CHAPITRE III
LE JAPON AU XIXe SIÈCLE. LA PRÉPARATION
APOSTOLIQUE (1844-1858)

Un jour de l’année 1844, le 28 avril, une corvette portant pavillon français arriva en vue d’une île de l’archipel Riu-Kiu, Okinawa. C’était, remarque un des passagers, la fête du patronage de Saint-Joseph. La corvette s’appelait l’ « Alemène ». Elle venait jeter à nouveau sur le Japon la première semence de cette foi qu’elle apportait de France. Deux hommes de cœur et de courage l’avaient armée. L’un d’eux la montait. C’était M. Forcade, le futur vicaire apostolique du Japon reconquis.

Au cours des dernières années du règne de Louis-Philippe, la France qui, depuis le traité de Paris, s’était repliée sur elle-même et n’avait guère eu le temps et le loisir d’envoyer ses marins scruter le mystérieux horizon d’Orient, s’était reprise enfin et, devant l’abaissement de l’Angleterre en Chine, avait jugé utile d’envoyer une brillante escadre dans les eaux du Pacifique. Cette escadre était alors commandée par un homme d’une rare énergie et d’une haute valeur, véritable fils de son travail et de sa persévérance, l’amiral Cécille. Ambitieux pour son pays plus que pour sa personne, ce soldat, qui de pauvre petit mousse était arrivé aux plus importantes dignités, avait rêvé à de grandes choses pour la gloire de sa patrie. Il voulait ouvrir à la France de nouveaux débouchés da commerce, lui trouver des amis jusqu’aux confins du monde, voir son nom respecté et connu sur ces mers qu’il aimait comme on aime son « chez soi ». Si sa foi religieuse ne le lui avait pas déjà fait deviner par avance, son intelligence et sa loyauté lui eussent rapidement permis de découvrir dans les missionnaires des amis dévoués à ses projets et vivant du même idéal. Aussi lorsqu’il résolut d’aller reconnaître les îles Riu-Kiu, avant-poste des côtes japonaises, demanda-t-il au supérieur de la mission de Chine, M. Libois, un interprète dans la personne d’un missionnaire. C’est ainsi que Forcade, arrivé à Macao en 1843, se trouva destiné par la Providence au dur labeur de renouer, le premier, l’ancienne tradition catholique du Japon. L’ « Alemène » que l’amiral ne pouvait commander fut confié à un marin, énergique et courageux comme son chef, le capitaine Fornier-Duplan, et c’est à trois — car on avait embarqué un Chinois catéchiste, Augustin Kô — qu’on leva l’ancre, le 3 avril 1844, pour arriver à Nafa le 28 du même mois.

Les débuts de l’apostolat de M. Forcade dans les îles de Riu-Kiu, pour n’être pas sanglants n’en furent pas moins douloureux. Toutes les lois anciennes concernant les missionnaires étaient encore en vigueur et publiquement affichées sur les murs de chaque ville. L’énergie, l’autorité du capitaine Fornier-Duplan permirent cependant au jeune missionnaire de prendre pied sur la côte d’Okinawa. En vérité, les mandarins mirent tout en œuvre pour empêcher la chose : ils refusèrent de faire du commerce avec la France, sous prétexte que les îles étaient trop pauvres ; ils ne voulurent accepter aucun cadeau en échange des services qu’ils avaient rendus aux envoyés du « puissant Empereur » ; ils alléguèrent, à la demande de l’officier qui exigeait que les deux interprètes — c’est ainsi qu’on avait présenté M. Forcade et Augustin Kô — restassent dans le pays, que les indigènes auraient peur, que jamais jusqu’ici des étrangers n’avaient séjourné sur leurs-rivages, que le climat était malsain ; ce fut en vain. Fornier-Duplan resta inébranlable. « Je suis heureux que vous n’ayez pas refusé de recevoir les deux interprètes, écrivit-il fièrement au gouverneur, car comme j’avais reçu l’ordre de les laisser dans votre pays, j’aurais été contraint, malgré votre refus, de les laisser également et le chagrin que je vous aurais alors causé m’en aurait fait beaucoup à moi-même. Pour les observations que vous faites par rapport au climat, à la crainte où vous êtes que la santé de ces deux hommes ne se trouve dérangée, elles témoignent de votre bon cœur ; mais vous saurez que les Français, quand ils ont reçu un ordre, l’exécutent, même au péril de leur vie. Ainsi je les débarquerai demain avec leurs effets en les recommandant de nouveau à vos bons soins. » C’était clair et précis. Quelques jours après, « l’Alemène » partait, laissant les deux missionnaires seuls, au milieu d’un peuple ennemi. Durant deux années la vie de M. Forcade fut celle d’un prisonnier respecté. Dès le départ du capitaine Fornier-Duplan, une garde fut commise à la surveillance de l’apôtre qui fut enfermé dans l’ancienne bonzerie d’Amiko. Jamais seul, il ne pouvait ni sortir, ni travailler, ni manger sans être observé. Toujours sa garde était à ses côtés, le harcelant d’hypocrites obséquiosités. Finalement, après deux entrevues avec le gouverneur-roi, il obtint de demeurer seul dans sa chambre et dans un petit jardin qui en dépendait, puis, insensiblement, il prit la liberté de sortir et même, après d’innombrables difficultés, de dire quelques mots aux braves gens qu’il rencontrait sur son chemin. Comme il aurait aimé, alors, pouvoir parler à ces païens des seules choses pour lesquelles il était venu de si loin se faire prisonnier volontaire ! quelle joie eût été la sienne de leur apprendre le nom de Jésus-Christ. Lui qui, un jour, à la demande de quelques mandarins, avait entonné sur le rivage, pour leur donner une idée des chansons du pays, le « Te Deum » et le « Magnificat » et avait pu, dans la joie de son âme, saisir, sur le visage de ces simples, quelque chose de la prenante impression qui remue toutes les foules, qu’elles soient d’Europe où d’Asie, aux accents de ces solennels cantiques, il ne pouvait rien entreprendre et dire sous peine de compromettre l’avenir ! En fait, le mauvais vouloir des chefs s’expliquait. Les îles dépendaient du Japon au point de vue politique et commercial. Que le roi autorisât M. Forcade à prêcher l’Évangile et, tout de suite, l’Empire retirait ses vaisseaux, la Chine rompait toute relation et, finalement, la guerre s’imposait. On comprend que cette considération pesait d’un poids singulièrement lourd dans la balance du seigneur de Nafa et que la présence de cet étranger n’était pas faite pour lui plaire, d’autant, au reste, que ses craintes étaient assez fondées. Cet exil, cet réclusion, dura deux longues années, pendant lesquelles les oreilles de M. Forcade n’entendirent d’autre langage que le mauvais latin de son ami Kô et son cœur le mystérieux et impuissant appel d’un peuple comprenant, sans le pouvoir dire, la grandeur du message que cet étranger leur apportait et qu’il était incapable de leur communiquer. Seule, l’Eucharistie faisait sa force et seule elle était se compagnie dans l’angoissante solitude qui l’enserrait de toute part. L’amiral, même, dont il n’avait aucune nouvelle, semblait l’avoir abandonné et il pouvait se demander ce que serait pour lui l’avenir si jamais plus la France ne venait planter son drapeau sur le sol aride où, sentinelle avancée, il avait été posté par la confiance de ses chefs. Or, au matin du 1er mai 1846, fête du roi, à peine eut-il terminé son action de grâce qu’Augustin lui demanda, anxieux, si, durant sa messe, il n’avait pas entendu chanter un oiseau. « Pater, nil audivit per missam ? Per totam missam cantabat avis : navis venit ! ». L’oiseau a chanté ! Le navire vient. Le navire venait en effet. Dans le lointain, à l’horizon, un point noir faisait tache ; bientôt les contours du vaisseau se dessinèrent, les mâts se laissèrent deviner. Mais qu’était-ce ? Ce pouvait être un bateau anglais, une frégate hollandaise. Cependant si les couleurs aimées allaient tout à coup apparaître ! Les couleurs n’apparurent pas, mais, soudain, au coup de midi, vingt et une décharges d’artillerie partirent du bord. C’était l’équipage qui célébrait la saint Philippe ! C’était bien la patrie qui approchait du rivage. La joie de M. Forcade fut indicible. Combien peu, pourtant, il se doutait des autres bonheurs dont Dieu allait récompenser son sacrifice et sa persévérance ! Monté sur une jonque, il se précipite au devant de la « Sabine » et, à le nuit close, il arrive à l’échelle où l’attend un homme qui lui saute au cou, l’embrasse et, les larmes aux yeux, murmure à ses oreilles la première parole de français qu’il entend depuis que « l’Alemène » l’avait quitté : « Un ancien élève, maintenant un confrère ! » C’était M. Leturdu qui venait partager son exil et seconder ses efforts. Immédiatement conduit au carré, on le fait dîner et on lui remet son courrier. Le premier pli qu’il ouvre est sa promotion à l’épiscopat. M. Forcade avait trente ans. Le Japon et les îles Riu-Kiu étaient érigés pour lui en vicariat apostolique.

L’arrivée de la « Sabine » fut bientôt suivie de celle du vaisseau-amiral. Après de longs retards occasionnés par le traité de Lagrené, Cécille pouvait enfin venir rendre lui-même visite au missionnaire et, définitivement, régler sa situation. Sa ténacité et son énergie n’obtinrent pas du roi des Riu-Kiu l’alliance commerciale qu’il désirait ; il parvint, du moins, à faire accepter la présence des prêtres français sur les rivages de l’île avec la pleine liberté de vivre comme bon leur semblerait : ils ne devaient plus être dorénavant soumis qu’au droit commun. Les pourparlers durèrent six semaines, durant lesquels l’amiral s’ingénia, par tous moyens, à donner aux autorités du lieu la plus grande idée du pays qu’il représentait comme à montrer en quelle singulière considération il tenait Mgr Forcade. Puis, laissant M. Leturdu seul dans la bonzerie de Tumai, il partit pour le Japon avec le nouveau vicaire apostolique. Hélas ! la première entrevue des Français et des Japonais n’eut rien de très consolant. L’amiral ne put même pas descendre à terre et le gouverneur ne daigna pas se déranger pour saluer l’officier. Insolemment, par quelques matelots et douaniers, on lui intima l’ordre de reprendre le chemin qui l’avait amené en ce royaume fermé à tout jamais aux étrangers. Toutefois, cette reconnaissance n’avait pas été vaine. Mgr Forcade y apprenait au moins une chose, c’est que le roi des Riu-Kiu, dans les meilleurs termes avec celui du Japon, avait impudemment menti à l’amiral à peu près sur toutes les questions que ce dernier lui avait posées, qu’il tenait minutieusement son allié au courant des faits et gestes du missionnaire et enfin que le Japon avait mis à prix la tête de M. Forcade. En présence d’un tel état de choses, il fallut bien rebrousser chemin et remettre à des temps meilleurs l’entrée joyeuse au pays promis.

Pendant que Mgr Forcade partait pour Manille en quête d’une consécration épiscopale, un nouvel apôtre arrivait auprès de M. Leturdu. C’était M. Adnet. Cette compagnie n’était pas inutile au pauvre missionnaire, car les jours de solitude pesaient lourdement sur ses épaules et, malgré la visite de l’amiral, le situation des étrangers ne s’était guère modifiée. Au fond de tout cela, il y avait la crainte du Japon dont le représentant à Nafa gouvernait, en fait, réellement les îles et, faute de pouvoir se débarrasser des étrangers on cherchait, du moins, par mille tracasseries, à leur rendre le séjour insupportable, inutile, dangereux. De son côté, Mgr Forcade courait les mers. Sacré le 21 février 1847 à Hong-Kong où il finit par trouver un évêque, après quelques hésitations, il se décida à retourner en France discuter lui-même des intérêts de sa mission. Certes, elle avait besoin, cette pauvre mission des Riu-Kiu, d’une efficace intervention, car le malheur passait sur son ciel. Privée de son évêque depuis de longs mois, elle vit bientôt l’un de ses deux prêtres, M. Adnet, mourir de la poitrine, loin de tous secours humains, laissant à nouveau M. Leturdu seul et inconsolable ; puis, à son tour, M. Leturdu reçut du gouvernement français l’ordre de partir et d’aller à Hong-Kong. Le 27 août 1848, les mandarins et le gouverneur purent être dans l’allégresse : l’étranger s’en allait ; on espérait qu’il ne reviendrait pas.

M. Leturdu ne revint pas en effet, mais les chefs de l’île ne gagnèrent pas au change, car d’autres, quelques années plus tard, en 1853, y arrivaient et avec des forces plus imposantes que le dénuement voulu d’un pauvre missionnaire. C’était l’escadre américaine de Perry. De gré ou de force, les portes durent s’ouvrir, et peu après la muraille japonaise allait s’écrouler. Des Riu-Kiu, le commodore fit voile sur Uraga, situé à l’ouest de Yédo. Les Japonais tentèrent tout d’abord d’intimider Perry comme ils avaient intimidé Cécille : ils ignoraient qu’ils n’avaient plus affaire à le France, mais à l’Amérique. Aux réclamations, aux menaces des Japonais, l’amiral répondit en mettant ses vaisseaux sur le pied de guerre et en faisant dire tout simplement au shogoun que sa mission était formelle : il devait remettre une lettre à l’Empereur, à Uraga ou à Yedo et point ailleurs, que la loi américaine le commandait et que les Américains devaient obéissance à la loi américaine plutôt qu’à celle du Japon. Le shogoun comprit ce que parler veut dire. Une conférence eut lieu et force lui fut d’accepter la lettre de Millard Fillimore lui demandant un traité et sa réponse d’ici quelques mois. Puis, son message accompli, Perry alla s’installer à Nafa où, sur la menace de prendre le palais par les armes, les autorités lui accordèrent le libre commerce et l’autorisation de bâtir un entrepôt de charbon.

La croisière américaine fit grand bruit dans le monde. La Russie et l’Angleterre, qui cherchaient à étendre leur sphère d’influence dans les mers d’Extrême-Orient, s’agitaient. La France, de son côté, songeait à envoyer une frégate au Japon. Ces préparatifs hâtèrent le retour de Perry à Yedo. Le 4 janvier 1854, il reprenait la route qu’il avait faite l’année précédente et, grâce à son énergie, le 8 mars, les négociations commencèrent à Yokohama. Shimoda et Hakodate ouvraient leur port à l’Amérique. La même année et la suivante, l’Angleterre et la Russie demandèrent des avantages analogues pour leurs compatriotes. La libre entrée de Nagasaki et d’Hakodate leur fut concédée aux mêmes conditions qu’à l’Amérique. Malheureusement, les vaisseaux privilégiés qui, les premiers, purent librement circuler dans les eaux japonaises étaient tous de nations protestantes ou schismatiques. Avec eux c’était le protestantisme et l’orthodoxie qui entraient sur la terre des martyrs. Ce n’était point le catholicisme parce que la France n’avait pas encore paru. Mais Dieu qui dirige toutes choses, pouvait-il laisser l’erreur se répandre sans permettre au bien de lutter contre elle ? Le gouvernement français n’avait, pout-être, ni le désir ni même la pensée de soutenir des missionnaires : les nécessités politiques l’y obligèrent. À mi-chemin entre l’Occident et l’Orient le canon, en effet, venait de se faire entendre. La bataille de l’Alma était gagnée ; mais Sébastopol résistait héroïquement aux attaques de Canrobert et de Pélissier. Pour affaiblir sur plusieurs points à la fois la Russie et faire une diversion, le cabinet de Paris envoya des vaisseaux jusqu’aux embouchures de l’Amour et sentit l’impérieuse nécessité de traiter avec le Japon. Le baron Gros fut chargé par l’Empereur de cette mission qui, cette fois, aboutit à de meilleurs résultats que la première. Le 9 octobre 1858, un traité d’alliance franco-japonais était signé à Yedo. Il reconnaissait aux Français le pouvoir de bâtir des chapelles et de pratiquer le christianisme. L’article IV était ainsi conçu : « Les sujets français auront le droit d’exercer librement leur religion au Japon et, à cet effet, ils pour ront y élever, dans le terrain destiné à leur résidence, les édifices convenables à leur culte comme églises, chapelles, cimetières, etc. Le gouvernement japonais a déjà aboli, dans l’Empire, l’usage de pratiques injurieuses au Christianisme. »

C’était, quoique d’une façon bien restreinte et bien précaire, le droit pour out prêtre catholique de résider au Japon. S’il ne pouvait être encore question pour eux de prêcher l’Évangile aux indigènes, du moins c’en était l’acheminement. La tradition catholique était donc renouée en ces lointaines contrées.