Le brigadier Frédéric/14

J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 198-211).
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XIV

Deux ou trois jours se passèrent.

J’étais allé prendre en ville, chez Rêeb, la potion ordonnée par M. Semperlin ; la grand’mère se calmait ; elle toussait moins, on ne lui parlait que de paix, de tranquillité, du retour de Jean Merlin, et la pauvre femme se remettait tout doucement, quand un matin deux gendarmes prussiens firent halte à l’auberge ; comme ces gens passaient d’ordinaire sans s’arrêter, cela me surprit, et quelques instants après, la fille du père Ykel monta me dire de descendre, qu’on me demandait.

Étant donc descendu, je trouvai ces deux grands gaillards en hautes bottes, au milieu de la salle ; leurs casques touchaient presque le plafond. Ils me demandèrent s’ils parlaient au nommé Frédéric, autrefois brigadier forestier du Thomenthâl. Je leur répondis que oui ; et l’un d’eux, ôtant ses gros gants pour fouiller dans sa sacoche, me remit une lettre que je lus aussitôt.

C’était un ordre du commandant de Phalsbourg d’évacuer le pays dans les vingt-quatre heures.

Tu comprends, Georges, quelle impression cela me fit ; je devins pâle et je demandai ce qui pouvait m’attirer une sommation aussi terrible.

« Cela ne nous regarde pas, me répondit l’un des gendarmes. Tâchez d’obéir, ou l’on prendra d’autres mesures. »

Là-dessus ils remontèrent à cheval ; et le père Ykel, seul avec moi, me voyant tout défait, tout saisi d’une pareille abomination, ne sachant lui-même quoi dire, ni quoi penser, s’écria :

« Au nom du ciel, Frédéric, qu’avez-vous fait ? Vous n’êtes pourtant pas un homme considérable, et dans notre pauvre village, on aurait dû vous oublier depuis longtemps. »

Je ne répondais rien, je ne me souvenais de rien ; je ne songeais qu’à la désolation de ma fille et de la pauvre vieille grand’mère, lorsqu’elles apprendraient ce nouveau malheur.

Pourtant à la fin je me rappelai mes paroles imprudentes à la brasserie Vacheron, le jour de ma dispute avec Toubac ; et le père Ykel, au premier mot, me dit que tout venait de là, que Toubac m’avait dénoncé pour sûr ; qu’il ne me restait plus qu’un moyen, c’était de courir tout de suite supplier le commandant de m’accorder un peu de temps, en considération de la grand-mère, âgée de quatre-vingts ans passés, gravement malade, et qui mourrait immanquablement en route. Il fit venir aussitôt le maître d’école, et me donna, comme maire de la commune, une attestation en règle, touchant mes bons antécédents, la position malheureuse de la famille ; enfin il dit tout ce qu’on pouvait dire de plus touchant et de plus vrai dans une occasion pareille. Il me recommanda surtout d’aller trouver aussi M. Semperlin, pour confirmer son attestation par un certificat de maladie, pensant qu’ainsi le commandant se laisserait attendrir et voudrait bien attendre que la pauvre vieille fût en état de supporter le voyage.

Dans mon trouble, ne voyant pas autre chose à faire, je partis.

Marie-Rose ne savait rien, ni la grand’mère non plus ; je n’aurais pas eu le courage de leur annoncer le coup qui nous menaçait. Partir seul, me sauver loin des barbares qui nous précipitaient froidement dans toutes les misères, ne m’aurait rien fait ; mais les autres !… Ah ! je n’osais pas y penser !…

Avant midi, j’étais à Phalsbourg, dans un état de trouble épouvantable ; tous les meilleurs qui nous ont écrasés depuis défilaient devant mes yeux.

Je vis le docteur, qui déclara simplement dans son certificat, que la malade vieille, faible, et du reste dépourvue de toutes ressources, ne supporterait pas seulement deux heures de route sans mourir.

« Voilà ! dit-il en me remettant le papier, c’est l’exacte vérité. Je pourrais ajouter que votre départ la tuerait aussi, mais cela ne ferait rien au commandant ; si ceci ne le touche pas, le reste serait également inutile. »

Je me rendis donc à la commandature, établie dans l’ancien hôtel du gouvernement, rue du College, L’humiliation de prier des gueux que je détestais n’était pas la moindre de mes douleurs : moi, un vieux forestier français, un vieux serviteur de l’État, la tête grise et sur le point d’avoir ma retraite, aller m’abaisser à supplier des ennemis aussi durs, aussi fiers de leurs victoires obtenues par le nombre !… Enfin, pour la grand’mère, pour la veuve du vieux Bruat, je pouvais tout supporter !…

Un grand pendard en uniforme et gros favoris roux me fit attendre longtemps dans le vestibule ; on déjeunait à la commandature, et seulement vers une heure j’eus l’ordre de monter. En haut, un autre factionnaire me retarda encore, et puis, ayant eu la permission de passer dans une grande chambre sur le jardin de l’Arsenal, je frappai à la porte du commandant, qui me cria d’entrer. Je vis là un homme fort, la face pourpre, qui se promenait en passant les manches de son uniforme et soufflant dans ses joues d’un air de mauvaise humeur. Je lui racontai humblement ma position, et je lui remis mes certificats, qu’il ne se donna même pas la peine de lire et qu’il jeta sur la table.

« Tout cela ne signifie rien, dit-il brusquement. Vous êtes signalé comme un être dangereux, ennemi acharné des Allemands. Vous avez détourné vos hommes de prendre du service chez nous ; votre gendre est allé rejoindre les bandits de Gambetta. Vous vous êtes vanté dans une brasserie d’avoir refusé les offres de l’Oberfœrster de Zornstadt : en voilà quatre fois plus qu’il n’en faut pour mériter d’être mis à la porte. »

Je lui parlai de l’état delà grand’mère.

« Eh bien ! laissez-la dans son lit, fît-il ; l’ordre du Kreissdirector n’est que pour vous. »

Puis, sans m’écouter davantage, il entra dans une chambre à côté, appelant un domestique, et referma la porte derrière lui.

Je redescendis bouleversé ; ma dernière espérance était perdue, il ne me restait aucune ressource, il fallait partir, il fallait annoncer ce malheur à ma fille, à la grand’mère ! Je savais ce qui allait en résulter ; et le front courbé, je passai la porte d’Allemagne, le pont, l’avancée, sans rien voir. Sur les glacis, au Biechelberg, tout le long du chemin sous bois et parla vallée, j’étais comme fou de désespoir ; je parlais en moi-même, je criais, regardant les arbres et levant la main.

« Maintenant, la malédiction est sur nous !… Maintenant la pitié, la honte du crime, le remords de la conscience sont abolis !… Il ne reste plus que la force. Qu’on nous extermine, qu’on nous égorge ! Que les scélérats étranglent la vieille femme dans son lit, qu’ils pendent la fille à la porte, et moi qu’ils me hachent en morceaux !… Cela vaudra mieux… Cela sera moins barbare que de nous arracher des bras l’un de l’autre ; de forcer le fils d’abandonner la mère au lit de mort !… »

Et j’allais, je trébuchais. Les forêts, les ravins, les rochers me paraissaient pleins de ces vieux brigands, de ces Pandours dont j’avais entendu parler durant mon enfance ; je croyais les entendre chanter autour de leurs feux, en se partageant le pillage ; toutes les vieilles misères d’avant la grande Révolution me revenaient. La trompette lointaine des Prussiens en ville, qui beuglait ses trois notes sauvages dans les échos, me semblait réveiller ces anciens scélérats réduits en poussière depuis des siècles.

Tout à coup la vue des baraques du Graufthâl me réveilla de ces rêves ; j’eus comme un frisson en pensant que le moment était venu de parler, de dire à ma fille, à la grand’mère, que j’étais banni, chassé du pays. Cela me produisait l’effet d’une condamnation à mort, qu’il aurait fallu prononcer moi-même contre ceux que j’aimais le plus au monde. Je ralentissais le pas pour ne pas arriver trop vite, quand levant les yeux, après avoir dépassé les premières baraques, j’aperçus Marie-Rose dans la petite allée sombre de l’auberge ; sa vue seule m’avertit qu’elle savait tout.

« Eh bien, mon père ? fit-elle à voix basse, sur le seuil.

— Eh bien, lui répondis-je en tâchant de me raffermir, il faut que je parte… Mais vous autres, vous pouvez rester… on vous donne la permission de rester. »

En même temps j’entendis la grand’mère gémir en haut dans son lit. Kettel, le matin, au moment de mon départ, était montée bien vite raconter le malheur à ma fille ; la pauvre vieille avait tout entendu.

La nouvelle courait déjà tout le hameau ; les gens autour de nous écoutaient ; et voyant que Ig grand coup était porté, je dis à tous ceux qui voulaient l’entendre comment le commandant prussien m’avait reçu.

La foule des voisins et des voisines prêtait l’oreille autour de moi, sans murmurer une parole ; tous avaient peur d’éprouver le même sort.

La grand’mère, ayant reconnu ma voix, m’appelait :

« Frédéric !… Frédéric !… »

Rien que de l’entendre, la sueur me couvrait la face. Je montai, répondant :

« Me voilà, grand’mère, me voilà !… Mon Dieu, pourquoi tant gémir ! Ceci n’aura qu’un temps… Je reviendrai !… Maintenant on se méfie de moi… on a tort, grand’mère… mais les autres sont les plus forts !…

— Ah ! criait-elle, vous partez, Frédéric, vous partez comme le pauvre Jean… Je savais bien qu’il était parti pour se battre… Je savais tout… Je ne vous verrai plus ni l’un ni l’autre.

— Pourquoi, grand’mère, pourquoi ? Dans quelques semaines j’aurai la permission de rentrer… et Jean aussi reviendra après la guerre !…

— Je ne vous verrai plus ! » criait-elle.

Et ses sanglota redoublaient.

Les gens, curieux et même cruels dans leur curiosité, étaient montés l’un après l’autre ; nos trois petites chambres en étaient pleines ; ils ne respiraient pas, ils avaient ôté leurs sabots au bas de l’escalier ; ils voulaient tout voir, tout entendre ; mais alors, découvrant cette pauvre vieille dans l’ombre de ses grands rideaux gris, qui sanglotait en me tendant les bras, presque tous se dépêchèrent de redescendre et de se sauver chez eux. Il ne resta que le grand Starck, le père Ykel et sa fille Kettel.

« Grand’mère Anne, disait le père Ykel, ne vous faites donc pas des idées pareilles. Frédéric a raison… il faut être raisonnable… La paix faite, tout rentrera dans l’ordre. Vous êtes arrivée à quatre-vingt-trois ans et moi j’en ai près de soixante-dix… Qu’est-ce que cela fait ? J’espère bien revoir Jean, le père Frédéric, et tous ceux qui sont partis.

— Ah ! faisait-elle, j’ai trop souffert ; maintenant c’est fini ! »

Et jusqu’au soir elle ne cessa point de gémir. Marie-Rose, toujours courageuse, ouvrait les armoires et préparait mon paquet, car je n’avais pas de temps à perdre ; le lendemain, il fallait être en route. Elle avait sorti mes habits et mes meilleures chemises sur la table, et me demandait à voix basse, pendant que la grand’mère continuait de pleurer :

« Tu prends ceci, mon père ? Et cela ? »

Je lui répondais :

« Fais comme tu penseras, mon enfant. Moi, je n’ai plus l’esprit à rien. Mets seulement mon uniforme dans le paquet, c’est le principal. »

Ykel, sachant que le moment pressait, nous dit de ne pas nous inquiéter du souper, que nous souperions avec eux ; nous acceptâmes.

Ce soir-là, Georges, à table on paria peu. Kettel, en haut, veillait la grand’mère. Et la nuit étant venue, mon paquet étant prêt, on se coucha de bonne heure.

Je ne dormis guère, tu peux me croire. Les plaintes de la grand’mère, et puis mes réflexions, l’incertitude de savoir où me rendre, le peu d’argent que je voulais garder pour le voyage, car il fallait laisser de quoi vivre à la maison, tout me tenait éveillé, malgré la fatigue et le chagrin qui m’accablaient. Et durant cette longue nuit, en me demandant où aller, quoi faire, quel chemin prendre, à qui m’adresser pour gagner mon pain, en retournant ces idées cent fois dans ma tête, je finis par me rappeler mon ancien garde général, M. d’Arence, l’un des meilleurs hommes que j’aie connus, qui m’avait toujours aimé, et même protégé du temps que j’étais sous ses ordres, comme simple garde, bien des années avant. Je me rappelai qu’on le disait retiré à Saint-Dié, et j’espérai, si j’avais le bonheur de le trouver encore en vie, qu’il me recevrait bien et m’aiderait un peu dans le malheur. Cette idée me vint le matin ; je la trouvai bonne et je m’endormis alors une ou deux heures.

Mais au petit jour j’étais debout. Le moment terrible approchait ; à peine hors du lit, la grand’mère m’avait entendu et m’appelait.

Marie-Rose était aussi levée, elle avait préparé notre déjeuner pour le départ ; Ykel avait fait monter une bouteille de vin.

M’étant donc habillé, j’entrai dans la chambre de la grand’mère, tâchant de raffermir mon cœur, mais sachant bien que je ne la verrais plus.

Elle semblait plus calme, et me dit d’abord de m’approcher, en m’entourant le cou de ses deux bras et me disant :

« Mon fils… car vous avez été mon fils… un bon fils pour moi… Mon fils Frédéric, je vous bénis !… Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez !… Ah ! les souhaits ne servent pas de grand’chose, et les bénédictions des pauvres gens non plus !… Sans cela, cher Frédéric, vous ne seriez pas si malheureux !… »

Elle pleurait ; moi je ne pouvais plus retenir mes larmes. Marie-Rose, debout contre le lit, sanglotait tout bas.

Et comme la grand’mère me retenait toujours, je lui dis :

« Écoutez, grand’mère, votre bénédiction et vos bonnes paroles me font autant de bien que si vous pouviez me combler de toutes les richesses du monde ; c’est ma consolation de penser que je vous reverrai bientôt.

— Peut-être nous reverrons-nous ailleurs, fit-elle ; mais ici-bas, sur cette terre, je vous dis adieu… Adieu, Frédéric… adieu ! »

Elle me serrait, en m’embrassant de ses lèvres tremblantes ; et puis, m’ayant lâché et détournant la tête, elle me retint encore la main un instant, et, se remettant à sangloter, elle répéta tout bas :

« Adieu ! »

Je sortis ; les forces me manquaient.

Dans la chambre à côté, je pris un verre de vin et je mis une croûte de pain dans ma poche. Marie-Rose était près de moi ; je lui fis signe de descendre doucement, pour que la grand’mère ne pût pas entendre nos sanglots au moment du départ.

Nous descendîmes donc en silence dans la grande salle en bas, où le père Ykel nous attendait avec d’autres amis : Starck, qui nous avait aidés à déménager de la maison forestière, Mulot, et quelques autres braves gens.

On se dit adieu ; puis dans l’allée j’embrassai Marie-Rose comme un père malheureux embrasse son enfant, et dans cet embrassement je lut souhaitai tout ce qu’un homme peut souhaiter à l’être qu’il aime plus que sa propre existence, et qu’il estime comme on estime la vertu, la bonté, le courage. Et tout aussitôt, mon paquet au bout du bâton, je partis sans retourner la tête.