Le monde illustré, Leprohon & Leprohon (p. 54-58).

XIII

L’ESCLAVE BLANCHE DES YHATCHÉILINIS


Joseph et Pierre se levèrent plus tôt que d’habitude, le matin qui suivit leur magnifique coup de filet.

Joseph appela le Renard et voulut se faire dire ce qu’il savait de l’intéressante inconnue au pouvoir du Corbeau.

— Le Renard ne sait pas grand’chose, dit-il. Il sait seulement que le chef Corbeau, à trois jours de marche d’ici, au sud, a acheté une jeune fille, à un parti de Sioux. Le chef veut donner cette fille à son fils. La vierge blanche pleure, pleure beaucoup. Le Renard ne pense pas que la fleur blanche aime Œil-de-Faucon, mais le grand chef dit que son fils prendra, pour orner son ouigouam, l’esclave qu’il lui a achetée.

— Tu ne sais pas où ces Sioux ont pris cette fille ?

— Non. Le père du Renard est chef et pourrait peut-être renseigner le chef blanc mieux que moi.

— Très bien ! Cours me chercher ton père. Dis-lui que je désire le voir immédiatement.

Le jeune Yhatchéilini courut s’acquitter du message de Joseph.

À ce moment, Pierre rejoignait son ami, et sa première parole, comme on le devine, porta sur l’incident mystérieux de la veille.

Joseph mit Pierre au courant de ce qu’il avait appris déjà du Renard, qu’il venait d’envoyer quérir Patte-d’Ours, en demeure probablement de les mieux éclairer.

— Pourquoi, n’interroges-tu pas Œil-de-Faucon, que nous avons capturé cette nuit avec sa bande ? Puisque l’inconnue habite la cabane de son père, il doit posséder toutes les informations qu’il nous faut ?

— Ton moyen n’est pas praticable, mon cher. Le sauvage, s’apercevant que nous avons découvert ce qu’il a si bien caché jusqu’à présent, qu’on n’a pu en soupçonner l’existence, se taira et tentera plutôt de nous fourvoyer ou de nous circonvenir !…

Pendant qu’ils s’entretenaient de la sorte, le Renard revint accompagné de son père.

Joseph donna un siège à Patte-d’Ours et lui expliqua aussitôt le motif pour lequel il voulait le voir.

Sur les traits du vieux sauvage se refléta d’abord la surprise, mais, reprenant son masque d’impassibilité que le peau-rouge cherche toujours à conserver en toute occasion, il dit :

— Que mon frère pâle me permette une question : « Par quelle voie a-t-il connu ce que le chef des Yhatchéilinis tenait secret ?… Les fils de Patte-d’Ours auraient-ils trahi l’ordre du Corbeau d’être muets avec les guerriers blancs sur cette affaire ?

— Non répondit Joseph. Le grand manitou des Français m’a fait connaître l’existence de la malheureuse qui gémit au pouvoir du Corbeau, et j’ai décidé de lui faire rendre sa liberté.

Patte-d’Ours secoua la tête en signe de négation.

— Mon frère ne réussira pas facilement. Le chef Yhatchéilini ne se dessaisirait pas de son bien pour rien ; il exigera de riches présents certainement. Mais, il ne sera pas le seul peut-être à disposer de la belle captive, l’ayant promise à son fils qui en est épris.

Œil-de-Faucon refusera peut-être de se séparer de celle qu’il aime et malheur en adviendra, car il y aura du sang versé de part et d’autre !

— S’il faut combattre, nous le ferons pour obtenir ce que nous demandons, dit Pierre.

— Les guerriers français sont vaillants, mais les Yhatchéilinis sont braves aussi, et plus nombreux, ajouta Patte-d’Ours avec orgueil.

— Comment la prisonnière blanche est-elle tombée au pouvoir du Corbeau, demanda Joseph

— À trois jours de marche d’ici, nous avons rencontré une petite bande de Sioux qui s’acheminait à l’Est venant de bien loin, du soleil couchant. Ils nous montrèrent des objets rares et utiles pour nous. Nous fîmes des échanges, leur donnant des provisions, etc.

Le Corbeau, ayant su que ces Sioux avaient une captive blanche avec eux, voulut la voir, et après l’avoir beaucoup marchandée, réussit à l’obtenir.

— Ces Sioux vous ont-ils dit où ils s’étaient emparés de cette personne et du butin qu’ils échangèrent avec vous ?

— Oui. À un établissement de l’autre côté des montagnes de Roches. Ils y étaient allés et en étaient revenus en côtoyant une rivière qui sort de ces montagnes. Cet établissement est dans une île située à une très-petite distance de la terre ferme et où il y a un grand magasin ; lorsqu’ils y arrivent ils font des signaux ; on vient à eux pour leur acheter leurs castors et en échange on leur donne des couteaux, quelques lances, mais point d’armes à feu ; on leur vend aussi des chevaux avec des selles qui les mettent à l’abri des flèches quand ils vont en guerre. Ces Sioux nous assurèrent que les « traiteurs » n’étaient point des Anglais ; ils pensent que ce sont des Français, mais qui ne sont point aussi blancs que ceux qu’ils avaient déjà rencontrés ; que la route qu’ils prennent pour aller chez eux est droit au soleil couchant du premier mois de l’été.

Joseph et Pierre écoutaient, vivement intéressés par le récit du sauvage.

La route indiquée, d’après le calcul qu’en firent les Canadiens, devait être Ouest-Nord-Ouest, et leurs suppositions à l’égard de la chanteuse entendue la veille se confirmèrent. Elle était Espagnole.

— Mon frère, le chef Patte-d’Ours va rapporter au Corbeau que le chef blanc veut avoir sa captive aux conditions que je vais mentionner. Je crois que le Corbeau ne me refusera pas ; le riche présent que je vais lui faire sera de haute valeur pour lui, car c’est la vie de son fils.

Patte-d’Ours ne comprenait pas…

Alors, Joseph lui apprit les événements de la huit passée, la tentative des jeunes Yhatchéilinis de s’emparer du fort et il lui dit que Œil-de-Faucon était à leur tête.

Il offrait la vie d’Œil-de-Faucon et de ses compagnons pour celle de la jeune fille détenue par le Corbeau. Si ce dernier refusait, les prisonniers seraient fusillés, et le village des peaux-rouges attaqué.

Patte-d’Ours consentit à transmettre ce message à son chef et partit.

Il est facile de s’imaginer la profonde sensation que créa la nouvelle apportée au village par le père du Renard.

Les Français avaient des moyens trop puissants pour que le Corbeau songeât longtemps à leur résister. La vie de son enfant lui était plus chère que celle de sa prisonnière. Il céda, à son grand regret néanmoins, et se jura que si possible il essaierait de remettre aux blancs l’humiliation qu’ils lui infligeaient en lui enlevant son esclave.

Joseph ne relâcha ses captifs que lorsqu’on lui eut amené la jeune Espagnole. Celle-ci fut ravie de ce changement dans son sort, on le comprend sans peine. Joseph avait conduit la pauvrette au logis des officiers et le lui donna ; il l’avait disposé à l’avance pour elle. Pierre et lui s’étaient préparé une chambre au corps-de-garde qu’ils habiteraient quand la captive du Corbeau entrerait au fort.

Le logis des officiers comprenait un appartement de deux pièces : les chambres de Joseph et de Pierre. On avait laissé dans celle de Pierre les meubles nécessaires à la chambre d’une jeune personne ; l’autre servait de salle de réception, ou salon. Les murs étaient ornés d’une carte grossière du pays qu’avait traversé les Français ; des trophées rapportés des chasses de Pierre et Joseph, et sur le plancher, trois magnifiques peaux d’ours et de panthère. Une table au milieu de la chambre, et des escabelles le long des murs complétaient cet ameublement

Ne sachant pas l’espagnol, M. de la Vérendrye parla en français à la jeune fille quand il la vit. Il n’espérait pas de réponse, doutant qu’une personne d’un âge aussi tendre sût d’autre langue que celle de son pays. Il éprouva un sentiment de surprise et de joie en recevant une réponse, sinon en bon français, du moins suffisante pour se faire comprendre.

Elle se dit Espagnole et se nomma Dona Maria d’Ampurias de Villajoyosa.

Pierre à la dérobée avait examiné la jeune fille et la trouvait… de son goût — et quand un homme se dit en voyant une femme, qu’elle est de son goût, c’est qu’il la trouve exquise. Donc, Pierre avait remarqué en l’Espagnole une agréable figure ; un pied bien cambré ; une main de duchesse ; un menton où se creusent coquettement une fossette ; deux lèvres ni trop minces ni trop épaisses, dénotant la bonté, mais d’un beau rose, provoquant un désir fou de les baiser ; — c’est ce que pensait M. de Noyelles, — le nez un peu gros peut-être ; les oreilles moyennes et bien ourlées ; mais les yeux… les yeux de la nuance qu’aimait l’ami de Joseph : les noirs… et les plus beaux qu’il eût vus !

Après s’être nommés, Joseph et Pierre, pensant qu’elle aimerait mieux être seule, prirent congé d’elle. Dans l’après-midi, elle fit dire aux deux officiers qu’elle était prête à leur visite, s’ils condescendaient à venir la voir.

— Senors, dit l’Espagnole en s’avançant de quelques pas au-devant d’eux à leur entrée, senors ! comment vous remercier de m’avoir arrachée des mains de ces barbares ? Comment vous dire ce que mon cœur ressent de reconnaissance, de gratitude parce que vous m’avez soustraite à la triste destinée à laquelle j’étais vouée ? Croyez-le bien, senors : Je prierai Dieu pour vous chaque jour… jusqu’à mon dernier soupir !…

Et la jeune fille, émue, s’arrêta un moment.

Elle offrit des sièges à ses visiteurs, et prit place elle-même près de la table.

— Oh ! mademoiselle, dit Joseph, toute autre personne civilisée de la race blanche eût agi comme nous. Le bon Dieu a voulu qu’hier soir nous fussions près du ouigouam du chef des Yhatcheilinis au moment où nous vous avons entendue exhaler le trop plein de votre tristesse, dans un chant mélancolique de votre pays ; puis, les sanglots qui succédèrent, et à la voix rude qui vous parla nous confirmèrent immédiatement votre infortune. Dès ce moment, nous nous jurions de vous sauver !

— Nous vous aurions délivrée à l’instant, dit Pierre, si nous n’avions pas surpris alors le projet d’un envahissement du fort et de notre massacre à tous. Il nous fallait d’abord aviser au plus pressé ; mais nous avons eu la main heureuse ; nos assaillants étaient conduits par le fils du Corbeau, et nous avons pu les faire tous prisonniers sans coup férir. Nous étions en mesure alors de dicter au Corbeau des conditions qu’il ne pouvait refuser. S’il eût refusé, nos fusils eussent parlé pour votre délivrance.

Pierre s’exprimait avec feu. Si la senorita eut été moins attrayante, je me demande si ses paroles eussent été les mêmes ?… Mais passons ; ceci n’est pas charitable !

— Ah ! dit-elle, que de reconnaissance je vous dois pour vos desseins nobles et généreux et l’acte qui les couronna !

— Veuillez n’en plus parler, mademoiselle, dit Joseph ; ce que nous avons fait — une autre bonne action — nous réjouit le cœur ; et d’autant plus que cette bonne action est en faveur d’une personne si accomplie.

— Dieu vous bénira pour cela… Votre curiosité senors, s’est sans doute éveillée à mon égard, et vous aimeriez à connaître mon histoire ?… Hélas ! elle est courte et bien triste !

— Si nous connaissions les détails de votre enlèvement ou de votre captivité par les sauvages, peut-être pourrions nous vous ramener à vos parents, à vos amis ? dit Pierre. Ce serait là le seul motif de notre curiosité.

— Je n’ai plus de parents ; mon père a été tué par les méchants hommes rouges qui m’ont emmenée en captivité, et tous nos amis ont subi le même sort que mon père.

Et les yeux de la jeune fille s’emplirent de larmes.

— Plus tard, reprit vivement Joseph, plus tard, mademoiselle, vous nous raconterez vos malheurs, s’il vous plaît de le faire. Aujourd’hui, le souvenir en est trop cuisant et ne peut que vous attrister. Soyez assurée d’une chose : nous ferons tout notre possible pour adoucir vos misères, et au printemps prochain, nous retournerons à Montréal, à Québec. Là, vous pourrez vous mettre sous la protection du gouverneur de la colonie, lequel vous donnera le moyen de retourner en votre pays, où vous retrouverez des amis ou des parents pour vous recevoir.

Les deux officiers se levèrent et, saluant l’Espagnole, sortirent.