Le monde illustré, Leprohon & Leprohon (p. 49-54).

XII

LA PÉPITE D’OR


Les deux gentilshommes et les deux fiers Yhatchéilinis, après avoir laissé le fort, ne firent qu’une courte halte vers le milieu du premier jour, pour manger. Leur course fut rude, mais ils arrivèrent le soir à la montagne la Pipe.

Immédiatement, ils se mirent à la recherche de la grotte indiquée sur la petite carte, et la trouvèrent assez difficilement. Des broussailles croissaient à son entrée et la masquaient. C’était une fissure large au plus assez pour livrer passage à un homme se courbant, mais l’intérieur était spacieux.

Les quatre hommes allumèrent un feu et, tout en prenant le repas du soir, se reposèrent autour de ce foyer bienfaisant.

Puis, Joseph et Pierre firent une inspection de leur asile, tandis que le Renard et l’Écureuil roulaient de grosses pierres qu’ils descellèrent des parois de la grotte pour en boucher l’entrée et en fermer l’accès aux animaux féroces.

Pierre compta quinze pas de longueur, et Joseph traversa la grotte dans sa plus grande largeur, en mesurant six pas.

Il ne paraissait pas y avoir d’issue autre que celle qui leur avait permis d’entrer en ce lieu. Pierre, élevant alors au-dessus de sa tête une branche résineuse de sapin en guise de torche, la promena tout autour de la caverne.

Au centre, à droite de l’entrée, il vit qu’il existait une cavité.

— Ce serait là une bonne cachette pour le précieux métal jaune que nous cherchons, dit Pierre à Joseph, si ce trou est assez profond.

— Quoi ! si ce trou est assez profond ? demanda Joseph. On dirait, à t’entendre, que tu crois que nous allons manœuvrer l’or à pleines mains.

— Je n’en demande pas autant que cela. Voici ce que j’ai voulu dire : Si un hasard dévoilait cette retraite à d’autres que nous, ce creux pourrait-il nous servir de récipient ou de cassette aurifère sans révéler facilement la richesse de son contenu ?

— Oh ! c’est différent !… Eh ! assurons-nous en !… Je vais te hisser et, à ton tour, de là-haut tu m’aideras en me tendant la main pour m’attirer vers toi. Allons ! une, deux trois ! Y es-tu ?

Et joignant le geste à la parole, Joseph faisait un étrier de ses deux mains jointes, dans lequel son ami avait posé le pied droit en s’élevant aussi haut que possible.

— Tiens ferme ! dit Pierre, j’y suis !

Puis se penchant sur le bord du trou il tendit la main à Joseph

— À ton tour, dit-il.

De la Vérendrye se donnant un élan, et prenant la main offerte, arriva facilement au but.

La cavité qu’ils venaient d’atteindre semblait profonde. Ils firent quelques pas, croyant toucher le fond, mais rien ne les arrêta. Ils continuèrent à marcher, et s’enfoncèrent plus avant dans le sein de la montagne ; le creux devenait boyau ou couloir, et paraissait bien long.

Ce que voyant, les deux Canadiens rebroussèrent chemin, et vinrent sauter dans la caverne près des Yhatchéilinis effrayés, qui croyaient leurs maîtres perdus, dévorés par les mauvais manitous de la montagne.

Joseph les rassura immédiatement et leur fit part de sa découverte.

Comme ils étaient bien épuisés par la fatigue, ils attendirent au lendemain pour explorer leur nouvelle demeure.

Le jour suivant les quatre personnages que nous avons sous les yeux, furent vite sur pieds. Après un bon déjeuner, ils se mirent en campagne.

Sortant de la grotte, de la Vérendrye grimpa au sommet de la Pipe pour reconnaître le pays. Il en descendit bientôt, et dit à Pierre :

— À un mille d’ici sont les Jumelles. C’est à l’extrémité ouest de la plus rapprochée de nous que l’on a trouvé l’énorme morceau d’or enterré ensuite près de cette grotte. Allons voir si ce terrain aurifère est aussi riche qu’on l’a fait entendre.

Les chercheurs d’or avaient apporté du fort deux pics et deux pelles, dont ils se servirent pour creuser et travailler la terre, et en extraire le métal précieux qu’elle recelait.

Ils piochèrent dru, tout ce jour, le suivant, et le surlendemain sans rencontrer la plus petite parcelle d’or.

Non découragés, ils continuèrent bravement deux jours encore. Hélas ! sans plus de succès !

Cinq jours d’un rude labeur s’étaient écoulés sans aucun résultat appréciable. Cinq jours en ne comptant pas la journée employée à voyager du fort La Jonquière à la montagne la Pipe ! En tout, presqu’une semaine, et ils n’étaient pas plus avancés.

Trois fois vingt-quatre heures à demeurer encore en cet endroit, et puis il faudrait retourner au fort, car Joseph ne voulait pas prolonger son absence au-delà du terme fixé au sergent qu’il avait laissé en charge là-bas.

À la fin de la sixième journée, en prenant le repas du soir. Pierre dit :

— Joseph, si tu veux m’en croire, nous fouillerons le sol demain entre la source et notre caverne. Je veux savoir si le gros morceau d’or existe réellement.

— C’est bien ; nous chercherons demain.

Vois-tu, nous avons gardé cette affaire-là pour la dernière, pour la bonne-bouche ; et qui sait ? il n’y a peut-être rien !

— S’il en était ainsi nous ne passerions pas un quart d’heure ici.

— Crois-tu que le vieux Mandane ait pu nous tromper à ce point ?

— Non. Mais à demain, et ne nous décourageons pas trop vite.

— Dis donc, reprit Pierre, quand il eut fini de manger, si nous continuions notre examen du couloir ? et il indiquait la cavité béante au-dessus de leurs têtes.

— Tu as raison : cela nous distraira.

Après le souper, Pierre, Joseph, le Renard, et l’Écureuil, bien armés et munis de torches s’aventurèrent dans le boyau découvert le premier soir de leur arrivée dans la grotte.

Ils marchèrent pendant environ une heure, tantôt montant, tantôt descendant dans l’étroit chemin. Enfin, ils arrivèrent dans une petite grotte, sans issue.

En rebroussant chemin Joseph parla :

— Si le magot existe, et qu’il soit enfoui entre la caverne et la source, nous pourrons l’apporter dans cette seconde grotte que nous venons de découvrir.

— Une idée ! exclama Pierre. J’y songe tout à coup. Sais-tu ? notre grande caverne, c’est le fourneau de la Pipe, et…

— Et nous venons d’en parcourir le tuyau, interrompit Joseph.

— C’est ça !

— Eh bien ! c’est toujours bon à savoir !

Le lendemain matin, armés de leurs pics et de leurs pelles, les quatre hommes attaquèrent le sol avec ardeur, à mi-chemin entre la source et la grotte. À un pied de profondeur, Pierre, au bout de son pic, rencontra un corps dur.

Ému, tremblant à la pensée que ce pouvait être l’énorme pépite enfouie par l’auteur des petites cartes, il s’arrêta, mais le son rendu au contact de l’outil et de la substance inconnue n’était pas celui de l’acier frappant sur le métal.

Maîtrisant son émotion, il continua son travail et mit bientôt à jour une masse informe et noirâtre. Il promena la pointe de son pic dessus. C’était mou comme la laine. C’était un morceau d’étoffe brune qui se déchira, pourri par l’humidité du sol.

En ce moment, un rayon de soleil, glissant jusque dans le trou fait par Pierre, éclaira cette masse sombre, et, frappant sur la déchirure de l’étoffe, produisit un éclair fauve.

Plus de doute : il avait sous les yeux la pépite de la victime de l’Œil-Croche.

Mais elle pesait beaucoup, et il dut employer ses deux mains et faire appel à un bon coup de jarret et de reins pour la jeter hors de son lit.

— Eurêka ! cria-t-il gaiement.

Joseph, qui travaillait un peu plus loin, accourut.

La dépouillant de son enveloppe pourrie, ils la contemplèrent avec une joie suffocante, délirante.

Quel joli caillou ! murmurait de Noyelles.

Mentalement Joseph supputait le nombre de pièces d’or que cette masse leur rapporterait.

Apparemment que ce calcul lui plut, car il eut un sourire satisfait.

Puis, ils transportèrent l’or dans la caverne, et prenant le couloir ou le tuyau de la Pipe, comme disait Joseph, il le portèrent à la deuxième grotte.

Encouragés par cette riche trouvaille ils retournèrent aux Jumelles, mais après y avoir travaillé deux autres journées sans succès, ils se décidèrent à abandonner leurs recherches pour le présent et à retourner au fort.

Ayant pris un court repos, ils partirent aux premières heures du jour, en masquant soigneusement l’ouverture de la caverne.

Ils retournaient d’une allure moins rapide qu’ils n’étaient venus.

On aurait dit qu’ils quittaient à regret leur trésor, quoiqu’ils dussent revenir bientôt.

Si les deux Canadiens eussent possédé un chronomètre, ils auraient pu voir qu’il était onze heures du soir lorsqu’ils atteignirent le village des Yhatchéilinis.

Les chiens des Yhatchéilinis reconnaissant le Renard et l’Écureuil ne jappèrent pas au passage de ces derniers, ni de Joseph et de Pierre.

Au moment où ils passaient près du ouigouam du Corbeau, un chant doux et triste se fit entendre.

Pierre et Joseph s’arrêtèrent stupéfaits.

La voix qui s’exhalait ainsi plaintive et navrée n’appartenait pas à la race des Yhatchéilinis, ni à celle d’aucun peau-rouge. La personne qui chantait s’exprimait en espagnol. C’est ce qu’ils pensèrent.

Puis, subitement, le chant fit place aux sanglots.

De Noyelles se penchant à l’oreille de son ami dit tout bas :

— Tu viens d’entendre cette voix ! Que penses-tu de ceci ?

— Chut ! souffla Joseph. Écoute, et sois immobile !

Une autre voix, rauque et gutturale, mais qui s’efforçait d’être moins dure — celle du Corbeau ou de son fils probablement — se fit entendre. Puis elle se tut, mais reprit au bout d’un instant, ayant évidemment attendu une réponse qui n’était pas venue. Cette fois, la voix du Yhatchéilini était plus rude.

L’Écureuil et le Renard, aux côtés des deux amis, tremblaient, et ces derniers s’en aperçurent.

— Qu’y a-t-il ? demanda à voix basse le commandant canadien au Renard.

— Œil-de-Faucon, le fils du grand chef, mauvais sauvage, parle à l’esclave blanche… mais… pst ! — fit-il soudainement. Chef blanc, fais le mort !

Cette admonition était prononcée à propos.

Le fils du Corbeau sortait du ouigouam de son père ; il fit quelques pas dans les ténèbres, dans la direction du petit groupe silencieux…

Il s’arrêta et modula doucement le cri de la chouette. Presqu’aussitôt un autre cri semblable répondit à courte distance.

Et les quatre hommes, immobiles comme des statues, protégés par l’obscurité, entendirent peu après le colloque suivant entre les sauvages, qui s’étaient rapprochés.

— Est-ce toi, l’Épervier ? interrogeait une voix.

— Oui, chef, répondait l’Épervier.

— Les jeunes braves sont-ils tous au rendez-vous ?

— Oui. On n’attend plus que toi. Je venais t’avertir que tout est prêt, quand j’ai perçu ton signal.

— C’est bien ! Les jeunes guerriers Yhatchéilinis vont bien s’amuser cette nuit, et Œil-de-Faucon sera vengé.

— Malheur aux visages-pâles !

— Allons au rendez-vous retrouver nos amis ; pressons-nous, l’heure va sonner pour l’assaut du grand ouigouam des blancs.

Les deux sauvages s’éloignèrent.

Quand Joseph les jugea suffisamment loin, il s’élança suivi de ses compagnons, vers le fort, où quelques minutes plus tard ils arrivaient essoufflés.

Le sergent les ayant reconnus, leur ouvrit, et aussitôt Joseph, rassembla son monde. En peu de mots il mit ses hommes au courant du danger menaçant que la Providence, fortuitement, lui avait fait connaître, et il prit immédiatement des mesures pour se protéger.

La garnison ne fut pas longtemps sur le qui-vive. Lorsque les sauvages appuyèrent leur échelle contre la palissade, le soldat apposté là, courut prévenir de la Vérendrye.

Celui-ci sachant maintenant à quel endroit les envahisseurs pénétreraient dans l’enceinte de la Jonquière, y accourut avec cinq hommes.

Bientôt, ils entendirent monter dans l’échelle, puis ils devinèrent plutôt qu’ils ne virent un indien à cheval sur le rempart. Se cramponnant des mains, le sauvage se laissa glisser le long du mur, et lâcha prise. Il tomba… entre les bras des soldats qui, en un clin d’œil le bâillonnèrent et le ficelèrent, comme s’il se fût agi d’un fagot. Un autre se présenta, qui eut le même sort ; et ainsi de suite jusqu’au dernier de la bande.

Quand le dernier fut pris, les soldats n’en voyant plus venir, enlevèrent l’échelle et traînèrent les sauvages au corps-de-garde et les y tinrent prisonniers à vue.

Ce bon coup fait, Joseph et Pierre se retirèrent pour prendre du repos.

La longue course de la journée et les incidents émouvants de la nuit exigeaient qu’ils prissent un repos réparateur.

Mais le sommeil ne vint pas vite fermer leurs yeux ; une question troublante se posait à eux avec persistance.

Quelle était cette personne au chant si triste, mais à la voix mélodieuse, qui habitait, le ouigouam du chef principal de la tribu des Yhatchéilinis ?

Le lendemain le leur apprendrait-il ?