Librairie Bloud & Cie (p. 3-8).

LE CATHOLICISME AU JAPON


CHAPITRE I
INTRODUCTION

Joseph de Maistre disait, au début de ses « Considérations sur la France », que « jamais l’ordre n’est plus visible, jamais la Providence n’est plus palpable que lorsque l’action supérieure se substitue à celle de l’homme et agit toute seule. Ce qu’il y a de plus frappant dans la Révolution française, ajoutait-il, c’est cette force entraînante qui courbe tous les obstacles. Son tourbillon emporte comme une paille légère tout ce que la force humaine a su lui opposer. Personne n’a contrarié sa marche impunément ».

Ces paroles peuvent, ce me semble, s’appliquer à merveille à l’Empire japonais et au nouvel état de choses qu’il représente dans le monde, comme aux événements qui, depuis quelques années, se jouent sur ce trop sanglant théâtre. À l’heure où, en Europe, l’Église est de nouveau combattue et attaquée comme elle ne le fut guère plus depuis le XVIe siècle, la Providence, pour tout œil attentif, élabore lentement, à l’autre extrémité des terres habitées, un second Empire romain destiné, peut-être, à recevoir le flambeau de la foi que les pays chrétiens laissent aujourd’hui tomber de leurs mains vacillantes et qui ne s’éteint sur un point que pour briller sur un autre. Or, comme toujours, avant d’agir et de frapper, Dieu prépare ses voies et c’est bien en vain que les hommes essaient de s’opposer à son œuvre. En croyant agir pour leur intérêt propre, ils servent inconsciemment les desseins de la Providence. Cela s’est perpétuellement vu dans l’histoire, et, si rien n’est plus beau que de contempler l’admirable ordonnance d’après laquelle les faits se déroulent et s’enchaînent dans le passé, rien n’est plus réconfortant, plus captivant même, que de chercher dans le présent le secret de l’avenir. À cet égard seul, l’histoire de l’Église japonaise serait déjà en soi singulièrement curieuse et instructive s’il n’y avait encore pour l’historien un autre élément digne à coup sûr de retenir son attention : celui d’une ancienne nouveauté. L’intérêt qui s’attache à la vie religieuse de ce jeune peuple est, en effet, de l’ordre le plus général qui soit, car il est, en même temps, rétrospectif et actuel. Malgré nous — et pour la première fois depuis dix-neuf siècles — nous sommes ramenés, par les faits, au berceau de l’Église, aux origines chrétiennes. Que voyons-nous donc ? D’une part une étonnante révolution qui, subitement, en l’espace de moins d’un demi-siècle, transforme la société japonaise du sommet à la base et la jette telle quelle, et fatalement, dans les bras du christianisme ; de l’autre, une lutte acharnée qui n’est pas à la veille de se terminer et qui assurera un jour ou l’autre à ce peuple né d’hier la suprématie en Orient, une prépondérante influence en Occident.

Jusqu’en l’année 1868, le Japon vit en dehors de tout le mouvement contemporain. Une infranchissable barrière arrête à chacun de ses ports les étrangers et leurs idées. C’est à peine si quelques rares Portugais et Hollandais se hasardent sur ses côtes inhospitalières, à Nagasaki et dans l’île de Deshima, et seuls quelques rares médecins d’Europe peuvent communiquer — et uniquement de vive voix — avec leurs confrères d’Extrême-Orient. De grandes croix sont tracées sur tous les rivages où peut aborder un vaisseau étranger, afin qu’aucun chrétien ne franchise le sol japonais sans, du même coup, fouler au pied le signe qu’il adore comme symbole de sa foi. À l’intérieur, l’état social est celui d’une féodalité puissante ayant, à sa tête, le Mikado comme souverain en titre, le Shogoun, comme souverain effectif, et au-dessous une noblesse vassale qui doit au Shogoun le service militaire et civil en échange des fiefs et privilèges qu’elle en reçoit. Cet état de choses dure deux siècles, de 1603 à 1854. Alors apparaissent les premiers navires américains envoyés par le président Fillimore et commandés par Perry. Les événements sont bientôt maîtres des hommes et de leur jalouse volonté. Le Japon est obligé de signer un traité avec les « Barbares ». Il faut qu’il ouvre ses portes à l’Amérique en lui permettant de s’établir à Shimoda et à Hakodate. C’est par cette brèche que va passer sur le Japon la tempête qui, venue du large, aura tôt fait de balayer l’ancien ordre établi, pour laisser la place libre à la Révolution qu’elle traîne derrière elle. Les nations européennes suivent de près le sillage tracé par les cuirassés d’Amérique et, tour à tour, l’Angleterre, la Russie, la Hollande, la France viennent réclamer leur place « au Soleil Levant ». C’en est fait de l’ancien Japon. Le nouveau se lève en 1868. Après une lutte intérieure acharnée, le Shogounat est aboli, les partisans des réformes remportent une éclatante victoire sur les Tokugawa qui sont écrasés et le Mikado Mutsu-hito confirme les traités qui livrent à l’étranger le Japon prêt à être éduqué. Et tandis que fort de sa jeunesse et de la vie qu’il sent bouillonner en ses veines, pris soudain d’un irrésistible élan d’expansion, il ne songe plus qu’à signer des traités et à nouer d’amicales relations avec les grands États européens, tandis qu’il affermit son autorité sur mer et rêve déjà de se mesurer avec ses voisins, à commencer par la Chine, à l’intérieur tout se renouvelle. En 1871, la féodalité est abolie ; un parlementarisme sagement mitigé, emprunté aux meilleures constitutions d’Europe — beaucoup à celle d’Allemagne, un peu à celle de France — lui permet d’entrer dans le « concert des nations civilisées ». Les jeunes gens vont étudier dans toutes les grandes universités comme dans nos premières écoles de guerre ; la presse, à peine créée, répand sur tout son territoire, à profusion, les idées d’Outre-Mer et d’Outre-Monts ; l’instruction se propage avec une étonnante rapidité ; les chemins de fer s’établissent ; le calendrier grégorien est adopté ; dès 1889 la Constitution est solennellement proclamée. Trente-cinq ans avaient suffi à ce peuple extraordinaire pour franchir l’étape que ses aînés d’Europe parcoururent péniblement en plusieurs siècles d’histoire. Et ce n’est point fini. Chacun sait aujourd’hui quelles sont les visées, les ambitions, les ressources et l’intelligence du Japon de 1905 !

Or, c’est au sein de cette société que l’Église doit exercer son action sanctificatrice et aussi, malgré les apparences, sa mission civilisatrice. Cette fois-ci elle n’a plus affaire avec des tribus sauvages qu’il faut enseigner, convertir et baptiser. Comme au jour où Paul arriva en Grèce prêcher le « Dieu inconnu » comme aux jours où Pierre vint annoncer la bonne nouvelle sur la voie Nomentane, les missionnaires se trouvent en présence d’une société païenne assez analogue à celle du Ier siècle, aussi fière de sa conquérante puissance que pouvait l’être Rome, aussi orgueilleuse de sa pensée que pouvait l’être Athènes, aussi corrompue, hélas ! que l’était l’antiquité. Ainsi qu’autrefois, les apôtres d’aujourd’hui ont à lutter contre tous les obstacles qui arrêtèrent le première propagande chrétienne. Ils sont méprisés comme étrangers et porteurs d’une doctrine dont le centre d’unité et d’action est ailleurs qu’au Japon ; ils sont paralysés par un scepticisme et une irréligion que le multitude des confessions dites chrétiennes n’est pas faite pour dissiper et qui essaie d’inventer un élégant éclectisme, de : construire idéalement un nouveau Panthéon où viendraient fraterniser Çakia-Mouni et Jésus-Christ — l’un représentant de l’ancienne tradition nationale, l’autre symbole de la récente civilisation ; ils sont attaqués per les Européens eux-mêmes qui devraient cependant les défendre et les protéger. Mais aussi, grâce à Dieu, comme leurs ancêtres dont ils tiennent la foi qu’ils apportent sur cette terre et à cette société, ils trouvent déjà des appuis humains qui ne manquèrent pas à leurs devanciers. Des conversions se produisent dans toutes les classes de cet empire et, à côté de l’humble ouvrier, du petit artisan qui va redire le parole évangélique à ses semblables, au champ et à l’atelier, avec une foi et un courage que nous dirons, ils voient se grouper autour d’eux une élite intellectuelle et sociale qui, per ses relations mondaines, son influence et son savoir pourra favoriser, un jour, l’expansion du premier mouvement religieux. Et c’est par là que cette Église est doublement intéressante et mérite, je crois, qu’on l’étudie.