Le brigadier Frédéric/10

J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 133-144).
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X

Notre première nuit au Graufthâl, dans cette soupente où passaient les courants d’air du grenier, est la plus triste dont je me souvienne ; le fourneau fumait ; la grand’mère toussait dans son lit ; Marie-Rose se levait, malgré le froid, pour lui donner à boire ; les petites vitres grelottaient à chaque coup de vent, qui nous amenait la poussière de neige jusque sur le plancher.

Ah ! oui, nous avons bien souffert cette première nuit ! Et ne pouvant fermer l’œil, je me disais :

« Impossible de vivre ici !… Nous péririons tous avant quinze jours ; il faut absolument nous en aller plus loin… Mais où aller ?… Quel chemin prendre ? »

Tous les villages d’Alsace et de Lorraine étaient encombrés d’Allemands, les routes couvertes de canons et de convois ; pas une baraque, pas même une écurie ne restait libre.

Ces idées me faisaient des cheveux gris ; j’aurais voulu m’être cassé le cou tout de suite en descendant les marches de la maison forestière, et j’en souhaitais autant pour la grand’mère et pour ma fille.

Heureusement, Jean Merlin arriva le lendemain de bonne heure. Il avait porté notre réponse à l’Oberfœrster ; il avait déménagé ses meubles à Felsberg, et la vieille Margrédel, sa mère, était déjà tranquillement assise près du feu, chez l’onde Daniel.

C’est ce qu’il nous dit d’un air de bonne humeur, après avoir embrassé Marie-Rose et souhaité le bonjour à la grand’mère.

Rien que de voir sa confiance, cela m’avait déjà remonté le cœur ; et, comme je me plaignais du froid, de la fumée, de notre mauvaise nuit, il s’écria :

« Oui !… je comprends tout ça, brigadier ; je m’en doutais bien ; aussi je me suis dépêché de venir. C’est dur de quitter ses habitudes et de se mettre à vivre chez les étrangers à votre âge ; cela vous casse les bras. Dans des occasions pareilles, il faut se changer les idées. Voici la clef de ma baraque et le cahier des estimations ; vous avez aussi votre registre et le marteau de marque ; eh bien, savez-vous ce que je ferais à votre place ? J’irais tout porter à notre inspecteur ; d’autant plus que l’Oberfœrster de Zornstadt pourrait vous les réclamer et vous forcer de les donner. Une fois qu’ils seront chez M. Laroche, personne n’aura plus rien à vous dire. Pendant que vous serez là-bas, Marie-Rose lavera les fenêtres et le plancher ; Calas ira chercher le bois, le fourrage, les pommes de terre avec Starck, et moi je me charge d’arranger les meubles, de tout mettre en place. »

Il parlait avec tant de bon sens, que je suivis son conseil. Nous descendîmes dans la grande salle, et quoique ce ne soit pas mon habitude, nous prîmes ensemble un bon verre d’eau-de-vie ; après quoi je partis, le registre sous ma blouse, le marteau dans ma poche, et le bâton à la main.

C’est mon dernier voyage au pays, pour affaires de service.

L’étang de la Fromülhe était couvert de glace ; le moulin et la scierie plus bas ne marchaient plus. Personne, depuis la veille, n’avait suivi mon sentier, tout semblait désolé ; durant trois heures je ne vis pas une âme.

Alors me rappelant la fumée des charbonnières, le tic-toc des bûcherons travaillant dans les coupes, ébranchant les arbres, entassant les bûches le long des chemins forestiers, même en plein hiver, toute cette vie joyeuse d’autrefois, ce gain qui donne la nourriture et le bonheur aux moindres hameaux, je me disais que les bandits capables de troubler un pareil ordre, pour s’attirer indûment le fruit du travail des autres, méritaient la corde.

Et de loin en loin, au milieu du silence, voyant passer un épervier sur ses larges ailes, les griffes repliées sous le ventre, et poussant son cri de guerre, je pensais :

« Voilà les Prussiens !… Aujourd’hui ils dévorent tout. Ils ont planté leurs griffes sur les Allemands ; ils leur ont donné des officiers qui les triquent ; au lieu de travailler, ces gens seront forcés de manger leur dernier liard à la guerre, et les autres auront toujours le bec et les ongles dans leur graisse ; ils les plumeront à plaisir, sans qu’ils puissent se défendre. Malheur à nous tous ! Les nobles Prussiens vont nous manger ; et les Badois, les Bavarois, les Wurtembergeois, les Hessois avec nous ! »

Ces idées mélancoliques et beaucoup d’autres semblables me passaient par la tête.

Sur les dix heures, je montais la rampe du vieux fort, abandonné depuis le commencement de la guerre ; puis, descendant la rue du Faubourg, j’entrai dans la maison de M. l’inspecteur. Mais la porte du bureau dans le vestibule à gauche était fermée ; j’eus beau sonner, essayer d’ouvrir, personne ne répondit. J’allais sortir pour m’informer chez un voisin de ce qu’était devenu M. Laroche, s’il avait été forcé de partir, lorsqu’une porte en haut s’ouvrit, et M. l’inspecteur lui-même, en robe de chambre, parut sur l’escalier.

« Qui est là ? fit-il, ne me reconnaissant pas d’abord sous mon grand feutre.

— C’est moi, monsieur l’inspecteur, lui dis-je.

— Ah ! c’est vous, père Frédéric, dit-il tout réjoui. Eh bien, montez, montez. Toute ma maison est partie, je reste seul ; on m’apporte mes repas de l’auberge de la Grappe. Entrez !… entrez !… »

Nous entrâmes alors dans une petite chambre bien propre au premier ; un bon feu bourdonnait dans le fourneau. Et m’avançant un fauteuil :

« Prenez place, père Frédéric, dit-il, en s’asseyant près d’une petite table couverte de livres. »

Je m’assis donc, et nous nous mîmes à causer de nos affaires. Je lui racontai notre visite à l’Oberfœrster ; il savait tout et bien d’autres choses encore.

« Je suis content de voir, disait-il, que nos gardes, sauf le pauvre Hepp, père de six enfants, ont tous fait leur devoir ; c’est une grande satisfaction pour moi. En ce qui vous regarde, père Frédéric, vous et Jean Merlin, votre gendre, je n’ai jamais eu le moindre doute. »

Puis il s’informa de notre position ; et recevant le registre et le marteau, il les mit dans une armoire, disant que ses papiers étaient déjà partis, que ceux-ci iraient les rejoindre. Il me demanda si nous n’avions pas des besoins pressants. Je lui répondis qu’il me restait bien encore 300 francs, que j’économisais pour acheta un bout de prairie, à côté du verger, que cela me suffirait sans doute.

« Allons, tant mieux ! dit-il. Vous savez, père Frédéric, que ma bourse est à votre service ; elle n’est pas forte aujourd’hui ; chacun est obligé de ménager ses ressources, car Dieu sait combien de temps cette campagne peut durer ; mais s’il vous fallait quelques fonds… »

Je le remerciai de nouveau.

Nous causions comme de véritables amis. Il m’engagea même à prendre un cigare dans sa boîte, mais je le remerciai. Alors il me demanda si j’avais une pipe, et me dit de l’allumer. C’est pour te faire comprendre quel brave homme c’était que notre inspecteur.

Je me rappelle qu’il me dit ensuite que tout n’était pas fini ; que sans doute nos armées régulières s’étaient rendues en masse ; que tous nos officiers, maréchaux, généraux, jusqu’aux simples caporaux, étaient tombés par ce moyen au pouvoir de l’ennemi, chose qui ne s’était jamais vue depuis le commencement de l’histoire de France et de n’importe quelle autre nation ; cela le peinait, et même, si j’ose le dire, l’indignait. Il en avait les larmes aux yeux comme moi.

Mais après cela, il disait que Paris tenait bien, que ce grand peuple de Paris n’avait jamais tant montré son courage et son amour de la patrie ; il ajoutait qu’une grande et solide armée, quoique jeune, s’était déjà formée du côté d’Orléans, et qu’on attendait beaucoup d’elle ; que la République avait été proclamée après Sedan, comme les paysans vont chercher le médecin, quand le malade est à l’agonie, et que pourtant cette République avait eu le courage de prendre le fardeau de tous les dangers dont elle n’était pas cause, pendant que ceux qui nous avaient jetés dans la guerre, se retiraient à l’étranger. Qu’un homme très-énergique, Gambetta, membre du gouvernement provisoire, se trouvait à la tête de ce grand mouvement ; qu’il appelait à lui tous les Français en état de porter les armes, sans distinction d’opinions, et que si la campagne se prolongeait quelques mois, les Allemands ne pourraient y tenir ; que tous les chefs de famille étant enrégimentés, leurs terres, leurs usines, leurs exploitations restaient abandonnées ; que le labour et les semailles n’auraient pas lieu, et que les femmes, les enfants, la population en masse périrait dans une horrible famine.

Nous avons vu depuis, Georges, que ces choses étaient vraies ; toutes les lettres qu’on a trouvées sur les landwehr, annonçaient la plus grande misère en Allemagne.

Enfin, ce que me dit M. Laroche réveilla mes espérances. Il promit aussi de faire liquider ma retraite dès que cela serait possible, et vers une heure je le quittai plein de confiance. Il me serra la main et me cria sur la porte :

« Bon espoir, père Frédéric ; nous aurons encore des jours heureux ! »

En le quittant, j’étais un autre homme, et j’arrivai sans me presser au Graufthâl, où m’attendait la plus agréable surprise.

Jean Merlin avait tout mis en ordre. Les fentes de la soupente, des portes et des fenêtres étaient fermées, le plancher lavé, les meubles en place, les cadres pendus aux murs, autant que possible comme ils se trouvaient à la maison forestière. Le froid était très-vif dehors ; notre fourneau, que Jean avait monté et nettoyé à la mine de plomb, tirait comme un soufflet de forge ; et la grand’mère, assise derrière, dans son vieux fauteuil, écoutait ce bourdonnement, en regardant la flamme briller jusqu’au fond de la chambre. Marie-Rose, les manches retroussées, semblait contente de voir ma satisfaction ; Jean Merlin, son bout de pipe entre les moustaches et les yeux plissés, me regardait comme pour dire :

« Eh bien, papa Frédéric, qu’est-ce que vous pensez de cela ? Est-ce qu’il fait encore froid dans cette chambre ? Est-ce que tout n’est pas propre, reluisant et bien en place ? C’est Marie-Rose et moi qui avons arrangé cela !

Et moi, voyant ces choses, je leur dis :

« Tout est bien… la grand’mère a chaud… Maintenant je vois que nous pourrons rester ici… Vous êtes de braves enfants ! »

On dressa la table. Marie-Rose avait fait une bonne soupe aux choux et au lard, car les Allemands prenant toute la viande fraîche pour eux, on était encore bien content d’avoir de la viande fumée ; heureusement les pommes de terre, les choux, les navets ne manquaient pas, cela formait notre principale ressource.

Ce soir-là, nous mangeâmes en famille ; et pendant le souper je racontai dans tous les détails ce que m’avait appris M. l’inspecteur touchant les affaires de la République. C’étaient les premières nouvelles positives que nous avions de la France depuis longtemps ; aussi tu penses si l’on m’écoutait. Les yeux de Jean brillaient, quand je parlais de batailles prochaines du côté de la Loire.

« Ah ! faisait-il, on appelle les Français, les anciens soldats. Tiens ! tiens ! on se défend ! »

Et je m’écriais plein d’enthousiasme :

« Si on se défend !… je crois bien ! M. l’inspecteur dit que si ça continue quelques mois, les autres en auront assez. »

Alors il retroussait ses moustaches et semblait vouloir parler ; mais ensuite regardant Marie-Rose qui nous écoutait, l’air grave comme d’habitude, il se remettait à manger en disant :

« C’est égal, vous me faites joliment plaisir de me raconter çà, père Frédéric ; oui, c’est une fameuse nouvelle. »

Enfin, sur les huit heures, il partit en nous annonçant son retour pour le lendemain ou le surlendemain, et nous nous couchâmes dans la plus grande tranquillité.

Autant la nuit d’avant avait été triste et froide, autant celle-là fut bonne ; nous dormîmes comme des bienheureux, malgré la bise qui se démenait dehors.

J’étais revenu de ma désolation ; je pensais que nous pourrions vivre au Graufthâl jusqu’à la fin des événements.