Le brigadier Frédéric/09

J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 123-132).
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IX

Le lendemain, 1er  novembre, au petit jour, je partis pour le Graufthâl. J’avais mis ma blouse, mes gros souliers et mon feutre. Les arbres au bord du chemin, se courbaient sous le givre ; de loin en loin, un merle, une grive s’élevaient sous les broussailles blanches, poussant leur cri, comme pour me dire adieu. Depuis, j’y ai rêvé bien des fois ; j’étais sur le chemin de l’exil, Georges, il commençait seulement et devait aller bien loin.

Vers sept heures, j’arrivais sous les grosses roches, où se cachent les plus pauvres maisonnettes du hameau ; d’autres suivent la rivière, et je m’arrêtai devant celle du père Ykel. J’entrai par la cuisine, dans la salle d’auberge tout enfumée. Rien ne bougeait ; je croyais être seul et j’allais appeler, quand j’aperçus Ykel, assis derrière le poêle, son bout de pipe noire à couvercle de cuivre entre les dents, et le gros bonnet de coton sur l’oreille ; il ne remuait pas, ayant eu quelques semaines avant une attaque de rhumatisme, qui lui venait de ses longues pêches à la main aux sources vives de la montagne et de ses pêches de nuit dans les brouillards, au flambeau.

Jamais la vallée n’avait eu de pêcheur pareil ; il vendait des écrevisses et des truites jusqu’aux grands hôtels de Strasbourg, Malheureusement tout se paye tôt ou tard, les rhumatismes étaient venus, et maintenant il pouvait songer aux bons endroits de la rivière, aux beaux coups de filet.

Dans le moment où je le découvris, ses petits yeux verts étaient déjà fixés sur moi.

« C’est vous, père Frédéric, dit-il ? Que venez-vous faire ici parmi les gueux qui nous dépouillent ? À votre place, moi, je resterais tranquille sous bois ; les loups ne sont pas d’aussi mauvais voisins.

— On ne fait pas ce qu’on veut, lui répondis-je. Est-ce que vos trois chambres en haut sont toujours libres, et avez-vous de la place à l’écurie pour deux vaches ?

— Si j’en ai ! s’écria-t-il. Les Prussiens en ont fait de la place ! Ils ont tout pris, foin, paille, avoine, farine, avec le bétail… Ah ! la place… la place… Je crois bien… depuis le grenier jusqu’à la cave, nous en avons, elle ne nous manquera pas de longtemps !… »

En même temps, il fit entendre un éclat de rire sec, en grinçant ses vieilles dents et murmurant :

« Oh ! scélérats !… Dieu veuille que nous ayons un jour le dessus, j’irai là-bas sur des béquilles, malgré mes rhumatismes, reprendre tout ce qu’ils m’ont volé.

— Alors, lui dis-je, les chambres sont vides ?

— Oui, et l’écurie aussi, avec le grenier à foin. Mais pourquoi me demandez-vous ça ?

— C’est que je viens pour louer.

— Vous ! s’écria-t-il stupéfait. Vous ne restez donc plus à la maison forestière ?

Non, les Prussiens me chassent.

— Ils vous chassent !… Et pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas accepter de service chez les Allemands. »

Alors Ykel parut attendri ; son nez crochu se recourba jusque sur ses lèvres, et d’une voix grave, il me dit :

« J’ai toujours pensé que vous étiez un honnête homme. Vous étiez un peu sévère dans le service, mais vous étiez juste ; on n’a jamais pu dire le contraire. »

Puis il appela :

« Katel !… Katel… »

Et sa fille, qui venait d’allumer du feu sur l’âtre, entra.

« Tiens, Katel, dit-il en me montrant, voilà le père Frédéric, que les Prussiens chassent avec sa fille et la grand’mère, parce qu’il ne veut pas entrer dans leur bande. Ça, c’est encore mille fois pire que les réquisitions ; c’est quelque chose qui vous fait dresser les cheveux. »

Sa fille alors prit aussi notre parti, criant que le ciel devrait tomber, pour écraser des gueux de cette espèce. Elle me conduisit en haut, grimpant l’escalier en échelle de meunier, pour me faire visiter les trois chambres que je désirais louer.

Tu ne peux rien te représenter de plus misérable ; on touchait les poutres du plafond de la main ; les fenêtres basses, à vitraux de plomb, dans l’ombre des rochers, donnaient à peine un rayon de jour.

Quelle différence avec notre jolie maisonnette, si bien éclairée au versant de la côte ! Oui, c’était bien triste, mais nous n’avions pas de choix, il fallait se loger quelque part.

Je dis à Katel de faire un peu de feu dans la grande chambre, pour en dissiper l’humidité ; puis étant descendu, le père Ykel et moi nous convînmes que j’aurais le premier de sa maison, deux places à l’écurie pour mes vaches, le petit fenil au-dessus, avec un réduit à porcs, un coin de la cave pour mes pommes de terre, et la moitié du hangar, où je comptais laisser les meubles qui ne pourraient pas entrer dans les chambres, le tout à raison de huit francs par mois, somme assez forte dans un temps ou personne ne trouvait à gagner un centime.

Deux ou trois voisins, le grand charbonnier Starck et sa femme Sophie, le vannier Koffel, et Hulot, l’ancien contrebandier, arrivaient alors à l’auberge prendre leur chopine d’eau-de-vie, selon l’habitude. Ykel leur raconta les nouvelles abominations des Allemands, ils en furent révoltés. Starck m’offrit de venir avec ses chevaux et sa voiture m’aider à déménager, ce que j’acceptai de bon cœur.

Les choses étant entendues de la sorte, Starck me promit encore de venir sans faute avant midi ; après quoi je repris le chemin de la maison. Il commençait à neiger ; pas une âme, ni devant ni derrière moi, ne suivait le sentier, et, sur les neuf heures, je frappais des pieds dans l’allée, pour en détacher la neige.

Marie-Rose était là. Je lui dis en quatre mots que j’avais retenu notre logement, qu’il fallait préparer la grand’mère à partir bientôt, vider nos armoires dans nos paniers et défaire les meubles. J’appelai Calas pour m’aider, et tout de suite ce travail commença ; nous prîmes à peine le temps de déjeuner. Le marteau retentissait dans la baraque ; nous entendions la grand’mère sangloter dans sa petite chambre et Marie-Rose l’encourager.

C’est tout ce qui me revient.

C’était épouvantable d’entendre gémir cette pauvre vieille, de l’entendre se plaindre du sort qui l’accablait dans sa vieillesse, et puis appeler au secours son mari, le brave père Bruat, mort depuis dix ans, et tous les anciens dont les os reposaient au cimetière de Dôsenheim. Cela me fait encore frémir quand j’y pense ; et les bonnes paroles de ma fille me reviennent avec attendrissement.

Le marteau allait son train ; les meubles, la petite glace près du lit de Catherine, — ma pauvre femme défunte, les portraits du grand-père et de la grand’mère, peints par Ricard, le même qui faisait les belles enseignes de la ville du temps de Charles X, les deux bénitiers et le vieux crucifix au fond de l’alcôve, la commode de Marie-Rose, et la grande armoire de noyer qui nous venait de l’arrière-grand-père Duchêne ; toutes ces vieilles choses, qui nous rappelaient les anciens, la bonne vie paisible, et qui depuis des années avaient leur place qu’on retrouvait à tâtons dans la nuit noire, tout se détachait ; c’était en quelque sorte notre existence qu’il fallait défaire de nos propres mains !

Et Ragot qui va et vient, tout étonné de ce remue-ménage ; Calas qui demande : « Qu’est-ce que nous avons donc fait, pour nous sauver comme des voleurs ?… » Et le reste… car je ne me souviens pas de tout, Georges ! Je voudrais même avoir tout oublié, et n’avoir jamais commencé cette histoire, la honte du genre humain et l’humiliation de cette espèce de chrétiens, qui réduisent leurs semblables à la dernière misère, parce qu’ils ne veulent pas s’agenouiller devant leur orgueil.

Enfin, puisque nous y sommes, allons toujours.

Tout cela n’était encore rien !

C’est quand le grand Starck arriva, et que les meubles étant chargés sur sa voiture, il fallut dire enfin à la grand’mère de sortir de sa petite chambre, et que voyant dans l’allée cette désolation, elle tomba la face contre terre, en s’écriant :

« Frédéric !… Frédéric !… tuez-moi !… faites-moi mourir… mais ne m’emmenez pas !… Qu’on me laisse au moins dormir sous la neige, dans notre petit jardin ! »

C’est alors, Georges, que je souhaitai moi-même d’être mort… Je n’avais plus une goutte de sang dans les veines. Et maintenant, après quatre ans, je serais bien embarrassé de te dire comment la grand’mère se trouva placée dans la voiture, au milieu des paillasses et des matelas, sous les milliers de flocons qui tombaient du ciel.

La neige, n ayant pas cessé de tomber depuis le matin, était déjà haute. La grande voiture s’en allait lentement ; Starck, devant, tirait ses biques par la bride, en jurant et les forçant d’avancer à coups de fouet ; Calas plus loin, chassait le bétail, Ragot l’aidait ; Marie-Rose et moi, nous suivions, la tête penchée ; et derrière nous la maisonnette s’éloignait toute blanche, au milieu des sapins.

Il nous restait à prendre le lendemain notre bois, notre fourrage et nos pommes de terre ; aussi j’avais fermé la porte et mis la clef dans ma poche avant de partir.

À la nuit close, nous arrivâmes devant la maison d’Ykel. Je pris la grand’mère dans mes bras, comme un enfant, et je la portai en haut dans sa chambre, où Katel avait fait un bon feu. Marie-Rose et Katel s’embrassèrent : elles avaient été à l’école et fait leur première communion ensemble, à Dôsenheim. Katel pleurait. Marie-Rose, toute pâle, ne disait rien. Elles montèrent ; et pendant que Starck, avec Calas et deux ou trois voisins déchargeaient les meubles sous le hangar, j’entrai dans la salle m’asseoir un instant derrière le fourneau et prendre un verre de vin, car je n’en pouvais plus, j’étais à bout de forces.