Le monde illustré, Leprohon & Leprohon (p. 46-49).

XI

VENGEANCE DE PEAU-ROUGE


Un beau matin, comme Joseph montait sur la plateforme principale près de la porte du fort, le soldat en faction lui apprit qu’il venait justement d’apercevoir vers le sud, très loin, une troupe de sauvages, selon toute probabilité, mais il ne pouvait distinguer s’ils appartenaient à une nation amie.

Alors le commandant à son tour scruta l’horizon au point indiqué. Il n’y avait pas à s’y tromper : plus d’une centaine d’hommes s’acheminaient au nord, et devaient indubitablement arriver au fort dans quelques heures.

Il convenait donc d’être en garde, dans le cas où les nouveaux venus auraient des tendances belliqueuses. Mais si leurs sentiments étaient pacifiques, la vue de soldats bien armés ne manquerait pas d’avoir un résultat salutaire.

M. de la Vérendrye fit prévenir ses soldats, et disposa tout pour repousser une attaque, si cette éventualité se produisait.

On s’alarmait à tort ; les sauvages signalés n’avaient aucune pensée ou projet sanguinaire — pour le moment du moins.

Ces gens appartenaient aux Yhatchéilini, peuplade nomade, vivant de chasse et de pêche.

Ils demandèrent la permission de se grouper autour du fort. Joseph ne voulut pas la leur accorder, mais leur permit de s’établir à l’ouest de son poste, à une centaine de mètres. De la sorte, il serait toujours facile d’exercer une surveillance plus efficace sur un point seul que sur les quatre côtés du fort.

Il eut la visite des principaux chefs.

Le calumet de la paix et de l’amitié fut allumé et fumé par les chefs et les deux officiers canadiens.

Puis, ayant fait des présents aux sauvages, Joseph les congédia

En partant, les Yhatchéilinis lui firent promettre qu’il irait avec son frère blanc, les voir à leur ouigouams.

Joseph et Pierre, naturellement, acquiescèrent à ce légitime désir.

Les sauvages établis près du fort comptaient quarante-deux familles, et environ une soixantaine d’hommes en état de porter les armes.

Le grand chef se nommait le Corbeau.

Quand MM. de la Vérendrye et de Noyelles visitèrent le village des sauvages, ils remarquèrent les fils de Patte-d’Ours, l’un des chefs subalternes. Ils étaient bien taillés et pouvaient être très utiles aux officiers pour le plan qu’ils mûrissaient, relativement à la découverte de la mine.

Ils déclarèrent à Patte-d’Ours qu’ils aimeraient à explorer le pays avoisinant et requerraient les services de deux hommes solides, et, qu’en voyant ses fils, ils avaient cru trouver ceux dont ils avaient besoin.

Ils ajoutèrent immédiatement que de jolis présents seraient leurs récompenses, à lui et à ses garçons, s’ils répondaient à leurs espérances.

Flattés par ces paroles et plus encore par la perspective de présents des blancs, Patte-d’Ours et ses dignes rejetons n’hésitèrent pas à conclure un arrangement. L’un se nommait le Renard, c’était l’aîné, âgé de vingt-cinq ans, et l’autre, l’Écureuil, de deux ans plus jeune.

Le choix de Joseph avait créé quelque jalousie dans la tribu des Yhatchéilinis ; notamment chez plusieurs jeunes braves, et entr’autres Œil-de-Faucon, le fils du Corbeau.

Et de toutes manières, ces derniers s’ingénièrent à nuire au Renard et à l’Écureuil. Mais les fils de Patte-d’Ours veillaient, et l’on ne pouvait jamais les prendre en défaut ; ils se défendaient trop bien.

Afin d’être en mesure de juger de l’intelligence et de la bonne volonté des deux frères, Pierre et Joseph, allant à la chasse, se faisaient toujours accompagner par eux. Ils se convainquirent, en peu de temps, qu’ils avaient fait une bonne affaire, et que le Renard et l’Écureuil leur étaient tout dévoués.

L’hiver approchait.

— Si nous attendons trop longtemps, déclara un jour M. de Noyelles à son ami, pour aller chercher notre or, la terre sera couverte de neige, et il nous sera peut être impossible de reconnaître, l’endroit où nous devrons travailler.

— Tu as raison, répondit Joseph. Si l’hiver nous surprend avant que nous ayons rien fait, nous serons forcés de rester inactifs jusqu’au printemps ; car, comme tu le dis, la neige rendrait notre tâche plus difficile.

— Eh bien, pourquoi ne partons-nous pas demain ?

— Demain ? dit Joseph. C’est bien, demain au point du jour. Je vais avertir mon sergent que je pars en exploration pour une dizaine de jours, et lui donner les instructions à suivre pendant notre absence.

— Nous amenons nos deux Yhatchéilinis ?

— Certainement. Il faut que nous parcourions la distance qui nous sépare de la Pipe dans la journée de demain et, comme c’est assez loin, je désire partir de bonne heure.

— C’est très bien. Je vais me préparer pour ce voyage.

De la Vérendrye avait une raison spéciale pour fixer son départ à une heure si matinale : c’était afin de n’être pas remarqué des Yhatchéilinis. Sachant les deux officiers absents pour un espace de temps — le plus long qu’ils eussent été absents du fort — les sauvages pouvaient songer à en profiter et vouloir s’emparer de la Jonquière pour le piller.

Mais malgré toutes leurs précautions, Œil-de-Faucon fut témoin invisible de leur départ.

— Puissent les manitous leur jouer un mauvais tour, grommela-t-il, quand il aperçut les fils de Patte-d’Ours accompagnant les deux Canadiens, et écraser ces blancs qui ont préféré le Renard et l’Écureuil au fils du Corbeau.

Une journée, deux, trois puis quatre, s’écoulèrent, et les explorateurs ne revenaient pas.

Œil-de-Faucon qui comptait les jours se dit :

— Ma prière a peut-être été exaucée, et les mauvais esprits auront détruit les visages-pâles.

Pour s’assurer de la durée de l’absence des Français il se présenta au fort, et l’air bonasse, il dit au sergent qui vint lui répondre à la porte :

— Mon frère blanc ne trouve-t-il pas que les deux chefs sont longtemps à revenir ? Le Yhatchéilini craint pour eux un accident dû aux mauvais manitous qui demeurent dans les montagnes où se couche le soleil. Œil de-Faucon vient s’offrir pour aller à leur recherche si son frère le désire.

— Mes chefs seront ici bientôt ; ne crains pas pour eux, brave guerrier, répondit le sergent de sa voix rude. Tu t’alarmes à tort, mais merci tout de même de tes bonnes intentions.

— Ah !… bientôt ?… le guerrier blanc sait-il où ils sont allés ?

— Oui !

— Quand reviennent-ils ?

— Je te l’ai dit : bientôt !

— Demain ?… après-demain ?… dans quelques jours ?…

Le sergent n’aimait pas toutes ces interrogations, aussi fut-ce avec un peu d’humeur qu’il répondit à la dernière question :

— Sais pas !… ça se pourrait !… je crois que oui !… et fermant brusquement le guichet, il laissa là le cuivré interloqué.

Œil-de-Faucon ne pouvant en savoir plus long, retourna, maussade, au ouigouam de son père, mais deux, trois et quatre jours s’étant encore écoulés et ne voyant pas reparaître les officiers canadiens ni les deux Yhatchéilinis, il se dit que c’était impossible qu’un malheur ne leur fût pas arrivé.

Et alors lui trotta par la tête l’idée d’une vengeance contre les Français, parce qu’ils ne l’avaient pas choisi, lui, le fils du grand chef mais avaient pris le Renard et l’Écureuil.

Il réunit ceux de sa bourgade qui comme lui jalousaient la bonne fortune de leurs deux camarades ; ensemble, ils tramèrent un complot pour s’emparer du fort, et massacrer sa garnison.

C’était le neuvième jour du départ de Joseph et de Pierre, et le lendemain soir, au moment où la nuit serait plus noire, Œil-de-Faucon et ses amis, au nombre d’une douzaine, avaient décidé d’escalader le fort et de s’en rendre maîtres.

La nature semblait vouloir les aider. Le soleil avait à peine brillé le matin ; d’épais nuages l’avaient dérobé aux regards des humains de ce coin du globe terrestre ; et les aquilons mis en liberté par le dieu Éole, sifflaient durement dans les airs.

Dans l’après-midi, Œil-de-Faucon avec ses compagnons s’en allèrent dans un bois distant d’un demi-mille de leur village et y choisirent deux longs pins qu’ils dépouillèrent en partie de leurs branches ; celles qui demeurèrent furent coupées à deux pieds du tronc pour former des échelons.

Pour mieux faire comprendre à ses amis comment ils opéreraient leur envahissement, le fils au Corbeau appuya les deux pins sur l’une des branches basses d’un gros arbre, puis il monta lestement dans cette nouvelle échelle.

Les jeunes Yhatchéilinis approuvèrent avec joie l’idée de leur chef.

Par ce moyen, il devait être aussi facile de s’emparer du fort que de grimper dans un arbre pour y cueillir des noix.

Pour se les rendre favorables et les déterminer à le suivre, Œil-de-Faucon leur avait fait entrevoir un butin magnifique pour récompense de leur aide.

Il ne comptait pas sur un échec, car les blancs, sans chefs, seraient surpris et ne pourraient opposer qu’une faible résistance.

L’attaque ou l’envahissement du fort devait s’effectuer au milieu de la nuit, moment propice aux noirs projets de tout être cherchant le mal.

Pendant ce temps-là, où étaient MM. de Noyelles et de la Vérendrye ?

À quoi s’occupaient-ils ?

Ne pensaient-ils pas au retour, après dix jours d’absence du poste de la Jonquière ?

Ou bien, leur était-il arrivé quelque malheur, quelque accident ?