Le monde illustré, Leprohon & Leprohon (p. 58-61).

XIV

SECOND VOYAGE À LA PIPE


La froide saison annonçait sa venue, déjà l’on avait vu quelques flocons de neige, par un ciel couvert de novembre, s’agiter et voleter follement au caprice de la brise. Le matin, les Français remarquaient que la gelée argentait l’herbe et les fleurs de la plaine et du vallon, et bientôt apparut sur la Saskatchewan une mince lame de cristal. C’était l’hiver.

La garnison du fort LaJonquière ne redoutait pas les rigueurs de cette saison. Elle avait des vivres en abondance, du combustible, et d’épaisses fourrures, dans l’enceinte fortifiée, pour envisager sans sourciller les intempéries, les tempêtes et le froid qui ne manqueraient pas le sévir, de décembre à mars.

Pour dégourdir ses hommes, Joseph leur avait ordonné l’exercice militaire chaque matin et chaque après-dîner.

Le Renard et l’Écureuil confectionnaient des raquettes pour eux et pour leurs maîtres.

M. de la Vérendrye, s’entretenant un jour avec Pierre au sujet de la Pipe et du trésor que cette montagne recélait en son sein, avait convenu que le temps le plus propice pour l’aller quérir, serait quand la nature reposerait endormie sous son immense drap blanc. Le trajet ne présenterait pas autant de difficulté en raquettes, et la masse aurifère serait transportée très-aisément sur un traîneau sauvage la « tobogganne. »

Quelques jours après l’échange des prisonniers, Pierre avait songé à trouver une femme de chambre à l’Espagnole. De l’Écureuil, à qui il s’en était ouvert, il avait appris qu’au ouigouam de Patte d’Ours, le jeune homme avait une sœur, à peu près de l’âge de la senorita.

Patte-d’Ours était rusé. Le choix de Joseph, en prenant ses deux fils, lui avait plu. Il s’était dit que ses enfants apprendraient beaucoup de choses utiles chez les blancs, et acquerraient par là, une grande supériorité sur leurs camarades.

Il ne doutait pas qu’il en ferait de même pour sa fille. Et puis, les Français étaient généreux : elle recevrait des cadeaux, tout comme ses frères.

Toutes ces choses se présentèrent rapidement à son esprit, quand il reçut le message de Pierre, et sa décision fut tout de suite arrêtée. Mais il ne se pressa pas pour cela. Ce n’est pas dans le caractère du sauvage de conclure une affaire lestement ; il y apporte plus de cérémonie, plus de solennité, souvent pour la forme, afin d’en imposer à celui avec qui il négocie.

Dona Maria fut très touchée de cette délicatesse de M. de Noyelles, et ses magnifiques yeux noirs reflétèrent ses sentiments ; ce qui fit un plaisir bien doux à ce bon garçon.

La jolie brunette avait voué une reconnaissance éternelle à ses sauveurs, et comme elle l’avait dit, dans ses prières quotidiennes, elle priait le Tout-Puissant d’éloigner d’eux tout danger, et de protéger spécialement MM. de la Vérendrye et de Noyelles.

Les enfants de la noble Ibérie vivent sous un soleil ardent, qui fait couler dans leurs veines un sang plus chaud que sous une zone tempérée. Se laissant emporter par le sentiment, bon ou mauvais, qui l’anime, l’Espagnol saura tout faire, rien ne l’effraiera pour atteindre son but

Dona Maria, à mesure qu’elle connaissait mieux les officiers canadiens, pouvait mieux apprécier leur beau caractère.

Subissant la loi des contrastes, et à son insu, la belle enfant trouvait le blond lieutenant de Joseph plus aimable que celui-ci.

Son esprit ouvert, enjoué, avait fait impression sur son cœur.

Cupidon — qu’on ne s’étonne pas de le voir ici : il est partout ; s’il ne remplit pas le ciel, il remplit la terre — a donné aux senoritas de l’Espagne, pour lui offrir des victimes, une jolie main, un éventail, et de grands yeux noirs d’un charme infini.

Dona Maria n’avait pas d’éventail, — mais en eût-elle possédé que à cause de la saison hivernale, cet objet n’eût pu convenablement lui servir. Toutefois, elle pouvait bien s’en passer ; le jeu de ses yeux, de cette nuance qu’aimait Pierre, lui suffirait amplement pour l’accomplissement d’un dessein qui venait de naître dans sa tête de jeune fille. Elle avait d’abord repoussé cette idée, ne voulant pas y songer trop longtemps de crainte d’y succomber ; mais un jour, après une conversation avec Pierre, ayant finement manœuvré, elle avait cru discerner ce qu’elle désirait connaître.

Et en tremblant, elle s’avoua que, si elle pouvait gagner l’amour de Pierre, ce serait pour elle le plus grand bonheur sur terre.

Et Pierre ?

Oh ! il subissait le charme de cette gracieuse fille d’Ève. Lui qui avait vécu depuis près de deux ans loin de Montréal ; loin de ses gaietés, de ses belles fêtes et de ses jolies filles, avait trouvé avec plaisir qu’à la beauté, Dona Maria joignait des qualités sérieuses, et de l’esprit.

Naturellement, sous les cruelles circonstances qui avaient changé et bouleversé son existence, et durant sa captivité, l’Espagnole n’avait pu supporter les dures épreuves qui l’avaient assaillie sans en montrer des traces, sur son visage, et sans avoir intérieurement l’âme endolorie.

Se sachant hors des mains des Yhatchéilinis, et faisant un retour sur les quelques derniers mois, témoins de ses malheurs, elle pleura amèrement, s’abîma dans la tristesse de l’être qui n’a plus ni parents ni amis ; puis, ses larmes furent moins abondantes, et elle examina ce qui se passait autour d’elle, machinalement d’abord, avec intérêt ensuite, et enfin avec plus d’attention.

Elle renaissait à la vie.

C’est alors qu’elle remarqua plus particulièrement M. de Noyelles.

Joseph s’était aperçu d’un faible changement dans les manières de son intime. Le nom de Dona Maria revenait souvent dans leurs conversations, et qui l’y amenait ? toujours Pierre.

Un jour, ce dernier fut tout interloqué quand Joseph lui demanda malicieusement laquelle de l’Espagnole ou de la Canadienne, Mademoiselle de la Périère, avait le plus doux regard ? Et le soir lorsqu’il fut seul, repassant dans sa mémoire les incidents de la journée. Pierre se dit :

— Serais-je amoureux de la senorita ?

Longtemps dans son lit, il rêva, les yeux ouverts, jusqu’à ce que le sommeil vînt clore ses paupières.

Le jour suivant, en rencontrant Joseph :

— Sais-tu, dit-il, que nous devrions aller chercher notre or à la Pipe ? Et, si tu veux me le permettre, j’irai, moi, quérir cette fortune qui sera mieux ici que là-bas.

— C’est bon ! je vais te donner nos deux Yhatchéilinis pour t’y conduire. Quand partiras-tu ? demain ?

— La journée vient de naître, pourquoi ne partirais-je pas immédiatement ?

— Oui, mais il faut te préparer ?

— Oh ! du tout ! Nous n’aurons pas grand chose à prendre.

Le Renard et l’Écureuil ne mirent pas une demi-heure à s’apprêter. Les trois voyageurs, munis de raquettes pour marcher sur la neige et remorquant deux tobogganes, sortirent du fort, descendirent vers la rivière et, gagnant l’Est, suivirent la rive Nord afin de n’être pas vus des Yhatchéilinis. Ils allaient d’une allure rapide et ne tardèrent pas à mettre une bonne distance entre eux et la bourgade.

Le soir, ils firent une halte.

Ils se creusèrent un trou dans la neige, arrangèrent leurs tobogganes pour se garantir du vent glacial qui soufflait, et se roulèrent dans les couvertures de laine qu’ils avaient emportées et, pendant que deux dormaient, le troisième veillait pour la sécurité commune.

Au jour naissant, les trois hommes se remettaient en route pour la grotte de la montagne à la Pipe, où ils arrivaient dans la matinée.

Rien n’indiquait que des pieds étrangers eussent pénétré dans cette retraite. Après avoir fait un feu et s’être bien réchauffé, Pierre, guidé par l’Écureuil, alla voir la masse d’or extraite de la cachette, entre la source et la grotte. Quand il sortit du long tuyau, ou boyau, qui conduisait à la seconde chambre — la chambre au trésor — il remarqua un jet de lumière qui tombait en plein sur l’énorme pépite. Il suivit du regard ce rayon, et remarqua qu’il provenait d’une fissure dans le mur de la grotte. Il y appliqua l’œil droit et vit que, si cette ouverture pouvait être agrandie, il s’épargnerait la tâche de reporter l’or dans la première caverne.

La fissure donnait sur un ravin ou « coulée » circulaire dans le manche de la Pipe. Aussi loin de la coulée que la vue s’étendait, une nappe dont aucun arbre ne maculait la blancheur, se déroulait, immense, et se confondait à l’horizon avec la voûte céleste.

Dans la coulée croissaient des pins et des sapins.

— Nous partirons demain, dit Pierre à son compagnon, et si cela est praticable nous agrandirons cette fente et nous sortirons par là.

Ils rebroussèrent chemin.

En arrivant à la première grotte, ils trouvèrent le Renard bien excité.

Il était sorti, raconta-t-il, pour ramasser quelques brassées de bois aux alentours ; et au moment où il se disposait à rentrer, une balle avait sifflé à son oreille et s’était aplatie sur le calcaire à côté de lui. Se retournant promptement il avait cru apercevoir quelques sauvages se dissimulant derrière des arbres.

Cette attaque venait précisément de s’accomplir.