Le brigadier Frédéric/15

J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 212-227).
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XV

Le chemin de l’exil est long, Georges, et les premiers pas que l’on fait sur ce chemin sont lourds. Celui qui disait qu’on n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers, se connaissait en souffrances humaines.

Et quand on laisse derrière soi son enfant, quand on croit encore entendre en marchant la grand’mère vous dire adieu ! Quand du haut de la montagne qui vous abritait du vent et vous couvrait de son ombre, au dernier détour du sentier, avant la descente, on se retourne et qu’on regarde sa vallée, sa maisonnette, son verger, en pensant : « Tu ne les verras plus ! » alors, Georges, il vous semble que la terre vous retient, que les arbres vous tendent les bras, que l’enfant pleure au loin, que la grand’mère vous rappelle au nom de Dieu !

Oui, j’ai senti tout cela sur la côte de Berlingen et j’en frémis encore.

Et dire que des vermisseaux comme nous osent imposer de pareilles souffrances à leurs semblables !… Que le Tout-Puissant ait pitié d’eux ; l’heure de la justice viendra pourtant !

M’étant arraché de la, je continuai ma route.

J’allais, je descendais les reins courbés, et le cher pays s’éloignait lentement. Oh ! que je souffrais, que de pensées lointaines me revenaient ! Les bois, les sapinières, les vieilles scieries s’en allaient !…

J’approchais de Schoenbourg et je commençais à redescendre la seconde côte, perdu dans mes rêveries et mon désespoir, quand tout à coup un homme à cinquante pas devant moi, le fusil en bandoulière, sortît de la forêt en me regardant. Cette vue me tira de mes tristes pensées, je levai les yeux : c’était Hepp, l’ancien brigadier, que les Prussiens avaient embauché et qui seul de nous tous avait pris du service chez eux.

« Hé ! fît-il bien étonné, c’est vous, père Frédéric ?

— Oui, lui répondis-je, c’est moi.

Mais où donc allez-vous de si bon matin, un paquet sur l’épaule ?

— Je vais où Dieu voudra… Les Allemands me chassent… Je vais gagner ma vie ailleurs. »

Il était devenu tout pâle. J’avais fait halte une seconde pour respirer.

« Comment ! dit-il, on vous chasse à votre âge ! vous, un vieux forestier, un bon chef, un honnête homme qui n’a jamais fait de tort à personne !

— Oui ! on ne veut plus de moi dans ce pays. On m’accorde vingt-quatre heures pour quitter la vieille Alsace, et je suis en route…

— Et Marie-Rose… et la grand’mère ?

— Elles sont au Graufthâl, chez Ykel. La grand’mère va mourir… les autres l’enterreront ! »

Hepp, le front penché et les yeux à terre, leva la main en murmurant :

« Quel malheur !… quel malheur !

Je ne répondais rien, je m’essuyais la figure couverte de sueur.

Au bout d’un instant, sans me regarder, il dit en toussant tout bas ;

« Ah ! si j’avais été seul avec ma femme ! Mais j’ai six enfants… je suis leur père… je ne pouvais pas les laisser mourir de faim !… Vous aviez quelques sous d’économie… moi, je n’avais pas un centime… »

Alors, voyant cet homme en place, car il était brigadier forestier allemand, voyant cet homme qui s’excusait devant un malheureux banni comme moi, ne sachant non plus que lui répondre, je dis :

« Mon Dieu ! voilà !… À chacun son fardeau.. Allons… allons… au revoir… »

Il aurait bien voulu me donner la main, mais ! je détournai les yeux, et je continuai ma route, en pensant :

« Celui-ci, Frédéric, est encore plus malheureux que toi ; son chagrin est épouvantable ; il a vendu sa conscience aux Prussiens pour un morceau de pain noir ! Au moins, toi, tu peux regarder tout le monde en face ; tu peux dire malgré ta misère : — Je suis un honnête homme !… — Et lui n’ose plus regarder un vieux camarade ; il rougit, il baisse la tête !… Les autres ont profité de ce qu’il avait six enfants pour l’acheter. »

En songeant à cela, je repris un peu de courage, reconnaissant que j’avais bien fait, malgré tout, et qu’à la place de Hepp, je me serais sans doute déjà pendu quelque part au coin d’un bois. Cela me consolait un peu. Que veux-tu ? on est toujours content d’avoir pris le meilleur parti, même lorsqu’on n’avait à choisir qu’entre les plus grandes misères.

Puis ces idées s’effacèrent aussi, d’autres vinrent à leur place.

Il faut te dire que dans tous les villages et même dans les plus petits hameaux où je passais, les pauvres gens me voyant en route, à mon âge, le paquet sur l’épaule, me recevaient bien ; ils comprenaient que j’étais de ceux qu’on chassait parce qu’ils aimaient la France ; les femmes, devant leurs portes, l’enfant sur les bras, me disaient avec attendrissement :

« Dieu vous conduise !… »

Dans les petites auberges où je faisais halte de temps en temps pour reprendre des forces, à Lutzelbourg, à Dabo, à Viche, on ne voulait rien recevoir pour ma dépense. Aussitôt que j’avais dit : « Je suis un vieux brigadier forestier ; les Allemands me chassent parce que je n’ai pas voulu prendre de service chez eux !… » j’avais le respect de tout le monde.

Naturellement aussi je n’acceptais pas les bonnes offres qu’on me faisait, je payais, car, dans ce temps de contributions forcées, personne n’avait rien de trop.

Tout ce pays tenait avec la République ; et plus j’avançais du côté des Hautes-Vosges, plus on pariait de Gambetta, de Chanzy, de Faidherbe ; mais plus aussi les réquisitions étaient fortes et les villages infestés de landwehr.

À Schirmeck, où j’arrivai le même jour vers huit heures du soir, je vis en entrant à l’auberge, un « Feldwèbel », un percepteur, un commissaire qui buvaient et fumaient, au milieu d’une quantité de leurs gens attablés comme eux.

Tous retournèrent la tête et se mirent à m’inspecter, pendant que je demandais à loger pour une nuit.

Le commissaire m’ordonna de lui montrer mes papiers ; il examina tout en détail, les signatures et les timbres ; ensuite, il me dit : « Vous êtes en règle jusqu’à présent, mais demain, au petit jour, vous devez être en route. »

Après cela, l’aubergiste osa me servir à manger ; et l’auberge étant occupée par les fonctionnaires prussiens, on me conduisit coucher à la grange, où je m’endormis sur une botte de paille. Il gelait dehors, mais la grange était près de l’étable, il y faisait chaud, je dormis bien à cause de la fatigue. Le sommeil, Georges, est la consolation des malheureux ; si j’avais à parler de la bonté de Dieu, je dirais qu’il nous appelle tous les jours quelques heures auprès de lui, pour nous faire oublier nos misères.

Le lendemain, une sorte de calme avait remplacé mon abattement ; je partis plus ferme, allongeant le pas à travers la plaine, pour gagner Rothau. L’idée de Jean Merlin me revint. Peut-être avait-il suivi la même route, c’était la plus courte. Quel bonheur si j’allais trouver en chemin de ses nouvelles et les envoyer, à Marie-Rose, quelle consolation dans notre malheur ! Mais il ne fallait pas l’espérer, tant d’autres depuis trois mois avaient grimpé de Rothau à Provenchères, des Français et des Allemands, des étrangers dont personne ne voulait avoir gardé le souvenir !

J’y songeais pourtant ! Et tout en marchant d’un bon pas, j’admirais les belles forêts de ce pays de montagnes, les immenses sapins qui bordent la route et qui me rappelaient ceux du Fâlberg, près de Saverne : leur vue me touchait : c’étaient comme de vieux camarades, qui vous reconduisent encore quelques heures, avant les derniers adieux.

Enfin le mouvement, l’air vif du haut pays, le bon accueil des braves gens, l’espérance de retrouver mon ancien garde général d’Arence, et surtout la volonté de ne pas me laisser abattre, quand ma pauvre enfant et la grand’mère avaient encore si besoin de moi, tout cela me réveillait ; je m’écriais à chaque pas :

« Frédéric, du courage… tous les Français ne sont pas morts… à la fin peut-être les beaux jours reviendront… Ceux qui se désespèrent sont perdus ; les pauvres petits oiseaux que l’hiver chasse de leurs nids et qui s’en vont au loin chercher les graines et les insectes qui les font vivre, souffrent aussi, mais le printemps les ramène !… Cela doit te servir d’exemple… Encore un bon coup de collier et tu seras sur le plateau ; de Provenchères tu n’auras plus qu’à descendre.

Ainsi grimpant, m’encourageant et me cramponnant, tout fatigué que j’étais, j’atteignis Provenchères au milieu du jour et j’y fis halte.

Je bus un bon verre de vin à l’auberge des Deux-Clés, et là j’appris que M. d’Arence était toujours à Saint-Dié, inspecteur des eaux et forêts, qu’il avait même commandé la garde nationale dans les derniers événements.

Cette nouvelle me fît grand plaisir ; je repartis de là plein d’espérance ; et le soir, ayant atteint Sainte-Marguerite, au fond de la vallée, je n’eus plus qu’à suivre la route nationale jusqu’à la ville, où j’arrivai tellement fatigué, qu’il me restait à peine la force de me tenir debout.

Je fis halte à la première petite auberge de la rue du Faubourg-Saint-Martin, et j’eus le bonheur d’y trouver un lit, où je dormis encore mieux que dans ma grange de Schirmeck.

La trompette des Prussiens m’éveilla de bon matin ; un de leurs régiments occupait la ville ; le colonel logeait à l’évêché, et les autres officiers et leurs soldats chez les habitants ; les réquisitions en foin, paille, viande, farine, eau-de-vie, tabac, etc., allaient leur train à Saint-Dié comme ailleurs.

Je sortis de mon paquet une chemise propre, et je mis mon uniforme, me rappelant que M. d’Arence avait toujours fait grande attention à la tenue de ses hommes. Le caractère ne change pas, on est à cinquante ans ce qu’on était un vingt. Puis je descendis dans la salle d’auberge et je m’informai du logement de M. l’inspecteur des forêts.

Une bonne vieille femme, la mère Ory, qui tenait cet établissement, me dit qu’il demeurait au coin du grand pont, à gauche, en arrivant à la gare. Je m’y rendis aussitôt.

Il faisait un temps clair et froid ; la grande rue, qui descend de la gare à la cathédrale, était toute blanche de neige et les montagnes autour de la vallée aussi. Quelques soldats allemands, dans leur longue capote couleur de terre et coiffés du bonnet plat, emmenaient au loin, devant la mairie, une charretée de vivres ; deux ou trois servantes remplissaient leur cuveau à la jolie fontaine de la Meurthe. Du reste, on ne voyait rien, les gens se tenaient enfermés chez eux.

Sous la porte de M. l’inspecteur, m’étant arrêté deux minutes pour réfléchir, j’allais monter, quand un grand bel homme en pantalon à la hussarde, la taille serrée dans une redingote à brandebourgs, la casquette verte à galons d’argent un peu sur l’oreille» se mit à descendre l’escalier.

C’était M. d’Arence, toujours droit, les épaules effacées, la barbe brune et le teint frais comme à trente ans ; je le reconnus aussitôt. Sauf la tête grisonnante, il n’était pas changé ; mais lui ne me reconnut pas d’abord ; et seulement quand je lui rappelai son ancien garde Frédéric, il s’écria :

« Comment, c’est vous, mon pauvre Frédéric ! Décidément, nous ne sommes plus jeunes. »

Non, je n’étais plus jeune, et ces derniers mois m’avaient encore vieilli, je le savais bien.

Enfin il fut tout de même content de me voir.

« Montons, dit-il, nous causerons plus à l’aise. »

Et nous montâmes.

Il me fit entrer dans un grand bureau sombre, les persiennes fermées, puis dans son cabinet où pétillait un bon feu dans un grand poêle de faïence ; et m’ayant dit de prendre une chaise, nous causâmes longtemps du pays. Je lui racontai toutes nos misères depuis l’arrivée des Allemands ; il m’écoutait les lèvres serrées, le coude au bord du secrétaire et finit par me dire :

« Oui, c’est terrible !… Tant d’honnêtes gens sacrifiés à l’égoïsme de quelques malheureux !… Nous expions durement nos fautes ; mais les Allemands auront leur tour. En attendant, il ne s’agit pas de cela, vous devez être gêné ; vous êtes sans doute à bout de ressources ? »

Naturellement, je lui dis la vérité ; je lui dis qu’il avait fallu laisser de quoi vivre à la maison, et que je cherchais du travail.

Alors il ouvrit tranquillement un tiroir, en me disant que j’avais droit, comme les autres brigadiers d’Alsace, à mon dernier trimestre, qu’il allait m’en faire l’avance, et que je le rembourserais plus tard.

Je n’ai pas besoin de te peindre ma satisfaction de recevoir des pièces de cent sous dans un aussi pressant besoin ; cela m’attendrissait tellement que j’en avais les larmes aux yeux et que je ne savais comment le remercier.

Il vit bien à ma figure ce que je pensais, et, comme j’essayais de lui tourner un petit remercîment, il dit :

« C’est bien… c’est bien, Frédéric… Ne parlons pas de cela… Vous êtes un brave homme… un bon serviteur de l’État… Je suis content de vous rendre service. »

Mais ce qui me fit encore plus de plaisir que le reste, c’est quand au moment de partir et déjà levé, il me demanda si plusieurs gardes de notre inspection n’avaient pas rejoint l’armée des Vosges.

Aussitôt l’idée de Jean me vint ; je pensai qu’il en avait peut-être des nouvelles. Malgré cela je lui citai d’abord le grand Kern et Donadieu, puis seulement Jean Merlin, parti le dernier, et qui sans doute avait suivi le même chemin que moi, par Schirmeck et Rothau.

« Un grand et solide gaillard, fît-il, à moustaches brunes, ancien chasseur à cheval ; n’est-ce pas cela ?

— Oui, monsieur, lui répondis-je dans le plus grand trouble, c’est mon gendre.

— Eh bien, dit-il, ce brave garçon a passé par ici. Je lui ai donné les moyens et les indications nécessaires pour se rendre à Tours. Si vous êtes inquiet de lui, rassurez-vous, il a rejoint… il est à son poste. »

Nous arrivions alors au bas de l’escalier ; sur la porte M. d’Arence me donna la main, puis il partit, traversant le pont, et moi je remontai vers la gare, plus heureux qu’il ne m’est possible de le dire.

Je voyais d’avance la joie de Marie-Rose, j’entendais la pauvre grand’mère remercier Dieu, en apprenant la bonne nouvelle ; il me semblait que nos plus grandes misères étaient passées, que le soleil se remettait à luire pour nous à travers les nuages. Je marchais la tête pleine de bonnes idées ; et comme j’entrais dans la salle du Lion-d’Or, la mère Ory en me regardant s’écria :

« Ah ! mon brave homme, il vous est arrivé quelque chose d’heureux.

— Oui, lui répondis-je en riant, je ne suis plus le même homme qu’hier soir. Les grandes misères ne sont pas toujours pour les mêmes ! »

Et je lui racontai ce qui venait de se passer. Elle me regardait de bonne humeur ; mais quand je lui demandai du papier, pour écrire tout cela au Graufthâl, elle me dit en joignant les mains :

« À quoi pensez-vous ? Écrire que votre gendre est à l’armée, qu’il a reçu des secours de M. d’Arence pour faire sa route ! mais M. l’inspecteur serait arrêté demain, et vous aussi, et votre fille ! Vous ne savez donc pas que les Allemands ouvrent toutes les lettres ; que c’est leur meilleur moyen d’espionnage, et qu’ils cherchent toutes les occasions de mettre des contributions sur la ville ? rien que pour une lettre pareille, on nous imposerait encore des réquisitions. Gardez-vous d’une si grande imprudence ? »

Alors, reconnaissant qu’elle avait raison, je perdis d’un seul coup toute ma joie ; c’est à peine s’il me resta le courage d’écrire à Marie-Rose que j’étais arrivé en bonne santé et que j’avais reçu quelques petits secours de mon ancien garde général. Tout me paraissait de trop ; j’avais peur qu’un point, une virgule ne servît de prétexte aux gueux pour intercepter ma lettre et me chasser plus loin.

Ah ! quel malheur de ne pouvoir pas même envoyer un mot d’espérance et de consolation à ceux qu’on aime, surtout dans des moments aussi cruels. Et faut-il être barbare, pour faire un crime au père des paroles consolantes qu’il envoie à son enfant, d’une bonne nouvelle envoyée par le fils à sa mère mourante !

Voilà pourtant ce que nous avons vu.

Les lettres annonçant la mort de ses proches, les nouveaux désastres de la patrie, arrivaient seules, ou bien encore des mensonges, des nouvelles de victoires inventées par l’ennemi, et qu’il faisait suivre le lendemain de l’annonce de quelque défaite.