Le brigadier Frédéric/08

J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 96-122).
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VIII

Un jour, à la fin du mois d’octobre, un des gendarmes de Bismarck-Bohlen qui passaient chaque matin dans la vallée, fit halte à la porte de la maison forestière, en criant :

« Personne ? »

Je sortis.

« Vous êtes le brigadier Frédéric ? me dit cet homme.

— Oui, lui répondis-je, je m’appelle Frédéric, et je suis brigadier forestier.

— Eh bien, fit-il en me tendant une lettre, voici pour vous. »

Puis, il s’en alla, rejoignant au petit trot son camarade qui l’attendait plus loin.

Je rentrai.

Marie-Rose et la grand’mère étaient inquiètes, elles me regardaient en silence ; je dis en ouvrant la lettre :

« Qu’est-ce que ces Prussiens peuvent me vouloir ? »

C’était un ordre de l’Oberfœrster[1], établi à Zornstadt, de me rendre chez lui le lendemain, avec tous les gardes de ma brigade. Je lus haut cette lettre, les femmes en furent consternées.

« Que vas-tu faire, mon père ? me demanda Marie-Rose au bout d’un instant.

— C’est à quoi je pense, lui répondis-je. Ces Allemands n’ont pas d’ordres à me donner ; mais ils sont maintenant les plus forts, ils peuvent nous mettre à la porte du jour au lendemain, cela demande réflexion. »

Je me promenais de long en large, terriblement ennuyé, quand tout à coup Jean Merlin, passant devant nos fenêtres à grands pas, enjamba les trois marches du seuil et entra.

« Bonjour Marie-Rose, dit-il, bonjour grand’mère. Vous avez reçu l’ordre de l’Oberfœrster, brigadier ?

— Oui.

— Ah ! fit-il, ces gens-là n’ont pas confiance en vous ; tous les gardes en ont reçu autant. Est-ce que nous irons ?

— Il faut voir, lui dis-je. Vous allez partir pour la Petite-Pierre et demander l’avis de notre inspecteur. »

L’horloge marquait huit heures, Jean partit tout de suite ; à midi juste, il revenait déjà nous dire que M. Laroche nous engageait à voir ce que ces Allemands nous voulaient, et de l’en prévenir aussitôt. Il fut donc résolu que nous irions.

Tu sauras, Georges, que depuis l’arrivée des Allemands, les forêts étaient pillées de fond en comble ; tous les bois de vente encore en cordes et en stères dans les coupes, s’en allaient bûche par bûche ; les landwehr enlevaient tout ce qui se trouvait à leur portée, ils aimaient à se tenir près d’un bon feu, dans leurs retranchements couverts de terre du côté de la ville ; les paysans se faisaient aussi des provisions, on aurait dit que les biens de l’État étaient au premier venu.

Je répétais sans cesse à mes gardes de bien remarquer les délinquants, que les bois appartenaient toujours à la France, et qu’après la guerre il faudrait rendre des comptes. Mon triage avait moins souffert que les autres, parce que je continuais de faire mes tournées comme autrefois ; les gens respectent toujours ceux qui remplissent leur devoir.

Enfin, j’envoyai Jean prévenir ses camarades d’être sans faute le lendemain, vers neuf heures, à la maison forestière, en uniforme, mais sans plaque, et que nous partirions ensemble pour Zornstadt.

Le lendemain, tous étant venus, on se mit en marche, et, vers midi, nous arrivions dans le vestibule de la grande maison où s’était installé monsieur l’Oberfœrster avec toute sa famille.

C’était grande fête à Zornstadt pour les Prussiens. Ils venaient d’apprendre la capitulation de Bazaine, et chantaient dans tous les cabarets. L’Oberfœrster donnait aussi gala.

Naturellement, cette triste nouvelle nous rendait sombres.

Les autres brigades se trouvaient déjà réunies à la porte, les brigadiers Charles Werner, Balthazar Rœdig et Jacob Hepp en tête.

Après nous être serré la main, il fut décidé que nous écouterions les observations de M. l’Oberfœrster en silence, et que moi, comme le plus ancien brigadier, je parlerais pour tous, s’il y avait quelque chose à répondre.

Nous attendîmes encore près d’une demi-heure, car le festin ne finissait pas ; on se gobergeait, on riait, on trinquait, on tapait sur un piano, on chantait la Wacht am Rhein !

Malgré leur vanité singulière, ces gens ne s’étaient pas attendus à de si grandes victoires ; et je crois qu’avec d’autres chefs, malgré les préparatifs et la supériorité du nombre, ils n’auraient pas eu l’occasion de se goberger d’une telle manière.

Enfin sur les deux heures, un Allemand en chapeau de feutre vert garni de trois ou quatre plumes de coq, l’air joyeux et les joues rouges jusqu’aux oreilles, car il sortait de la cuisine, vint nous ouvrir la porte, en disant :

« Vous pouvez entrer. »

Et traversant une grande pièce, nous trouvâmes plus loin M. l’Oberfœrster seul, assis dans un fauteuil au bout d’une longue table encore couverte de dessert et de bouteilles vides, la figure rouge, les mains croisées sur son ventre d’un air de satisfaction.

C’était un bel homme, dans sa camisole de drap vert bordée de peau de martre, oui, Georges, il faut le reconnaître, un très-bel homme, grand, bien bâti, la tête carrée, les cheveux courts, les mâchoires solides, avec de longues moustaches et de larges favoris roux qui lui couvraient pour ainsi dire les épaules. Seulement son gros nez rouge, recouvert de petites plaques farineuses, vous étonnait au premier abord, et vous forçait en quelque sorte de détourner les yeux, par respect pour son grade.

Il nous regardait entrer, ses petits yeux gris plissés jusqu’aux oreilles ; et quand nous fûmes tous rangés autour de la table, la casquette à la main, après nous avoir bien observés, il tira son gilet par le bas, en toussant un peu, et nous dit d’un air d’attendrissement :

« Vous êtes de braves gens, vous avez tous de bonnes figures allemandes, cela me tait plaisir ! Votre tenue est aussi très-bien ; je suis content de vous ! »

Dans la salle à côté, les invités riaient ; cela força M. l’Oberfœrster de s’interrompre :

« Wilhelm, ferme donc la porte, » dit-il au garçon qui venait de nous faire entrer.

Le garçon obéit, et M. l’Oberfœrster recommença :

« Oui, vous avez de bonnes figures allemandes !… Quand je pense que vous avez été retenus tant d’années dans la servitude de cette race de fanfarons, j’en suis indigné. Mais grâce à l’Éternel et grâce aux armées de notre glorieux roi Guillaume, l’heure de la délivrance est arrivée, le règne de Sodome et de Gomorrhe est passé. On ne verra plus d’honnêtes pères de famille, de bons serviteurs remplissant avec exactitude et loyauté leurs devoirs, et conservant le bien de Sa Majesté, on ne verra plus de pareilles gens réduits à vivre avec cinq ou six cents francs d’appointements, tandis que des aventuriers, des violateurs de la loi, des joueurs, des êtres criblés de vices, s’adjugeaient à eux-mêmes des quarante millions par an, pour entretenir des danseuses, des cuisiniers, des flagorneurs, des mouchards, et pour déclarer la guerre à tort et à travers aux voisins pacifiques, sans raisons, sans prévoyance, sans armées, sans munitions et sans canons, comme de véritables imbéciles ! Non, voilà ce qu’on ne verra plus jamais, la vieille Allemagne s’y oppose ! »

Alors, M. l’Oberfœrster, content de ce qu’il venait de dire, remplit son verre pour se rafraîchir les idées ; il but gravement, les yeux à demi fermés et continua :

« Je vous ai fait venir pour vous confirmer tous dans vos postes ; car j’ai visité les forêts, j’ai vu que tout était en ordre, j’ai reconnu que vous étiez de fidèles serviteurs ; il est donc juste que vous restiez.

« Et je vous annonce que vos appointements seront doublés ; que les vieux serviteurs, au lieu d’être mis à la retraite, recevront encore de l’avancement ; qu’ils jouiront d’une honnête aisance proportionnée à leurs grades, enfin que la munificence de Sa Majesté se répandra sur vous tous, et que vous bénirez dans votre vieillesse, l’heureuse annexion de ce noble pays d’Alsace à la mère-patrie. Vous raconterez un jour à vos enfants et à vos petits-enfants, cette longue captivité de Babylone, où vous avez tant souffert, et vous serez aussi les plus fidèles serviteurs de Sa Gracieuse Majesté.

« Voilà ce que je veux !

« D’anciens fonctionnaires comme vous, respectés et honorés dans le pays, à cause de la loyauté de leurs services, exercent toujours une grande influence sur les paysans. Vous exprimerez hautement votre attachement à notre glorieux roi Guillaume, cet attachement de cœur que tout homme allemand éprouve. Oui, vous allez prêter serment à Sa Majesté ; et quant au reste, quant aux augmentations, je vous donne ma parole d’Oberfœrster, que tout s’accomplira selon la promesse que je viens de vous faire. »

Pendant qu’il parlait ainsi, il ne cessait de nous observer ; derrière nous se trouvaient deux ou trois grands Allemands en uniforme, qui paraissaient émerveillés et même attendris de son discours. Mais nous autres, nous restions froids, la casquette à la main ; et, comme j’étais chargé de répondre, tous me regardaient, pour découvrir ce que je pensais.

Tu conçois, Georges, quelle devait être mon indignation intérieure, de voir qu’on nous appelait honnêtes gens, bons serviteurs, pour faire de nous des traîtres. Je sentais la rougeur me couvrir les joues ; j’aurais souhaité de pouvoir répondre que la canaille seule accepte le titre de brave homme, en manquant à l’honneur ; mais je retenais ma langue, ne voulant pas engager les camarades, dont plusieurs étaient surchargés d’enfants ; la responsabilité me paraissait trop forte.

M. l’Oberfœrster, ayant fini, nous observa d’un œil plus fixe, moi particulièrement, en disant :

« Eh bien ! vous pouvez parler ; je vous autorise à parler. »

Alors je répondis :

« Monsieur l’Oberfœrster, comme le plus vieux forestier des trois brigades, mes camarades m’ont chargé de parler pour tous ; mais la proposition que vous venez de nous faire est grave ; je crois que chacun demandera du temps pour réfléchir. »

Tous inclinèrent la tête ; et lui, vraiment étonné, car il avait cru sans doute que l’augmentation des appointements déciderait de tout, resta plus d’une minute les yeux écarquillés, me regardant comme s’il avait vu quelque chose d’extraordinaire ; puis il en fit autant pour les autres, et, fronçant les sourcils, il dit d’un ton rude :

« Je vous accorde vingt-quatre heures ! Demain, à cette heure-ci, je veux avoir la réponse écrite et signée de chacun de vous : oui ou non ! Ne croyez pas que les hommes nous manquent, il en existe beaucoup en Allemagne, et de braves gens, de vieux forestiers, connaissant le service aussi bien que le plus fin d’entre vous, qui ne demanderaient pas mieux que de venir dans cette riche Alsace, où tout pousse en abondance, se loger dans de bons nids, au milieu de magnifiques forêts en plein rapport, faire un petit tour aux environs matin et soir, dresser un procès-verbal, et recevoir pour cela quinze cents francs par an, avec le jardin, le bout de prairie, le bois de chauffage, la pâture pour la vache, et le reste. Non, ne le croyez pas ! Des centaines attendent avec impatience qu’on leur fasse signe de venir. Et pesez bien votre réponse ; songez à vos femmes et à vos enfants ; craignez d’avoir à vous repentir amèrement, si vous dites non ! La France est ruinée de fond en comble, elle n’a plus le sou ; les pauvres forêts qui lui restent du côté des Landes et de la Bretagne sont des manches à balais ; les gardes de ces broussailles seront maintenus à leurs postes et vous ne serez jamais replacés. Vous êtes Allemands ! Les Français vous exploitaient et vous méprisaient ; ils vous appelaient têtes carrées ! Réfléchissez à tout cela ; c’est un conseil d’honnête homme que je vous donne, de frère allemand, de bon père de famille ! »

Il me regardait, pensant que j’allais dire quelque chose ; mais je serrais les lèvres et je sentais comme de petits coups de vent froid passer sur mon front.

Tous les camarades aussi gardaient le silence. À côté, derrière la porte, on touchait du piano, une femme chantait un petit air doux et mélancolique.

« Vingt-quatre heures, reprit-il en se levant, pas une minute de plus ! »

Et jetant sa serviette sur la table avec mauvaise humeur, il ajouta :

« Notez bien aussi que ceux qui veulent répondre non peuvent faire leurs paquets tout de suite, la grande route est pour eux. Nous ne garderons jamais des ennemis parmi nous, des êtres dangereux… Ce serait trop bête… Nous ne sommes pas des Français !… »

Là-dessus il entra dans la salle voisine, pendant que nous défilions par le vestibule.

Ce que l’Oberfœrster venait de nous déclarer à la fin, « que nous serions difficilement replacés en France, et que les Allemands nous forceraient de déguerpir sans miséricorde » était terrible, les plus courageux baissaient la tête.

Quelques-uns, tout pâles, eurent l’idée d’entrer au cabaret du Sapin, pour délibérer ; ils tenaient surtout à savoir mon opinion, mais je leur dis, en m’arrêtant devant la porte de l’auberge :

« À cette heure, camarades, économisons tous le peu d’argent que nous pouvons avoir ; cinq sous pour une chopine de vin sont toujours cinq sous ! Il va falloir déménager, et dans ces temps de malheur tout est cher ; les voyages coûtent, quand on emmène des femmes, des enfants et des vieillards. »

Le grand Kern voulait absolument savoir ce que je pensais ; plusieurs s’étant réunis autour de moi, je finis par leur dire :

« Écoutez !… Pour ce qui me regarde, je sais bien ce qu’il me convient de faire ; mais, dans des moments pareils, chacun doit rester libre, chacun a sa conscience ; je ne donnerai de conseils à personne. »

Et voyant le pauvre Jacob Hepp, père de six petits enfants, les épaules courbées, les bras tombants et les yeux à terre, je m’écriai :

« Allons !… donnons-nous encore une bonne poignée de main, ce sera peut-être la dernière !… Que les vieux souvenirs d’amitié nous suivent partout oh le ciel nous conduira ! »

Plusieurs s’embrassèrent, et dans cet endroit nous nous séparâmes.

Jean Merlin et moi nous prîmes le chemin du Fâlberg ; je ne sais pas ce que firent les autres, s’ils entrèrent nu cabaret ou s’ils retournèrent chez eux.

Quant à nous, tant d’idées nous traversaient l’esprit, que nous marchâmes longtemps sans dire un mot.

Au sortir de Zornstadt, nous remontâmes la côte des Bruyères, jusque sur le plateau du Graufthâl, et tout à coup le soleil perça les nuages, il se mit à briller sur les bois. C’était un coup de soleil magnifique, qui nous fit découvrir à travers les taillis dépouillés, tout au fond de la vallée, la jolie maisonnette où j’avais passé tant de jours heureux, depuis que le père Bruat m’avait donné sa fille en mariage.

Je m’arrêtai tout court. Jean, qui me suivait dans le sentier, fit aussi halte auprès de moi, et, les mains appuyées sur nos bâtons, nous regardâmes longtemps comme en rêve.

Tous les jours d’autrefois défilaient devant mes yeux.

La petite maisonnette, dans ce jour clair et froid, se voyait comme peinte sur la côte, au milieu des hauts sapins ; son toit de bardeaux gris, sa cheminée où montait un filet de fumée, ses fenêtres, où Marie-Rose posait au printemps ses pots d’œillets et de réséda, le treillage où grimpait le lierre, le hangar et ses piliers vermoulus, tout était là devant nous, on aurait cru pouvoir les toucher.

En voyant cela, je me disais :

« Regarde bien, Frédéric, regarde ce coin du monde si paisible, où s’est passée ta jeunesse, et qu’il faut quitter, la tête grise, sans savoir où aller ; cette pauvre baraque, où ta chère femme Catherine t’a donné plusieurs enfants, dont quelques-uns reposent près d’elle sous la terre, à Dôsenheim. Regarde !… et rappelle-toi les instants si calmes, où ta vie s’est écoulée au milieu de braves gens qui t’appelaient bon fils, bon père, honnête homme et priaient Dieu de te combler de bénédictions. À quoi te sert maintenant d’avoir été bon père et bon fils, d’avoir toujours rempli tes devoirs avec honnêteté, puisqu’on te chasse et que pas une âme au monde ne peut réclamer pour toi ! Les Allemands sont les plus forts, et la force vaut mieux que le droit établi par Dieu même. »

Je frémissais d’oser élever mon reproche jusqu’à l’Éternel, mais ma douleur était trop profonde, l’iniquité me paraissait trop forte… Que le ciel me pardonne d’avoir douté de lui !

Quant au reste, ma résolution était inébranlable, j’aurais mieux aimé périr, que de commettre une bassesse. Et regardant Merlin, appuyé contre un bouleau, près de moi, l’œil sombre, je lui dis :

« C’est la dernière fois que je regarde ma vieille baraque ; demain, l’Oberfœrster recevra ma réponse, et après-demain les meubles seront sur la charrette. Dîtes-moi maintenant ce que vous pensez faire. »

Alors il devint tout rouge et murmura :

« Oh ! père Frédéric, pouvez-vous me demander cela ? Vous me faîtes de la peine. Ne savez-vous donc pas ce que je ferai ? Je ferai comme vous ; il n’y a pas deux manières d’être honnête homme,

— C’est bon ! Je le savais, lui dis-je, mais je suis pourtant content de vous l’avoir entendu dire. Il faut que tout soit clair entre nous. Nous ne sommes pas des Allemands, nous autres, qui vont par trente-six chemins, et qui trouvent que tout est bien, pourvu que cela réussisse. Allons, en route, Jean, et bon courage ! »

Nous commençâmes à descendre la côte, et je t’avoue, Georges, qu’en approchant de la maison, et pensant qu’il allait falloir annoncer la terrible nouvelle à ma fille et à la grand’mère, mon cœur en frémissait.

Enfin, nous arrivâmes tout de même sur le seuil. Jean entra le premier ; je le suivis en refermant la porte.

Il pouvait être quatre heures, Marie-Rose pelait des pommes de terre pour le souper, et la grand’mère, assise dans son fauteuil, près du poêle, écoutait bourdonner le feu comme à l’ordinaire, depuis des années.

Figure-toi notre position ; comment nous y prendre pour leur dire que les Allemands nous mettaient à la porte ? Mais les pauvres femmes n’eurent qu’à nous regarder, pour comprendre qu’il se passait quelque chose de grave.

Après avoir posé mon bâton au coin de l’horloge et pendu ma casquette à son clou, je fis quelques tours dans la chambre ; puis, comme il fallait bien commencer d’une manière ou d’une autre, je me mis à raconter en détail les propositions que nous avait faites l’Oberfœrster d’entrer au service du roi de Prusse. Je ne me pressais pas, je disais les choses clairement, sans rien cacher ni rien ajouter, voulant que ces pauvres êtres eussent aussi la liberté de choisir entre la misère et la honte.

Marie-Rose, toute pâle, levait à chaque instant les mains au ciel, en murmurant :

« Est-ce possible, mon Dieu ? Existe-t-il de pareils gueux dans le monde ? Ah ! plutôt mourir, que de s’engager dans cette bande de coquins ! »

Cela me faisait plaisir de voir que ma fille avait du cœur ; Jean Merlin en était tellement touché, que je voyais trembloter ses moustaches.

La grand’mère, elle, se réveillait comme un escargot dans sa coquille, ses yeux éteints brillaient de colère ; j’en étais surpris moi-même. Et quand je me mis à dire que l’Oberfœrster si nous refusions de servir la Prusse, nous accordait vingt-quatre heures pour quitter la baraque, son indignation éclata d’un coup :

« Quitter la maison ! dit-elle, en se levant toute courbée, mais cette maison est à moi ! Je suis venue au monde dans cette maison, voilà plus de quatre-vingts ans, et je ne l’ai jamais quittée. C’est mon grand-père Laurent Duchêne qui vint y demeurer le premier, voilà plus de cent trente ans, et qui planta tous les arbres fruitiers de la côte ; c’est mon père Jacquemin, qui, le premier, traça le chemin de Dôsenheim et les sentiers de Tommenthal ; c’est mon mari Georgis Bruat et mon gendre Frédéric, ici présent, qui firent les premiers semis de hêtres et de sapins, dont les forêts s’étendent maintenant sur les deux vallées ; et tous, de père en fils, nous avons vécu honnêtement dans cette maison ; nous l’avons gagnée : nous avons entouré le jardin de haies vives ; chaque arbre du verger est de nous ; nous avons économisé pour acheter la prairie, élever la grange et l’étable… Nous chasser de cette maison ! Ah ! les misérables… En voilà des idées d’Allemand !… Eh bien, qu’ils viennent ! C’est moi, Anne Bruat, qui veux leur parler ! »

Je ne pouvais pas calmer cette pauvre vieille grand’mère ; tout ce qu’elle disait était juste ; mais, avec des gens qui soutiennent que la force est tout, et que la honte et l’injustice ne sont rien, à quoi bon tant parler ?

Comme elle venait de se rasseoir tout essoufflée, je lui demandai d’un ton bien triste, mais ferme :

« Grand’mère, voulez-vous que j’accepte du service chez les Allemands ?

— Non, fit-elle.

— Eh bien, dans quarante-huit heures il faudra quitter tous ensemble cette vieille maison.

— Jamais ! cria-t-elle. Je ne veux pas !

— Et moi, lui dis-je, le cœur brisé, je vous dis qu’il le faut ! Je le veux !… C’est le premier ordre que je vous donne depuis mon arrivée ici… Vous le savez, j’ai toujours eu pour vous le plus grand respect. Que ces Allemands soient maudits mille fois, pour m’avoir forcé de vous manquer de respect, je les en exècre encore plus, si c’est possible !… Mais ne comprenez-vous pas, grand mère, que ces brutes, sans pitié même pour la vieillesse, s’ils éprouvaient de votre part la moindre résistance, vous traîneraient dehors par vos cheveux gris ; vous n’êtes pas forte, vous ; ils sont forts, eux, et cela leur suffit !… Ne comprenez-vous pas que moi, voyant un tel spectacle, je me précipiterais sur eux, quand ils seraient un régiment, et qu’ils me massacreraient !… Alors que deviendriez-vous, vous et ma fille ? Voilà ce qu’il faut voir, grand’mère. Pardonnez-moi de vous parler si durement, mais je ne veux pas une minute de grâce, ni vous non plus, j’en suis sûr ; et d’abord ils ne nous l’accorderaient pas, ce sont des gens sans entrailles ! »

Elle fondait en larmes et bégayait :

« Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! quitter cette maison, où j’espérais voir ma petite-fille heureuse et bercer encore mes arrière-petits-enfants !… Mon Dieu, pourquoi ne m’avez-vous pas appelée plus tôt ? »

Elle pleurait si amèrement, que tous ensemble, nous sentions les larmes descendre une à une sur nos joues. Que de souvenirs nous revenaient ! Mais la pauvre grand’mère en avait encore bien plus, n’ayant jamais quitté le vallon durant tant d’années, que pour, aller deux ou trois fois l’an au marché de Saverne ou de Phalsbourg ; c’étaient ses plus longs voyages.

Enfin, le grand coup était porté. La nécessité, Georges, la terrible nécessité venait de parler par ma bouche ; les femmes avaient compris qu’il fallait partir, peut-être pour toujours, que rien ne pouvait empêcher cet épouvantable malheur.

C’était déjà quelque chose ; mais un autre devoir aussi pénible me restait à remplir. Comme les gémissements avaient cessé, comme nous rêvions tous dans l’abattement, élevant de nouveau la voix, je dis :

« Jean Merlin, vous m’avez demandé, l’été dernier, ma fille en mariage, et je vous avais accepté pour être mon fils, parce que je vous connaissais, que je vous aimais, et que je vous estimais autant que n’importe qui dans le pays. C’était donc entendu, nos paroles avaient été données, il ne nous en fallait pas plus !… Mais alors j’étais brigadier forestier, j’allais avoir droit à ma retraite, et mon poste vous était promis. Sans être riche, j’avais un peu de bien, ma fille pouvait être considérée comme un bon parti. Maintenant je ne suis plus rien ; à dire la vérité, je suis même un homme pauvre. Les vieux meubles qui me restent convenaient à cette maison, quand il faudra les emmener, ils seront un embarras ; et la prairie, que j’ai payée de mes économies, quinze cents francs, aussi par convenance pour la maison forestière, ne vaudra guère plus de moitié, quand il faudra la revendre. Encore les Allemands déclareront peut-être que les biens-immeubles doivent aussi leur revenir. Cela ne dépend que d’eux, puisque le plus fort a toujours raison ! Vous-même, vous allez vous trouver sans place ; votre vieille mère reste à votre charge. L’entretien d’une femme, au milieu de toutes ces misères, peut vous paraître bien pénible… C’est pourquoi, Jean, mon honneur et celui de ma fille m’obligent à vous rendre votre parole. Les choses ne sont plus les mêmes, Marie-Rose n’a plus rien, et je comprendrais qu’un honnête homme, dans une occasion aussi grave, pût changer d’idée.

Merlin était devenu pâle en m’écoutant, et d’une voix enrouée, il me répondit :

« Je vous ai demandé Marie-Rose pour elle, père Frédéric, parce que je l’aimais et qu’elle m’aimait aussi. Je ne vous l’ai pas demandée, ni pour votre place, ni pour le bien qu’elle pouvait avoir ; si j’avais eu cette idée, j’aurais été un gueux. Et maintenant j’y tiens encore plus qu’avant, j’ai vu qu’elle avait du cœur, cela passe avant tout ! »

Et se levant, les bras étendus, il s’écria :

« Marie-Rose ! »

À peine l’avait-il appelée, qu’elle se retournait, la figure baignée de larmes, et se jetait dans ses bras ; ils s’embrassèrent longtemps et je pensai :

« Tout est bien, ma fille est entre les mains d’un honnête homme, c’est ma plus grande consolation dans tous ces malheurs abominables. »

— Après cela, Georges, malgré notre désolation, le calme se rétablit. Merlin et moi, nous convînmes qu’il irait le lendemain porter notre réponse à Zornstadt : « Non, monsieur ll’Oberfœrster, nous ne servirons pas le roi de Prusse ! » J’écrivis ma lettre tout de suite, il la mit dans sa poche.

Il fut également arrêté que j’irais de bonne heure au Graufthâl, tâcher de découvrir un endroit pour nous loger, avec nos meubles. Les trois chambres au premier du père Ykel, aubergiste de la Coupe, devaient être toujours libres depuis l’invasion, pas un voyageur ne venant au pays ; la place ne devait pas manquer non plus dans son écurie ; j’espérais les louer à bon marché.

Quant à Merlin, il avait encore à prévenir sa mère, et nous dit qu’elle partirait pour Felsberg, où l’oncle Daniel serait bien heureux de la recevoir. Le vieux maître d’école et sa sœur avaient longtemps fait leur ménage ensemble ; et seulement après son installation à la maison forestière du Tomenthâl, Jean Merlin avait pris sa mère avec lui. La bonne vieille Margrédel n’avait donc qu’à retourner au hameau, où sa petite maison l’attendait.

Ainsi furent prises nos dernières résolutions. Jean se chargea aussi d’aller prévenir M. Laroche de ce qui venait de se passer, et de lui dire que j’irais le voir après notre déménagement. Puis il embrassa Marie-Rose, dit encore quelques paroles d’encouragement à la grand’mère et sortit. Je l’accompagnai sur le seuil, en lui serrant la main. La nuit était venue, il gelait à pierres fendre, le ciel étincelait d’étoiles. Quel temps pour quitter la baraque et chercher un autre asile !

En rentrant, je vis le pauvre Calas vider la marmite aux pommes de terre sur la table et poser les deux pots de lait caillé près du saladier, en nous regardant d’un air étonné ; personne ne bougeait.

« Assieds-toi, Calas, lui dis-je, mange seul ; personne de nous n’a faim, ce soir. »

Il s’assit donc et se mit à peler ses pommes de terre ; ayant tiré le fumier de l’écurie et donné le fourrage au bétail, sa tâche était remplie et sa conscience tranquille.

Heureux ceux qui ne prévoient pas le lendemain, et que l’Éternel gouverne seul, sans rois, sans empereurs et sans ministres… Ils n’ont pas le quart de nos chagrins !… L’écureuil, le lièvre, le renard, tous les animaux des bois et de la plaine reçoivent leur fourrure nouvelle à l’entrée de l’hiver ; les oiseaux du ciel reçoivent un plus fin duvet ; ceux qui ne pourraient pas vivre dans la neige, faute d’insectes pour les nourrir, ont reçu de grandes ailes qui leur permettent d’aller chercher un plus beau soleil. L’homme seul ne reçoit rien ? Ni son travail, ni sa prévoyance, ni son courage ne peuvent le préserver du malheur ; ses semblables sont ses pires ennemis, et sa vieillesse est souvent le comble de la misère. Voilà notre partage.

Quelques-uns voudraient changer ces choses, mais c’est difficile ; il faudrait du cœur et du bon sens qui nous manquent.

Enfin, à la nuit close, nous allâmes rêver seuls, chacun dans son coin, au coup terrible qui nous accablait.

  1. Inspecteur forestier.