Le monde illustré, Leprohon & Leprohon (p. 62-66).

XV

BROSSARD ENCORE EN SCÈNE


Joseph, Dona Maria, et la garnison du fort LaJonquière avaient vu s’évanouir à l’horizon les silhouettes des trois raquetteurs ; avant de rentrer à leurs quartiers, ils embrassèrent du regard l’immense étendue de pays qui se déroulait aux quatre points cardinaux.

— Mais voyez donc, senor, dit tout-à-coup Dona Maria, indiquant le sud de sa main mignonne ; ne dirait-on pas qu’il y a là-bas des êtres humains en mouvement ?

Aussitôt tous les yeux se braquèrent dans la direction indiquée.

Il n’y avait pas à s’y tromper ; et avant une heure, Joseph saurait ce qu’étaient ces nouveaux personnages ; car ils avaient l’air de diriger leurs pas vers le fort.

— Pouvez-vous voir à quelle race ces gens appartiennent, senor ? Si c’était un parti de mes compatriotes en exploration ?…

— Il est impossible de distinguer cela maintenant, mais dans une demi-heure nous serons fixés… En attendant, senorita, comme le froid est piquant, si vous entriez vous réchauffer ?… Je vous avertirai dès que j’aurai reconnu ce monde que la première vous nous avez signalé.

Dona Maria obéit. Joseph demeura sur la plate-forme du fort se promenant de long en large pour se tenir chaud.

Enfin, tout passe ; et trente minutes plus tard, Joseph avait reconnu une forte troupe de sauvages Assinibouëls. Il se rendit auprès de la jeune fille pour le lui annoncer, puis revint au poste qu’il occupait. Tous ces peaux-rouges étaient chaussés de raquettes. Ils s’avançaient sans ordre, pêle-mêle ; quand ils arrivèrent sur la rive sud de la Saskatchewan, ils s’arrêtèrent un moment pour se masser ; puis, obéissant à la voix d’un chef, ils descendirent la berge et traversèrent la rivière. Joseph essaya de les compter, quoique la tâche fût difficile. Approximativement, il estima leur nombre à deux cents guerriers. Chose qui le surprit et lui inspira une stricte vigilance, c’est que pas une femme ni un enfant n’accompagnaient ces moricauds.

C’était évidemment un parti de guerre qui se présentait, car ils étaient trop nombreux pour un parti de chasse.

Il les perdit de vue quand ils furent au bas de la rive-Nord, la hauteur de la berge les lui cachant, et il commençait à s’étonner de ne point les voir apparaître au sommet lorsqu’il aperçut à cinq cents mètres à droite, sur la rivière, une dizaine d’indiens s’éloignant au pas de course, la tête penchée, suivant une piste : celle de Pierre et des deux Yhatchéilinis.

Puis, apparurent, gravissant la berge escarpée, les sauvages qui vinrent jusque sous les murs du fort.

Leurs chefs demandèrent à entrer, ce que Joseph leur refusa.

— Je recevrai trois de vous, seulement, mais à condition que les guerriers Assinibouëls s’éloignent à quelque distance. Je me rappelle la tentative de vos frères, l’an dernier, où ils ont voulu abuser de la bonté des blancs et s’emparer d’eux et de leur grande cabane.

Les sauvages jurèrent qu’ils n’étaient pas ceux qui avaient médité la perte des Français et le prièrent de les écouter. Ils se retirèrent vers le village des Yhatchéilinis, avec lesquels ils fraternisèrent.

Durant ce temps-là, trois chefs Assinibouëls étaient reçus au fort. Ils firent de longues harangues qui tendaient à obtenir la grâce de leurs frères.

Joseph leur répondit qu’il n’était point en état de la leur accorder, qu’ils avaient monsieur le général pour père, que celui-ci l’avait envoyé à eux ; qu’il rendrait compte à monsieur le général, et que ce dernier verrait ce qu’il aurait à faire, mais qu’ils pouvaient, néanmoins, être assurés que, bien loin de leur faire subir la peine qu’ils méritaient, il porterait, au contraire, leur père Ononthio à leur pardonner, persuadé de la sincérité de leur repentir.

Sur ce, apparemment satisfaits des paroles de Joseph, les Assinibouëls retournèrent rejoindre leurs guerriers.

Mais Joseph ne se départit pas de sa vigilance, et bien lui en prit.

Les Assinibouëls et les Yhatchéilinis se donnèrent réciproquement le calumet de la paix. Pendant cinq jours, ils se régalèrent entre eux, après quoi les premiers, se voyant beaucoup plus nombreux que les derniers, firent main basse sur eux et massacrèrent tout, hors quelques femmes et enfants qu’ils emmenèrent prisonniers.

Joseph fut témoin involontaire et impuissant de cette scène sanguinaire.

Il ne pouvait risquer sept hommes contre deux cents sauvages. Il leur envoya des coups de fusils, qui causèrent quelque dommage aux assaillants, mais ceux-ci ne tardèrent pas à décamper, dirigeant leurs pas vers le sud-ouest.

Qu’étaient devenus Pierre, le Renard et l’Écureuil ?

Reprenons notre récit au moment où, vivement ému, le Renard racontait à Pierre qu’une balle avait sifflé à quelques pouces de sa tête et s’était écrasée sur le roc, à côté de lui.

Le soleil inclinait alors au couchant.

— Les abords de notre grotte seront bien surveillés cette nuit, dit Pierre ; une sortie par là serait dangereuse, mais, à l’autre grotte, le même péril n’est pas à redouter. L’Écureuil viendra avec moi pendant que son frère veillera.

Les trois hommes avaient roulé de grosses roches à l’entrée de la première caverne, la fermant ainsi presque hermétiquement. Il n’y avait pas à craindre que l’inconnu du dehors pût les renverser et s’introduire dans l’intérieur de leur retraite.

Et Pierre, sans plus tarder, se rendit à la chambre du trésor.

Là, il expliqua au jeune Yhatchéilini ce qu’il attendait de lui.

Armés chacun d’une hachette et d’un levier de bois ils agrandirent l’ouverture qu’avait remarquée Pierre.

Une demi-heure suffit à ce travail, et les deux hommes se glissèrent dehors. Ils se trouvaient au fond de la coulée.

Au firmament pas une étoile ne brillait ; mais la neige permettait, grâce à sa blancheur éclatante, de relever çà et là, à leur silhouette sombre, les arbres autour d’eux.

Ils se mirent à l’œuvre et abattirent plusieurs jeunes pins. Cela fait, ils retournèrent auprès du Renard lequel rapporta que rien d’insolite n’était survenu durant leur absence.

Tandis que l’un d’eux montait la garde, les autres reposaient. Et ce, à tour de rôle, jusqu’au matin.

Le déjeuner fut frugal, comme on ne pouvait prévoir la durée de leur séjour en ce lieu, il devenait impérieux de ménager les vivres apportés du fort.

Après le repas, Pierre retourna à la seconde caverne qu’il avait baptisée en riant : « la chambre du trésor. » Cette fois le Renard le suivait, l’Écureuil restait en faction.

Le soir les deux hommes rentrèrent dans la première grotte, très fatigués, ayant travaillé durement tout le jour.

— Demain, j’aurai fini, dit Pierre à ses compagnons, et si le sort nous est favorable, nous montrerons les talons aux gaillards qui en veulent à notre peau.

Les meilleurs calculs sont parfois déjoués.

M. de Noyelles croyait finir son ouvrage au milieu du jour, comme il l’exprimait la veille, mais ce ne fut que très tard l’après-midi qu’il considéra enfin comme terminé ce qui l’avait tant occupé.

Au souper, lorsque les trois hommes étaient réunis, un coup de feu tiré entre les roches qui bouchaient l’entrée de la caverne, les fit sursauter. Ils étaient heureusement hors d’atteinte, mais ils eurent encore là un signe manifeste des intentions que nourrissaient à leur égard ceux qui les assiégeaient !

Le lendemain, les effets apportés sur les traîneaux furent portés à la chambre du trésor.

Quoique M. de Noyelles fût prêt à partir, il ne jugea pas le moment favorable et crut devoir attendre encore.

— Mais il faudra partir demain, se disait-il en reprenant le chemin de la grotte dont l’entrée regardait les Jumelles. Nos provisions de bouche sont épuisées ; à peine avons-nous de quoi nous mettre sous la dent pour deux autres repas. Et puis, nos amis de LaJonquière, vont s’inquiéter de notre longue absence !… Oui… il faudrait partir demain !…

Les deux Yhatchéilinis et leur maître prenaient leur repas dans le couloir qui dominait la grotte ne voulant plus s’exposer au danger du soir précédent.

Tout à coup, le Renard renifla fortement et, s’approchant de Pierre :

— Chef blanc, le Renard vient de constater une nouvelle tentative du dehors pour nous faire périr. Ils veulent nous enfumer, ne sens-tu pas la fumée qui s’infiltre à travers les roches amoncelées à la porte de notre retraite ?

C’était vrai, et, devant la fumée qui se faisait plus épaisse et plus acre, nos trois amis durent fuir. Mais le boyau qui reliait les deux grottes était plutôt comme la cheminée d’une fournaise, et la fumée s’y engouffrait, forçant toujours à reculer les trois êtres qui l’habitaient. Elle les suivit jusqu’à la grotte contenant la pépite, mais là, elle monta en capricieuses spirales et s’échappa par quelques fissures de la voûte.

— Nous allons déjeuner dans ce lieu pour la dernière fois, dit Pierre, le matin, car nous partirons d’ici dans une demi-heure. Il revenait de la coulée, et son visage respirait la joie.

Le lecteur a probablement deviné quels étaient les ennemis des trois hommes enfermés dans le souterrain de la Pipe ?

Nous avons dit que les Assinibouëls en traversant la rivière en face du fort avaient détaché quelques uns des leurs sur la piste encore fraîche de Pierre.

Cette meute suivait Brossard, adopté par cette tribu de peaux-cuivrées. Le drôle s’était dit, en apercevant les traces des trois raquetteurs, que M. de la Vérendrye ou M. de Noyelles, voire les deux, avaient dû passer par là, se rendant à la fameuse cachette mentionnée dans les papiers de l’amulette.

Il n’avait pas tardé à se rapprocher et à reconnaître M. de Noyelles et ses aides.

Il les laissa continuer leur marche, voulant découvrir leur secret. Lorsqu’ils pénétrèrent dans la grotte il se dit qu’enfin il les tenait !

C’est lui qui envoya deux balles, l’une au Renard, l’autre dans la porte, le soir, au moment du repas des hommes qu’il traquait ; et c’est lui encore qui fit un brasier immense à l’entrée de la grotte pour asphyxier ceux qu’il y savait enfermés.

Mais ses desseins ne devaient aboutir à rien.

Un matin, le cinquième depuis qu’il poursuivait Pierre, il vit à l’est un panache de vapeur épaisse balayé par la brise très fraîche qui soufflait de l’ouest. Ne comprenant pas exactement ce que cela signifiait, mais ayant un vague pressentiment que la grotte recelait une issue autre que l’entrée surveillée par ses Assinibouëls, et que la fumée avait suivi cette voie, il voulut s’assurer du fait par lui-même.

Il rassembla quelques hommes et s’élança vers l’endroit d’où la fumée sortait encore, à l’autre bout de la Pipe.

Comme il s’arrêtait à la petite sapinière décrite sur la seconde carte de l’amulette, il aperçut une chose étrange qu’il reconnut bientôt.

Poussant un cri de rage, il redoubla de vitesse, mais il était écrit qu’il serait en retard.

Un grand traîneau, muni de trois patins, deux à l’avant et le dernier en arrière, formant gouvernail, venait de sortir de la coulée, tiré par Pierre et ses aides.

Ce traîneau singulier avait un mât dont la voile — une voile carrée — était composée des couvertures de laine apportées par monsieur de Noyelles pour se garantir du froid, le soir.

Cette voile mesurait dix pieds de large par douze de hauteur.

Aussitôt hors de le coulée, les trois hommes prirent place sur le traîneau, Pierre à la barre et le Renard et son frère sur le gaillard d’avant, c’est-à-dire chacun sur un patin.

En entendant le cri de Brossard, les gens du voilier à patin tournèrent la tête et reconnurent le misérable qui voulait leur vie et leur or.

La voile s’enfla, et le traîneau s’ébranla.

Brossard et ses hommes arrivaient.

— Dieu nous soit en aide ! murmura de Noyelles.

Et il fit le signe de la croix.

Mais le vent augmenta et Pierre eut la satisfaction de voir son travail couronné de succès ; le traîneau, maintenant bien enlevé, glissait sur la surface durcie de la neige, comme un oiseau qui rase la cime des vagues.

Chaque instant voyait sa vitesse s’accroître jusqu’à son plus haut degré.

Les deux Yhatchéilinis se tenaient solidement cramponnés à leur poste, probablement un peu effrayés de cette allure rapide qu’ils n’avaient jamais éprouvée auparavant.

Pierre calme et souriant gouvernait bien.

Ils étaient sauvés !

Il va sans dire que l’or qu’ils allaient chercher n’avait pas été abandonné à la Pipe.