Le brigadier Frédéric/13

J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 175-197).
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XIII

Tu sais, Georges, ce que vaut une vache pour nous autres paysans ; avec une vache à l’étable, on a du lait, du beurre, du fromage, tout le nécessaire de la vie ; une vache c’est l’aisance, deux c’est presque la richesse. Jusqu’alors nous avions pu vendre et faire ainsi quelques sous ; maintenant il allait falloir tout acheter dans ces temps de disette, où l’ennemi s’engraissait de notre misère.

Ah ! quel affreux passage !… Ceux qui viendront après nous ne s’en feront pas même une idée.

Il ne nous restait que cinq ou six milliers de foin et des pommes de terre.

Ykel, qui prenait part à tous nos chagrins, me dit le jour même :

« Écoutez, brigadier, ce que je vous avais prédit arrive, Ces Allemands vous en veulent à mort, parce que vous avez refusé d’accepter du service chez eux, et que votre gendre est allé rejoindre les républicains… S’ils pouvaient vous chasser et même vous exterminer, ils le feraient ; mais ils veulent encore se donner des airs de justice, de grandeur ; c’est pourquoi ils vous dépouilleront jusqu’à la chemise, pour vous forcer de partir, comme ils disent, de bonne volonté ! Croyez-moi, débarrassez-vous bien vite de votre fourrage, car un de ces quatre matins ils viendront le réquisitionner, en disant que celui qui n’a pas de vaches n’a pas besoin de foin. Et surtout ne racontez pas que je vous ai donné ce conseil ! »

Je compris qu’il avait raison ; dès le lendemain mon fenil était vide : Gaspard Diederich, Hulot, Jean Adam, le grand Starck, tous les voisins étaient venus le soir enlever notre provision par bottes ; de cette façon j’eus quelques francs en réserve. Starck me céda même une de ses chèvres, qui nous rendit les plus grands services ; au moins la grand’mère eut un peu de lait matin et soir, cela lui prolongea l’existence ; mais après tant de secousses, la pauvre vieille était bien affaiblie ; elle tremblait comme une feuille et ne quittait plus le lit, rêvant toujours, murmurant des prières, parlant de Bruat, son mari, du grand-père Duchêne, de tous les anciens qui lui revenaient en mémoire. Marie-Rose filait auprès d’elle et veillait bien avant dans la nuit, écoutant sa respiration pénible et ses plaintes.

Moi, seul dans la chambre à côté, près des petites fenêtres où s’entassait la neige, les jambes croisées, la pipe éteinte entre les dents, songeant à toutes ces injustices, à tous ces vols, à ces abominations qui se suivaient de semaine en semaine, je commençais à perdre ma confiance dans l’Éternel ! Oui, c’est triste à penser ; mais à force de souffrir, je me disais que parmi les hommes beaucoup représentent les moutons, les oies, les dindons, destinés à nourrir les loups, les renards et les éperviers, qui se gobergent à leurs dépens. Et je poussais l’indignation jusqu’à m’écrier en moi-même, que notre sainte religion avait été inventée par des malins, !

pour consoler les imbéciles d’être la proie des autres.

Voilà pourtant, Georges, à quels excès nous pousse l’injustice.

Mats le pire, c’est que les nouvelles de l’intérieur devenaient mauvaises.

Un piquet d’Allemands, venus de Wéchem pour réquisitionner mon foin, trouva la place vide ; ces gens en furent indignés ; ils me demandèrent ce que le fourrage était devenu, je leur répondis que les vaches du cantonnier les avaient mangé.

Ma chèvre se trouvait par bonheur avec celles de Starck, sans cela les bandits n’auraient pas manqué de l’emmener.

Cette troupe de braillards, entrant alors à l’auberge, raconta que les républicains avaient été battus, qu’ils avaient laissé des milliers de morts sur les champs de batailles, qu’ils étaient repoussés d’Orléans, et qu’on allait les poursuivre au loin ; ils riaient et se glorifiaient eux-mêmes. Nous ne croyions pas le quart de ce qu’ils disaient, mais leur air de bonne humeur et leur insolence nous forçaient pourtant de penser que tout n’était pas mensonge.

Quand à Jean, pas de lettres, pas de nouvelles !… Qu’était-il devenu ? Cette question, que je me posais souvent à moi-même, me troublait. Je me gardait bien d’en parler à Marie-Rose ; sa pâleur m’avertissait assez que la même pensée la suivait partout.

Nous étions alors en décembre. Depuis quelque temps le canon de Phalsbourg se taisait ; le bruit courait qu’on voyait des flammes s’élever brusquement la nuit des remparts ; on se demandait ce que cela pouvait être. Nous avons appris depuis qu’on brûlait alors les poudres de la place, qu’on brisait le matériel d’artillerie, et qu’on enclouait les pièces, parce que les vivres touchaient à leur fin et qu’on allait être forcé d’ouvrir les portes.

Ce malheur arriva le 13 décembre, après six bombardements et 120 jours de siège. La moitié de la ville était en décombres ; au seul bombardement du 14 août, huit mille cinq cents obus avaient abîmé des rues entières. Les pauvres garçons ramassés à la hâte aux environs et réunis dans la place au temps des grandes chaleurs, n’ayant que leur blouse sur le dos et leurs souliers aux pieds, après avoir passé ce rude hiver sur les remparts, furent encore emmenés comme prisonniers de guerre, les uns à Rastadt, les autres en Prusse, au milieu des neiges.

À cette nouvelle, la consternation s’étendit partout. Tant que le canon de Phalsbourg avait tonné, notre espérance s’était soutenue ; on se disait de temps en temps : « La France parle encore !… » Et cela vous faisait relever la tête ; mais alors le silence nous apprit que les Allemands étaient bien maîtres chez nous et qu’il fallait se faire petit, pour ne pas s’attirer leur colère.

Depuis ce jour, Georges, notre tristesse n’eut plus de bornes.

Pour comble de malheur, la maladie de la grand’mère s’aggravait. Un matin, comme j’entrais dans sa chambre, Marie-Rose me dit à voix basse :

« Mon père, la grand’mère est bien malade… elle ne dort plus… elle étouffe !… Tu devrais aller chercher le médecin.

— Tu as raison, mon enfant, lui dis-je ; nous avons déjà peut-être trop attendu. »

Et malgré la douleur de voir les vieux mura de notre forteresse au pouvoir de l’ennemi, je résolus d’aller à Phabbourg chercher un médecin.

Ce jour-là, tout le pays n’était que boue et que nuages. J’allais devant moi, le dos courbé, marchant sur les talus au revers du chemin, l’esprit vide, à force d’avoir rêvé depuis des mois à notre abaissement, et tellement abattu, que j’aurais donné ma vie pour rien.

Sur le plateau de Biegelberg, au sortir de la forêt, voyant à trois kilomètres devant moi la petite ville comme écrasée sous le ciel sombre, ses maisons brûlées, son église affaissée, ses remparts écornés à fleur de terre, Je m’arrêtai quelques instants, les reins appuyés à mon bâton, me rappelant les jours passés.

Que de fois, depuis vingt-cinq ans, j’étais allé là les dimanches et jours de fête, avec ma femme, la pauvre Catherine et ma fille, soit pour assister aux offices, soit pour regarder les baraques de la foire, ou serrer la main de quelques vieux camarades, riant, heureux, pensant que les choses iraient ainsi jusqu’à la fin de nos jours ! Et toutes les joies disparues, les vieux amis qui, dans leurs petits jardins au pied des glacis, nous pour cueillir des groseilles ou foire un bouquet, semblaient revivre, Que de souvenirs me revenaient !… Je ne pouvais me les rappeler tous, et je m’écriais en moi-même :

« Oh ! que ces choses sont loin !… Oh ! qui jamais aurait cru que nous en arriverions à ce malheur, nous Français, nous Alsaciens, de courber le front sous des Prussiens !… »

Ma vue se troublait ; je finis par me remettre en route, murmurant dans mon âme la consolation de tous les malheureux :

« Bah ! la vie est courte… Bientôt, Frédéric, tout sera oublié… Ainsi, prends courage, tu n’as plus longtemps à souffrir. »

Il me semblait aussi entendre la trompette de nos joyeux soldats ; mais à la porte, un piquet d’Allemands en grosses bottes, et leur sentinelle, la jambe tendue, le fusil penché sur l’épaule, le casque sur la nuque, se promenant de long en large devant le corps de garde, me rappelèrent notre position.

Mon vieux camarade Thomé, préposé de la ville aux perceptions de l’octroi, me fit signe d’entrer. Nous causâmes de nos malheurs ; et voyant que je regardais défiler sur le pont une compagnie de Prussiens qui se redressaient, marquant le pas, il me dit :

« Ne les regardez pas, Frédéric, ils sont trop fiers qu’on les regarde ; ils se figurent qu’on les admire. »

Alors je détournai les yeux, et m’étant reposé quelques minutes, j’entrai en ville.

Ai-je besoin maintenant de te peindre la désolation de ce pauvre Phalsbourg, autrefois si propre, les maisonnettes si bien alignées, la grande place d’armes si riante les jours de revue ? Faut-il te parler de ces maisons tombées les unes sur les autres, les pignons renversés, les cheminées dans les airs au milieu des ruines ; et de ces cabarets pleins d’Allemands mangeant, buvant, riant, tandis que nous autres, la mine longue, l’air effaré, misérables et déguenillés à la suite de tous ces désastres, nous voyions ces intrus se goberger avec leur haute paye prise dans nos poches ? Non, rien que d’y penser, mon cœur se lève ; c’est mille fois pire que tout ce qu’on raconte.

Comme j’arrivais au coin de la place d’armes, en face de la tour de l’église encore debout, avec ses cloches fondues et sa vierge, les bras en l’air, une voix rude criait de l’Hôtel de ville :

« Hérausse[1]. »

C’était le sergent du poste qui donnait l’ordre à ses hommes de sortir ; l’officier de ronde arrivait, les autres se précipitaient du corps de garde et se mettaient en rang : il était midi !

J’avais fait halte tout consterné, à la porte du café Vacheron. Une foule de pauvres gens sans asile, sans travail et sans pain, allaient et venaient, grelottant, les mains dans les poches jusqu’aux coudes ; et moi, sachant d’après ce que m’avait dit Thomé, qu’une foule de malades encombraient l’hôpital militaire et le collège, je me demandais s’il se trouverait un médecin pour visiter au Graufthâl une pauvre vieille femme en danger de mort. La tristesse et le doute m’accablaient ; je ne savais à qui m’adresser ni quel parti prendre, quand un vieil ami de la maison forestière, Jacob Baure, le premier pêcheur de truites de la vallée, se mit à crier derrière moi :

« Hé ! c’est le père Frédéric ! Vous êtes donc encore de ce monde ? »

Il me serrait la main, et paraissait si content de me revoir, que j’en fus attendri.

« Oui, lui répondis-je, nous en sommes réchappés, Dieu merci… Quand on se rencontre maintenant, on se croirait ressuscités ! Malheureusement la grand’mère est bien mal, et je ne sais pas où trouver un médecin, au milieu de cette débâcle. »

Il me donna le conseil de monter chez le docteur Semperlin, qui demeurait au premier du café Vacheron, disant que c’était un homme savant, dévoué, bon Français, qui ne refuserait pas de m’accompagner, malgré la longueur du chemin et le travail qu’il avait en ville, dans ce moment de presse extraordinaire.

Je montai donc ; et le docteur Semperlin, qui se mettait à table, me promit de venir aussitôt après dîner.

Alors je descendis un peu plus tranquille, dans la grande salle du café, casser une croûte de pain et prendre un verre devin en l’attendant.

La salle était pleine de landwehr : gros bourgeois en uniforme, brasseurs, architectes, fermiers, banquiers, maîtres d’hôtel, venus pour occuper le pays, sous le commandement de chefs prussiens qui les faisaient marcher comme des marionnettes.

Tous ces gens avaient de l’argent plein leurs poches, et pour oublier les désagréments de la discipline, ils avalaient autant de saucisses à la choucroute, de jambons et de salades au cervelas, que nos vétérans prenaient autrefois de petits verres d’eau-de-vie. Les uns buvaient de la bière, d’autres du vin de Champagne ou de Bourgogne, chacun selon sa fortune, sans en offrir aux camarades, cela va sans dire ; ils mangeaient tous des deux mains, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles et le nez dans leur assiette ; et tout ce que je peux te dire, c’est que par ce temps de boue et de pluie, qui vous empêchait d’ouvrir les fenêtres, on avait besoin quelquefois d’aller respirer dehors.

Je m’étais assis dans un coin, auprès de ma chopine, regardant la fumée de tabac tourbillonner au plafond, les servantes apporter ce qu’on leur demandait, rêvant à la grand’mère malade, aux ruines que je venais de voir, écoutant les Allemands, que je ne comprenais pas, car ils parlaient tous une autre langue que celle de l’Alsace ; et à l’autre bout de la salle, quelques Phalsbourgeois s’entretenant d’un bureau de secours en train de se former à l’Hôtel de ville, d’un bouillon qu’on voulait établir dans l’ancienne caserne de cavalerie, pour les pauvres, des indemnités promises par les Prussiens et sur lesquelles on ne comptait guère.

Le temps se passait lentement. J’aurais fini par ne plus rien écouter du tout, songeant à mes propres misères, quand une voix plus haute, plus hardie, me tira de mes réflexions ; je regardai, c’était Toubac, le cantonnier du Bockberg, qui se mêlait à la conversation des Phalsbourgeois, et s’écriait effrontément, son gros poing sur la table :

« Ça vous est bien commode, à vous autres gens de la ville, de parler maintenant des misères de la guerre. Vous étiez derrière vos remparts, et quand les obus arrivaient, vous couriez dans vos casemates. On ne pouvait rien vous prendre ! Ceux dont les maisons sont brûlées vont recevoir des indemnités plus fortes qu’elles ne valaient ; les vieux meubles vermoulus seront remplacés par des neufs, et plus d’un qui tirait la langue avant la campagne, pourra se frotter les mains et s’arrondir le ventre en disant : « La guerre m’a fait bon bourgeois ; j’ai payé mes dettes et je passe encore pour un fameux guerrier, parce que ma cave est à l’épreuve de la bombe. Je vais me dévouer à rester au pays, pour acheter à bon compte le bien de ceux qui s’en iront, avec l’argent de mes indemnités ; je me sacrifierai jusqu’à la fin, comme je l’ai fait depuis le commencement ! » Oui, la guerre de cette façon est agréable ; derrière de bons murs tout va bien… Tandis que nous autres, pauvres paysans, nous avons été forcés de nourrir les ennemis, de les loger, de leur donner foin, paille, orge, avoine, froment, jusqu’à notre bétail, entendez-vous, notre dernière ressource… Tenez, moi, on m’a pris mes deux vaches, et maintenant à qui réclamer ?… »

C’était trop fort. Lorsqu’il dit cela, l’effronterie de ce coquin m’indigna tellement que je ne pus m’empêcher de lui crier de ma place :

« Ah ! mauvais gueux, glorifie-toi de tes souffrances et de ta belle conduite pendant nos malheurs… Parle de tes sacrifices et du bel exemple qu’ont donné tes filles… Raconte à ces messieurs comment après avoir couru tout le pays, avec un piquet d’Allemands qui te donnaient le choix dans tous les bestiaux de la plaine et de la montagne, pour remplacer tes misérables biques, après m’avoir volé par ce moyen mes deux belles vaches suisses, tu n’es pas encore content. Tu oses encore te plaindre, et rabaisser ces braves gens qui ont fait leur devoir ? »

À mesure que je parlais, songeant que le gueux était cause de la maladie de la grand’mère, la colère me gagnait de plus en plus ; j’aurais voulu me retenir ; mais c’était plus fort que moi, et tout à coup, empoignant mon bâton à deux mains, je courus sur lui pour l’assommer.

Par bonheur Fîxari, le boulanger, assis à côté de ce vaurien, voyant ma trique se lever, para le coup avec sa chaise, en s’écriant :

« Père Frédéric, à quoi pensez-vous ? »

Cela produisit un effet terrible, toute la salle était en l’air et nous séparait. Lui, le bandit, se trouvant derrière les autres, levait le poing et criait :

« Vieux gueux ! tu me payeras ça !… Les Allemands n’ont pas voulu de toi… monsieur l’Oberfœrster t’a jeté dehors… Tu aurais bien voulu prendre du service, mais on te connaissait, on t’a fermé la porte au nez… Cela te vexe… tu insultes les honnêtes gens ; mais gare, gare, tu recevras de mes nouvelles ! »

Ces indignes mensonges me rendaient encore plus furieux, il fallait me retenir à cinq ou six, pour m’empêcher d’arriver jusqu’à lui.

J’aurais fini par tout bousculer, si les landwehr n’avaient appelé un piquet de ronde qui passait sur la route. Alors, entendant les crosses de fusil à la porte, et découvrant les casques devant les fenêtres, je me rassis et tout s’apaisa.

Le caporal entra ; Mme Vacheron lui fit prendre un verre de vin sur le comptoir, et comme le bruit avait cessé, après s’être essuyé les moustaches, il sortit en faisant le salut militaire. Mais Toubac et moi nous nous regardions de loin, les yeux étincelants, les joues frémissantes. Il comprenait bien maintenant, le misérable, que sa honte allait être découverte dans toute la ville, cela le mettait hors de lui.

Moi, je pensais : « Tâche seulement de venir sur mon chemin en allant au Bîechelberg, je réglerai ton compte pour longtemps, la pauvre grand’mère sera vengée. »

Il avait sans doute de son côté des idées semblables, car il m’observait en dessous, avec son mauvais sourire de gueusard. C’était tout ce que je souhaitais, lorsque le docteur Semperlin parut sur la porte de la salle en me faisant signe de venir.

Je sortis aussitôt, après avoir payé ma chopine de vin, et nous nous mîmes en route pour le Graufthâl. Il tombait du grésil, les grosses ornières pleines d’eau frissonnaient. Le docteur Semperlin et moi nous marchâmes longtemps l’un derrière l’autre, en silence, ayant soin d’éviter les mares, où l’on pouvait s’enfoncer jusqu’aux genoux.

Plus loin, après avoir dépassé le Biechelberg, sur le terrain plus ferme de la Forêt, je me mis à raconter au docteur les offres que nous avait faites l’Oberfœrster, le refus de tous nos gardes, à l’exception de Jacob Hepp ; notre déménagement de la maison forestière et notre établissement chez Ykel, dans un coin froid de la pauvre auberge, sous les roches, où la grand’mère n’avait pas cessé de tousser depuis six semaines.

Il m’écoutait la tête penchée et finit par me répondre que c’était bien dur de quitter sa baraque, son champ, son pré, les arbres qu’on a plantés ; mais qu’on ne doit jamais reculer devant un devoir ; et qu’il allait aussi partir, avec sa femme et ses enfants, abandonnant sa clientêle, le fruit de son travail depuis des années, pour ne pas entrer dans le troupeau du roi Guillaume !

En causant ainsi, nous arrivâmes, vers trois heures, devant la pauvre auberge du Graufthâl. Nous montâmes le petit escalier. Marie-Rose nous avait entendus ; elle était sur la porte, et s’empressa de présenter une chaise à M. Semperlin.

Le docteur regardait les poutres noires du plafond, les petites fenêtres, le petit poêle et dit :

« C’est bien petit et bien sombre, pour des gens habitués au grand air. »

Il se rappelait notre jolie maison de la vallée, ses fenêtres si claires, ses murs si blancs. Ah ! les temps étaient bien changés.

Enfin ayant respiré deux minutes, il dit :

« Allons voir la malade. »

Nous, entrâmes ensemble dans la petite chambre à côté. Le jour baissait, il fallut allumer la lampe ; le docteur, se penchant sur le lit, regarda la pauvre vieille en lui disant :

« Eh bien ! grand’mère Anne, je passais au Graufthâl, et le père Frédéric m’a fait signe d’entrer ; il m’a dit que vous n’étiez pas tout à fait bien. »

Alors la grand’mère, se réveillant tout à fait, le reconnut et répondit :

« Ah ! c’est vous, monsieur Semperlîn… Oui… oui… j’ai souffert et je souffre encore… Dieu veuille que ça finisse ! »

Elle était si jaune, si ridée, si maigre, qu’on pensait en la voyant :

« Mon Dieu, comment notre pauvre corps peut-il durer encore dans cet état ? »

Et ses cheveux, autrefois gris, maintenant blancs comme du lin, ses joues creuses, ses yeux brillants sous le front tout ratatiné à force de rides, la rendaient pour ainsi dire méconnaissable.

Le docteur l’interrogea ; elle répondit très-bien à toutes les questions. Il écouta, l’oreille sur la poitrine et puis appuyée sur le dos, pendant que je la soutenais. Enfin, il dit en souriant :

« Allons… allons… grand’mère, nous ne sommes pas encore en danger… Hé ! hé ! hé ! ce gros rhume passera avec l’hiver ; seulement il faut vous tenir au chaud, et puis n’avoir pas des pensées tristes… Vous retournerez bientôt à la maison forestière, tout ça ne peut pas durer,

— Oui, oui, faisait-elle en nous regardant, j’espère que tout se remettra, mais je suis bien vieille.

« Bah ! quand on s’est maintenue comme vous, est-ce qu’on est vieille ? Tout ceci vient d’un courant d’air ; il faudra éviter les courants d’air, mademoiselle Marie-Rose. Allons, bon courage, grand’mère. »

Ainsi parlait le docteur ; la grand’mère semblait un peu rassurée.

Nous sortîmes de la chambre ; et dehors, comme je l’interrogeais et que ma fille écoutait, M. Semperlin me demanda :

« Faut-il parler devant mademoiselle Marie-Rose ?

— Oui, lui répondis-je, car ma pauvre fille, chargée de soigner la malade, devait tout savoir ; si le mal était grave, si nous devions perdre le dernier être qui nous aimait et que nous aimions, eh bien, il valait encore mieux l’apprendre d’avance, que d’être frappés par le malheur, sans avoir été prévenus.

— Eh bien ! fit-il, la pauvre femme est malade, non-seulement à cause de la grande vieillesse, mais principalement à cause des chagrins qui la minent. Elle a quelque chose au cœur, c’est ce qui la fait tousser. Prenez garde de la chagriner, cachez-lui vos misères… Faites-lui bonne mine… Dites-lui que vous avez bonne espérance… Quand elle vous regarde, souriez-lui… Si elle est inquiète, dites-lui que ce n’est rien… Ne laissez entrer personne, de crainte qu’on ne lui apprenne de mauvaises nouvelles, c’est le meilleur remède que je puisse indiquer. »

Pendant qu’il parlait, Marie-Rose, tout épouvantée, toussait dans sa main d’une petite toux sèche ; il s’interrompit en la regardant, et lui demanda :

« Vous toussez ainsi depuis longtemps, mademoiselle Marie-Rose ?

— Depuis quelque temps, » fit-elle en rougissant.

Alors il lui prit le bras et lui tâta le pouls, puis il dit :

« Il faut prendre garde et vous soigner aussi ce logement n’est pas sain. N’avez-vous pas la fièvre le soir ?

— Non, monsieur.

— Allons, tant mieux ; mais il faut vous ménager, il faut autant que possible écarter les tristes pensées de votre esprit. »

Ayant dit cela, il prit son chapeau sur mon lit, sa canne dans un coin, et me dit en descendant les marches de l’escalier :

« Vous viendrez demain en ville, et vous trouverez chez Rêeb, le pharmacien, une petite bouteille dont vous ferez prendre trois gouttes matin et soir à la grand’mère, dans un verre d’eau : c’est pour calmer ses étouffements ; et prenez aussi garde à votre fille, elle est bien changée ; quand on a vu Marie-Rose si fraîche, si bien portante il y a six mois, cela vous inquiète. Ménagez-la.

— Mon Dieu, me disais-je en moi-même, désolé, la ménager !… Oui… oui… si je pouvais lui donner ma propre existence ; mais comment ménager des êtres que la crainte, le regret, la douleur accablent ? »

Et songeant à cela, j’aurais voulu pleurer comme un enfant. M. Semperlin le vit, et sur la porte, me serrant la main, il me dit tout attendri :

« Nous aussi, n’est-ce pas, père Frédéric, nous sommes bien malades ?… Oui, terriblement malades. Notre cœur se déchire, chaque pensée nous tue ; mais nous sommes des hommes, nous devons avoir du courage pour tout le monde. »

J’aurais voulu l’accompagner au moins jusqu’au bout de la vallée, car la nuit était venue, mais il s’y opposa en disant :

« Je sais mon chemin. Remontez, père Frédéric. Montrez du calme à votre mère et à votre fille, c’est nécessaire. »

Il partit alors et je remontai chez nous.

  1. Dehors