CHAPITRE II
LES ORIGINES CHRÉTIENNES AU JAPON

Le Japon qui avait été signalé à l’Europe en 1298 par Marco Polo, puis au XVIe siècle par Magellan, ne fut toutefois réellement connu de l’Occident que le jour où un Portugais, Fernao Mendès Pinto y aborda en 1542. Ses récits firent rapidement le tour du monde et marchands, navigateurs, aventuriers ne furent, pas longs à apprendre le chemin qui de Lisbonne et d’ailleurs conduisait sur ces terres qu’on décrivait et si riches et si fécondes. Parmi ceux qui entendirent parler de ce pays inconnu aux populations curieuses, intelligentes et douces, amies des arts et de l’instruction, il en fut un dont l’âme ardente et fière se mit à tressaillir d’une joie qui n’avait rien d’humain et qui rêva d’aller, de l’Inde où il se trouvait alors, sur ces côtes hospitalières pour accomplir une œuvre plus grande que celle d’établir un comptoir, plus noble même que celle d’enseigner à des étrangers le nom et la langue d’une patrie périssable : pour prêcher, à des foules qui l’ignoraient, la bonne nouvelle de l’Évangile et la foi au Sauveur du monde. C’était François Xavier. Depuis 1542, lui aussi, à la suite des compagnons de Vasco de Gama, il s’était laissé porter sur ces flots inconnus et fascinants et, plein de confiance en la parole de Jésus-Christ, il avait abordé aux Indes et commencé son apostolat. C’est là que la nouvelle du voyage de Pinto vint le trouver et qu’un événement tout à fait inattendu le décida à s’embarquer sur une jonque chinoise pour ce pays étrange où il arriva le 45 août 1549. Il était à Malacca, quand un Japonais du nom d’Anjiro, qui l’avait longtemps cherché, se présenta pour lui demander d’apaiser les remords de sa conscience troublée par une longue vie de débauches. François eut tôt fait de l’amener à Dieu et au baptême et ce fut avec ce premier néophyte, prémices de la future église japonaise, que l’apôtre aborda à Kagoshima[1]. Son apostolat au Japon dura deux années. Le 20 novembre il était obligé de renoncer à cette chrétienté naissante, « les délices de son âme », pour retourner aux Indes où saint Ignace de Loyola l’avait nommé supérieur de la récente province qu’il venait de créer. Mais en ces vingt-sept mois quelle œuvre accomplie ! À sa voix, de toutes les classes de la société des hommes s’étaient levés pour recevoir le baptême. Un jour, ce fut un pauvre, le premier qu’il baptise, un autre ce furent des bonzes qui avaient voulu discuter avec lui et qui s’en retournent convertis. Partout il fonde des communautés dont il laisse à ses frères la direction, tandis qu’il va prêcher ailleurs le Credo traduit en japonais. Successivement, Kagoshima, Hirado, Yamaguchi, Bungo reçoivent ses instructions et, quand il part pour la Chine, le Japon compte déjà plusieurs milliers de chrétiens. L’Église japonaise était fondée et solidement fondée.

Cette première aube du Christianisme qui apparaissait, soudain, radieuse au fond de l’Océan, pour éclairer d’une lumière toute divine les ténèbres dans lesquelles semblait s’ensevelir l’Europe, devait bientôt se diaprer de couleurs sang. C’est la rançon demandée à l’Église avant toutes ses grandes œuvres. Déjà, lors de la courte apparition de saint François au Japon, un des princes les plus puissants de la féodalité japonaise, le prince Setsuma, publia un édit contre le Christianisme et ceux qui le prêchaient ; mais ce n’était encore qu’une mesure sans conséquence. Les Jésuites, successeurs de François, continuèrent à prêcher l’Évangile en toute liberté. Tandis que les conversions se multipliaient dans tous les milieux et sur toute l’étendue du territoire, une efflorescence de vertus, comme seule en peut susciter l’Église, se manifestait, plus éloquente et plus persuasive que la parole, si chaude et si vibrante qu’elle puisse être. Ce fut l’heure des admirables dévouements, des sublimes leçons de choses. On put voir, par exemple, deux bonzes venus de Myako renier leurs superstitions, abandonner leurs temples et, sous le nom de Paul et Barnabé, parcourir le pays pour annoncer la doctrine à laquelle ils venaient d’adhérer ; on put voir une province, celle d’Arima, compter quinze cents fidèles baptisés avant même que les missionnaires y eussent pénétré ; on put voir les plus puissants daimyo, d’Omura, d’Amakusa, des îles Goto devenir néophytes et en traîner à leur suite les meilleurs de leurs vassaux. Dès 1582, le Japon comptait 200.000 chrétiens et 250 oratoires. L’Église était assez prospère pour envoyer à Grégoire XIII une ambassade, composée de trois princes japonais, et montrer par cet exemple à l’Europe étonnée que la foi ne disparaît jamais d’un peuple sans passer à un autre.

Ces merveilles apostoliques, malheureusement, furent de courte durée. De tels succès ne pouvaient aller sans susciter bien des haines et aussi peut-être bien des imprudences. Les bonzes, voyant la richesse et l’influence leur échapper peu à peu, commencèrent à s’agiter et à chercher, contre les chrétiens, des griefs qu’ils pourraient exploiter à la faveur du nouveau règne qui venait de s’ouvrir en 1592. En hommes avisés, ils allèrent les puiser à ces sources toujours passablement troubles et corrompus, en tous temps et en tous lieux, et d’où naissent les grands torrents dévastateurs : celles de la politique. Fort habilement, ils profitèrent des moindres démarches, des plus insignifiantes paroles dont l’orgueil et la jactance espagnols, en ces années de gloire et de triomphe, ne durent, sans doute, pas être très ménagés, pour convaincre Hideyoshi qu’un complot se tramait contre lui et, qu’en fait, les missionnaires n’étaient autres que de vils espions au service de leur patrie. Et, en vérité, s’ils étaient instruits des événements du jour, s’ils connaissaient quelque chose des façons cavalières dont l’Espagne d’alors entendait la colonisation, il faut avouer que les bonzes avaient beau jeu. Quoi qu’il en soit, Hydeyoshi se laissa convaincre et, dès 1587, la persécution commençait. Les prêtres européens étaient chassés du territoire japonais, les églises étaient détruites : « Sous prétexte de procurer le salut éternel après cette vie, disait Hideyoshi, les prédicateurs de la religion chrétienne se concilient l’esprit des peuples et se les attachent afin de pouvoir les soulever à leur gré contre le monarque du Japon. C’en eût été fait de moi si je n’avais prévu le péril[2]. » Cependant cette première persécution ne fut qu’une alerte. Tout corrompu que fut Hideyoshi, il n’était point cruel et la persécution n’eut rien de sanglant. Peut-être, du reste, n’était-il pas autrement convaincu du : complot qui se tramait contre ses États.

Dix ans s’étaient à peine écoulés depuis ce premier édit lorsqu’un événement assez caractéristique et propre, assurément, à confirmer le roi dans ses craintes contre les méchants desseins, non pas certes des missionnaires, mais des Espagnols, vint déterminer le crise qui menaçait l’Église du Japon. En juillet 1596, un vaisseau marchand espagnol, le « Saint-Philippe », abordait subitement sur les côtes de la province de Tosa. Il fut saisi avec toute sa cargaison par les fonctionnaires d’Hideyoshi. D’où grande colère du capitaine qui n’imagine rien de mieux pour intimider l’officier que de lui montrer, avec la hauteur qu’on peut deviner, sur une carte du monde, les immenses possessions du roi, son maître. Surpris, le Japonais lui demanda comment une si vaste monarchie avait pu s’établir. « Par la religion et par les armes, lui répliqua le Castillan. Nos prêtres nous préparent les voies. Ils convertissent les peuples au Christianisme. Ensuite, ce n’est plus qu’un jeu pour nous de les soumettre à notre autorité. » Cette fois, il ne pouvait plus y avoir doute. Hideyoshi se décida à agir. Une liste de proscription fut dressée dont on garde vingt-quatre noms : neuf prêtres et quinze laïques, destinés à expier pour tous une imprudents et vaniteuse fanfaronnade. L’exécution eut lieu à Nagasaki. Les prisonniers, auxquels on adjoignit deux autres chrétiens, firent, héroïquement, le sacrifice de leurs jours, étonnant par leur courage, leur douceur et leur joie les païens qui les accompagnaient, sans pouvoir comprendre la force surnaturelle qui soutenait ces victimes innocentes, transportant d’amour, d’espépérance et de foi les chrétiens innombrables qui les contemplaient comme la semence céleste d’où naîtrait, bientôt, la moisson d’or dont ils étaient les premiers épis. Le 5 février 1597, les martyrs furent conduits sur la colline de Tateyama, au nord de Nagasaki, et là attendirent, crucifiés, que le coup de lance du bourreau mit fin à leurs jours en déchirant leur poitrine. Alors, tandis que le supplice s’accomplissait, que des flancs à l’épaule le corps de chaque chrétien était transpercé, à l’image de celui du Sauveur, une voix d’enfant, pure comme celle d’un ange, s’éleva tout à coup, d’une des croix : « Laudatè, pueri, Dominum, enfants, louez le Seigneur », entendit-on. C’était Antoine, un petit servant de messe de treize ans, qui entonnait sur terre l’éternelle louange, la « laus perennis » de son Noël céleste qu’il allait continuer pour toujours dans l’éternité.

Cette tragique journée out un lendemain bien différent de celui qu’on aurait pu prévoir. Avant que de nouveaux martyrs ne remontassent sur leurs chevalets, Hideyoshi mourait, ne laissant qu’un enfant mineur sous la tutelle de Yeyasu Tokugawa dont le nom allait rester fameux dans les annales historiques du Japon, grâce à l’adresse avec laquelle il sut se faire donner le titre de Shogoun d’une part, grâce de l’autre, à la Fortune qui permit à sa famille de conserver le titre et l’autorité qu’il représentait, jusqu’au jour de son abolition en 1848. Cependant, pour autant la persécution ne cesse pas, c’est à peine si elle se ralentit. Toutefois, les conversions n’en continuaient pas moins. Au dire du P. Marnas, en le seule année 1599, il y eut 70.000 conversions et, en 1605, le Japon comptait dix-huit cent mille chrétiens. Les ordres les plus divers étaient venus donner la main : aux ouvriers de la première heure. — Jésuites, Franciscains, Dominicains, chanoines de Saint-Augustin, fondaient, malgré la persécution, des églises, des hôpitaux, des écoles, des noviciats, voire même un observatoire à Osaka et une académie à Myako. En 1613 encore, le daimyo de Sendaï envoie une ambassade à Paul V et au roi d’Espagne ; mais c’est le dernier jet de lumière avant l’obscurité de la nuit orageuse.

La cause du suprême bouleversement qui amena la fin momentanée de cette noble église, n’est pas, en vérité, très facile à démêler, car l’on a donné plusieurs motifs aux décrets qui chassèrent définitivement la religion du sol japonais. Il semble bien, cependant, qu’il faille attribuer la chose au double jeu de la politique et de la religion occidentales. Avec l’Espagne, en effet, la Hollande et l’Angleterre, quoique tardivement, s’étaient donné rendez-vous en Extrême-Orient. Or, le commerce d’une part, la religion de l’autre, faisaient de ces trois nations européennes des sœurs ennemies prêtes, partout, à en venir aux mains. Si l’Espagne catholique avait des missionnaires et des marchands, la Hollande et l’Angleterre avaient leurs prédicants et leurs hommes d’affaires. Le Japon était un trop brillant enjeu pour que chacun de ces États ne cherchât pas, par tous moyens, à l’attirer dans son orbite et dans sa sphère d’influence, quitte à périr tous trois plutôt que d’en voir un éliminer définitivement les autres. Yeyasu fut à nouveau, comme son prédécesseur, circonvenu par les ennemis de l’Église. Hollandais et Anglais reprirent, avec une haine égale à celle que déployaient les protestants d’Europe à l’égard des catholiques, le vieux thème inventé par les bonzes, entretinrent habilement les craintes du Shogoun contre de nouvelles tentatives de l’Espagne et représentèrent les chrétiens japonais, les seigneurs surtout, comme pleinement dévoués à la politique du roi catholique. Le résultat d’aussi basses manœuvres ne se fit pas attendre. En 1613, Yeyasu condamnait quatorze nobles vassaux de sa cour, à la confiscation et à l’exil : c’était le commencement de la grande persécution. La province d’Arima suivit de près l’exemple donné par le Shogoun : le daimyo fait égorger ses deux jeunes frères et condamne au feu trois seigneurs et leur famille. L’évêque du Japon, Louis Cerqueira, de son côté, est mis à mort. L’ère des martyrs est bien définitivement ouverte. Comme pour légaliser les cruautés qui se commettent, Yeyasu lance, en 1614, son célèbre édit : Tous les missionnaires sont bannis, leurs églises démolies, les chrétiens japonais ont à choisir entre l’apostasie et la mort.

Alors seulement on put voir jusques en quelles profondeurs la foi avait jeté ses racines dans l’âme de ces hommes hier encore païens. Certes, les défections furent nombreuses ; mais que de grands exemples dignes de l’antiquité chrétienne. Plutôt que de renier leurs nouvelles croyances on vit des multitudes de Japonais prendre, sans faiblir, les chemins de l’exil ou celui du bûcher. Un jour, soixante-treize seigneurs abandonnent leurs biens et leur famille et s’en vont dans la province déserte de Tsugaru mourir de faim et de froid ; un autre, c’est plus de mille chrétiens qui, plus heureux, sont expédiés en terre espagnole, tandis qu’une foule innombrable, des enfants, des femmes, des pauvres, des ouvriers sont brûlés vif ou tués par le glaive. Toutes les provinces offrent bientôt leur contingent de martyrs : Nagasaki, Omura, Hirado, Shimabara semblent se dépeupler tant le nombre des chrétiens massacrés fut considérable. Partout les prisons s’emplissent de victimes qui meurent par groupes de vingt, cinquante, cent, joyeuses d’aller voir le ciel, fières de rendre témoignage de leur foi par le sacrifice de leur vie. Bientôt les supplices ordinaires ne suffisent plus aux bourreaux. Il faut qu’à leur tour, ils imitent, sans le savoir, la cruauté des persécuteurs d’autrefois, tant l’homme reste le même sous toutes les latitudes et à travers tous les âges, dès que la bête qu’il porte en lui est déchaînée, dès qu’elle n’est plus tenue en laisse par ces fortes et puissantes chaînes de la religion et de l’autorité. En 1627, on vit des chrétiens plongés dans des étangs glacés, descendus à l’intérieur de la cheminée d’un volcan, le mont Onsen, jetés la tête en bas dans des fosses remplies d’immondices. Des Hollandais, témoins oculaires de ces scènes d’épouvante, en ont laissé un émouvant récit : « Aux uns on arrachait les ongles, racontent-ils ; on perçait aux autres les bras et les jambes avec des vilebrequins ; on leur enfonçait des alènes sous les ongles et on ne se contentait pas d’avoir fait tout cela une fois, on y revenait plusieurs jours de suite. On en jetait dans des fosses pleines de vipères ; on remplissait de soufre et d’autres matières infectes de gros tuyaux et on y mettait le feu, puis on les appliquait au nez des patients afin qu’ils en respirassent la fumée, ce qui leur causait une douleur intolérable. Quelques-uns étaient piqués par tout le corps avec des roseaux pointus, d’autres étaient brûlés avec des torches ardentes. Ceux-ci étaient fouettés en l’air jusqu’à ce que leurs os fussent tout décharnés. Ceux-là étaient attachés les bras en croix à de grandes poutres qu’on les contraignait de traîner jusqu’à ce qu’ils tombassent en défaillance. Pour faire souffrir doublement les mères, les bourreaux leur frappaient la tête avec celles de leurs enfants… [Un jour] on fit creuser sept fosses à deux brasses l’une de l’autre ; [le bourreau] y fit planter des croix sur lesquelles on étendit les patients et après qu’on leur eût pris la tête avec deux ais échancrés, on commença à leur scier, avec des cannes dentelées, aux uns le cou, aux autres les bras ; on jetait de temps en temps du sel sur leurs plaies et ce cruel supplice dura cinq jours de suite sans relâche. »

La persécution, du reste, ne respectait personne. Quatre ambassadeurs portugais de Macao arrivèrent, en 1640, à Nagasaki, avec une suite de soixante-quatorze personnes. Sommés de renier leur foi, ils refusèrent courageusement et furent, sans autre retard, condamnés à mort, avec leurs gens. Treize matelots qui peut-être avaient apostasié, purent rentrer à Macao avec cet avertissement terrible : « Tant que le soleil échauffera la terre, qu’aucun chrétien ne soit assez hardi pour venir au Japon ! Que tous le sachent : quand ce serait le roi d’Espagne en personne ou le Dieu des chrétiens ou le grand Shaka lui-même, celui qui violera cette défense le paiera de sa tête ! »

Ainsi, pour deux grands siècles le Japon refermait ses portes à l’étranger et retombait dans le paganisme. Est-ce à dire, cependant, que toute vie religieuse se soit éteinte en ce malheureux pays ? qu’il ne restât plus de chrétiens sur cette terre qui en avait tant porté et de si fervents ? que jamais plus les regards d’un apôtre ne se portèrent sur ces contrées désertes, encerclées d’une infranchissable muraille, où Jésus-Christ, par ses prêtres, avait accompli de si grandes choses ? Non pas, certes. Le feu que, subitement, découvrirent sous la cendre les missionnaires du XIXe siècle n’était point consumé. De pieuses mains l’entretinrent au milieu des plus terribles dangers ; de généreux cœurs vinrent, en plusieurs fois, l’attiser et souffler sur cette braise qui n’attendait qu’un peu d’air pour brûler à nouveau.

De 1640 à 1844, la législation japonaise reste formelle sur les rapports du pays avec les étrangers. Tout prêtre qui pénétrait sur le territoire du Mikado était mis à mort ; tout Japonais qui sortait de son pays ne pouvait y rentrer sans subir la même peine. Les quelques Hollandais qui restèrent à Deshima durent acheter leur séjour au prix des plus humiliantes conditions : défense leur était faite de manifester leur foi par aucun signe extérieur. Cependant, dès 1642, quelques jésuites se hasardèrent à rentrer au Japon. Ils furent immédiatement saisis et longuement martyrisés : « L’empereur du Japon condamne ceux-ci à mort pour avoir prêché la foi romaine qu’il a défendue en tous ses royaumes », put-on lire sur le dos des condamnés ; et, comme s’il voulait par là prouver l’invincible persistance de la vie chrétienne en ses États, au cours de 1666, le Shogoun rendit un édit par lequel une commission était établie par toutes les villes et villages de l’Empire pour rechercher la croyance de chaque famille. Cette même ordonnance statuait qu’une fois l’an, les Japonais devraient fouler aux pieds une croix ou une image de la Vierge placée sur le sol. Et pourtant, malgré les persécutions et les ordonnances, un homme se trouva pour affronter tous les obstacles et servir d’anneau à cette chaîne mystérieuse qui unit l’Église japonaise du VIe siècle à celle du XIXe. Cet homme était l’abbé Sidotti.

Parti de Gênes en 1703, il arrive à Manille en septembre 1704, dans l’espérance de pouvoir un jour s’embarquer pour le Japon. C’est là, dans ces îles Philippines, qu’il fit connaissance avec les derniers survivants des martyrs de Yeyasu, apprit leur langue et entendit le récit des gloires et des malheurs de leur auguste église. La vie de l’abbé Sidotti, durant les quatre années qu’il passa dans les îles espagnoles, fut si admirable de charité et de vertus qu’il ne tarda pas être vénéré comme un saint, et à intéresser à ses projets le gouverneur et le général des galères qui se décidèrent à fréter un navire pour le mener au Japon. Il y aborda, seul et sans secours, le 13 octobre 1708. Le bruit de la présence de cet étranger, habillé en samuraï, mais parlant une langue que personne ne comprenait, se répandit promptement dans la province de Satsuma. Le daimyo demanda des ordres à Nagasaki. Tout de suite, l’abbé Sidotti, fut amené dans la ville des martyrs où un premier interrogatoire eut lieu en présence des Hollandais protestants en résidence à Deshima. Pendant qu’on informait le Shogoun de l’événement, les interrogatoires se multiplièrent. Qu’était cet homme, que voulait-il, comment avait-il abordé au Japon ? L’abbé Sidotti répondit à chaque question que le Hollandais Douw lui posa en latin. Il venait d’Italie, à l’âge de 40 ans, ayant abandonné sa mère et ses parents, pour parler à l’Empereur, lui enseigner la religion et le convertir. À Luçon (Manille), il avait acheté un habit japonais et un sabre et ce qu’il voulait c’était aller à Yedo. Sur la remarque qui lui fut faite que défense rigoureuse il y avait pour tout prêtre de pénétrer au Japon, il expliqua que cette défense ne visait que les Castillans et les Portugais point les Italiens, puis, le plus tranquillement du monde, il indiqua le nom et l’usage des objets à son service qui se trouvaient dans un coffre. C’étaient les choses nécessaires pour célébrer la messe. Sur la fin de 1709 ; seulement l’abbé Sidotti fut envoyé à Yedo. Là de nouveaux interrogatoires eurent lieu en présence d’une nombreuse assistance. Finalement, il fut condamné à la détention perpétuelle et mourut en 1715, après avoir converti et baptisé ses gardiens.

Il n’était donc pas dit que jamais plus le sol japonais ne serait foulé par un prêtre en quête d’âmes à sauver.

Malheureusement, c’est devant cette douce et charitable figure de prêtre que tombe le rideau qui nous cache pendant plus de cent années l’histoire intérieure du Japon. Le silence se fait sur cette église et ses martyrs. La trace lumineuse de saint François Xavier et de ses successeurs s’efface pour un temps.

  1. Marnas, La Religion de Jésus-Christ ressuscitée au Japon, p. 6 et 7. Je suivrai dans ses grandes lignes cet excellent travail pour tout ce premier chapitre.
  2. Bouix, Histoire des vingt-six martyrs du Japon, cité par Marnas, p. 23.