseigner aux uns les vérités chrétiennes les plus élémentaires, discuter philosophie, histoire et sciences avec d’autres très au fait des plus récentes découvertes et des plus modernes systèmes, redresser des erreurs, combattre l’incrédulité, modifier des « mentalités », en un mot faire en même temps métier de conférencier, de professeur, de publiciste de catéchiste et d’apôtre. De reste, à écouter le prêtre, nul ne fait difficulté. Pour eux c’est un homme comme un autre. À sa science ils le jugent. Ils vont même plus loin. Sans crainte, ils envoient leurs enfants aux trois collèges tenus par les Marianites ou Frères de Marie qui enseignent au Japon toutes les branches du savoir humain, sans oublier la religion. En 1894, un de ces trois établissements comptait 142 élèves parmi lesquels on pouvait compter 31 catholiques, 15 protestants, 2 juifs, 57 païens, etc. Par là, évidemment, le Christianisme s’infiltrera dans l’âme de ces enfants et par eux dans leurs familles. Car c’est un autre trait et très frappant du caractère japonais que lorsqu’il est converti sérieusement, lorsque nulle autre considération que la foi ne lui a fait recevoir le baptême, très vite le nouveau chrétien devient un apôtre. Ardent au bien comme au mal, une fois en possession de la vérité, nul obstacle ne l’arrête, nulle difficulté ne le rebute pour la faire partager à d’autres et c’est ainsi que jusque chez l’Impératrice le catéchisme est entré. Du reste — et cela se comprend — c’est surtout dans la haute société japonaise que l’Église recrute ses meilleurs enfants. Déjà plusieurs grands noms ont reçu le baptême et pratiquent pieusement leur nouvelle religion. Dès 1883 la fille du ministre de la Justice devenait chrétienne et épousait une jeune prince lui aussi chrétien. C’est par de tels exemples, c’est sur de tels foyers que l’Église peut, lentement, mais sûrement, construire la maison du Père commun des hommes. Mais ce n’est pas à dire pour autant que dans les classes inférieures de la nation il n’y ait de belles et consolantes vocations à la foi. Non ; là aussi souffle l’esprit divin et, comme chez d’autres, lorsque la foi a pénétré à fond dans leur âme, elle y fait des merveilles. Dans les classes pauvres c’est surtout par les charités, par les œuvres de dévouement et d’abnégation que Dieu attire et retient, parfois de suite, parfois à l’heure de la mort ; mais comme chez ceux que la fortune a plus favorisés, une fois les difficultés surmontées, ils vivent généralement en bons chrétiens et deviennent, à leur tour, des apôtres pleins de zèle. C’est ainsi que dans l’armée qui compte actuellement beaucoup de fervents catholiques, tous hommes du peuple, des conversions se font et des préjugés se dissipent. Du reste, plus que bien d’autres, ces chrétiens sont particulièrement méritants et en les voyant, tous sans faiblir, aller régulièrement à la messe le Dimanche, entrer, même en compagnie, à l’Église et saluer le missionnaire, on peut croire sans peine que leur religion est solide, que leur famille sera chrétienne et qu’autour d’eux ils exerceront une salutaire influence.

Mais pour toutes ces raisons et surtout par suite de cette persistante animosité du Japonais contre l’étranger, il importe qu’au plus vite un clergé indigène se forme nombreux, savant, profondément religieux, capable de devenir les collaborateurs et les aides des prêtres français. Eux seuls peuvent, en effet, comprendre pleinement l’âme japonaise, eux seuls peuvent en parler la langue en enfants du pays, eux seuls peuvent avoir sur les infidèles assez d’autorité et d’influence pour les amener nombreux au Christianisme et à la foi. Aussi dès 1873 le séminaire de Tokio fut-il fondé et ce fut M. Midon, plus tard évêque d’Osaka, qui en eut la direction. Les jeunes gens ne tardèrent pas à arriver et, chose étrange, d’un peu toutes les classes de la société. À côté du petit paysan pauvre venu du fond de la province, on put voir, aux environs de 1880, vivant dans la plus parfaite union, deux fils de grande famille et d’ancienne noblesse, tous deux aussi énergiques que vaillamment chrétiens. En 1884, le séminaire comptait dix-sept élèves. Le chiffre peut paraître modeste ; mais quand on songe à quelles épreuves redoublées il faut mettre ces jeunes gens, hier encore païens, pour les bien juger, pour pétrir et transformer leur âme et les établir, en toute confiance, chefs, pasteurs et docteurs de leurs frères unis et séparés ; quand on réfléchit, d’autre part, qu’au Japon comme en France, le service militaire les retient, longtemps, loin de leur centre d’attraction pour les jeter durant plusieurs années en pleine caserne et en caserne païenne, le chiffre n’a plus rien d’étrange : il est, au contraire, de bon augure pour l’avenir. Le cours entier des études, petit et grand séminaire, est de quinze années. C’est, en général, vers l’âge de trente ans que le séminariste est ordonné au sacerdoce après avoir passé, entre le sous-diaconat et la prêtrise, une année entière comme catéchiste dans l’intérieur du pays. Les trois premiers prêtres japonais furent ordonnés en 1882 par Mgr Petitjean. Depuis cette époque, le nombre alla chaque année en augmentant, si bien qu’en 1903 ils étaient, les décès défalqués, 31. Malheureusement, outre les difficultés d’ordre intime qui empêchent l’œuvre du Grand Séminaire de se développer autant qu’elle le pourrait, il y a des difficultés financières qui contraignent les missionnaires à faire un choix sévère parmi les jeunes postulants. C’est la raison pour laquelle depuis 1890 tous les séminaristes, au moins en grande majorité, sont envoyés dans un seul séminaire : celui de Nagasaki où ils attendent dans le calme et la prière l’heure où le Maître leur dira enfin : « Désormais je ne vous appellerai plus mes serviteurs mais mes amis, car je vous ai choisis et je vous ai placés pour que vous alliez, que vous portiez des fruits et que vos fruits demeurent. »

Il me semble en terminant cette notice que, vus de haut, les événements du jour doivent donner à tout chrétien un invincible espoir. Oui, l’Église est attaquée et combattue, oui, elle est persécutée, mais elle ne meurt pas pour autant. Toujours en marche, elle s’en va dans le monde, le flambeau de la foi en main, à la recherche des pierres immortelles destinées à la construction de la cité mystique. Partout elle en trouve, partout elle les taille et les polit et c’est afin de lui permettre d’accomplir sur terre sa grande et glorieuse mission que Dieu, dans sa puissance et sa sagesse, ne craint pas de bouleverser un instant les nations et les pays. Par la guerre et les révolutions, par de soudains et imprévus évènements, il ouvre à son Église de nouvelles terres et de nouvelles régions, car demain comme hier elle doit perpétuellement chanter une « louange perpétuelle » au Christ son Maître qui vit, qui règne et qui commande sur terre comme dans les Cieux.