Éditions Édouard Garand (29p. 103-105).

Chapitre II

UNE VOIX D’OUTRE-TOMBE


Paul Fiermont retournait à son club, après s’être rendu chez le Notaire Schrybe.

Le notaire avait été absent de son étude ; mais il avait laissé un court billet pour Paul, et aussi une enveloppe, cachetée d’un triple sceau.

« Cher Paul, disait le notaire dans son billet,

Je regrette de ne pouvoir t’attendre ; je suis appelé auprès d’un mourant ; affaire de testament, tu sais. Arthur, mon jeune clerc, te remettra ce billet, ainsi qu’une enveloppe cachetée, dont j’ignore moi-même le contenu.

Au revoir. Je t’écris ceci à la course.

Te verrai au « château », dimanche probablement.

V. SCHRYBE »

Paul se hâta d’ouvrir l’enveloppe cachetée, aussitôt qu’il fut rendu à sa chambre. Il eut une exclamation de surprise en constatant qu’elle contenait une autre enveloppe, aussi à son adresse, mais de l’écriture de Delmas Fiermont, son oncle.

— Une lettre de l’oncle Delmas ! se dit-il. Que peut-elle bien contenir ?

Un peu de pâleur était venue aux joues du jeune homme… Une lettre d’un trépassé… c’est comme une voix d’outre-tombe… Même la lecture d’un testament a quelque chose de très impressionnant, comme si celui, ou celle, qui vient de mourir et dont les funérailles viennent d’avoir lieu, nous parlait encore.

D’une main qui tremblait, Paul ouvrit l’enveloppe et il en retira une lettre. C’était une longue lettre, datée du 20 août, deux années auparavant.

Il commença à lire… Mais, aux premiers mots, il eut une exclamation étouffée, tandis qu’une expression de grand étonnement se peignit sur son visage. Voici ce qu’il venait de lire :


« Le « Château », 20 août, 18…

Paul, mon fils »,

Ainsi, Paul était le fils de Delmas Fiermont et non son neveu ?… Cela expliquait alors l’extraordinaire affection qui avait lié les deux hommes…

Mais, notre jeune ami avait excessivement hâte de prendre connaissance de la lettre ; il ne se perdit pas longtemps en conjectures.


« Paul, mon fils, écrivait donc Delmas Fiermont,

Car tu es mon fils, Paul, mon fils unique, mon fils chéri. Ta mère… Mais avant de te raconter le roman de ma vie, je veux implorer ton pardon. Si, au cours de ce récit, tu es tenté de me blâmer, peut-être même de me maudire, rappelle-toi combien je t’ai aimé, Paul, et… pardonne !

Ta mère était une sainte… et si je ne t’ai jamais parlé d’elle ; si personne n’en a jamais entendu parler, ce n’est pas parce qu’elle n’était pas digne de ton respect et de ton affection, ainsi que de l’estime de tous. Au contraire ; car, je le répète, mon fils, ta mère était une sainte.

Il y a vingt-cinq ans, j’étais déjà fortuné. Depuis deux ans, j’avais fait construire le « château »… et te dire si j’étais considéré, envié, fêté, courtisé même… non pas à cause de mon mérite personnel, mais à cause de ma fortune… tu le devines sans peine.

Cependant, un jour, las de dîners, de réceptions, de bals, de théâtre, etc., etc., je partis pour la Grande Décharge, dans les régions du lac St-Jean, où je possédais beaucoup de terrain. J’avais fait construire une maison, qu’on désignait du nom de La Maisonnette sur une partie défrichée de mon terrain, et il me sembla tout à coup que j’aimerais à y aller passer toute la belle saison, vivant de chasse et de pêche, y menant la vie sauvage, enfin. (Ce n’est pas surprenant que tu aimes la vie aventureuse, Paul ; moi aussi, je l’ai beaucoup aimée).

Un jour donc, j’allai relever des collets que j’avais tendu dans le bois à près de deux milles de La Maisonnette. Maladroitement, je glissai sur une pierre, que je n’avais pas aperçue, sur mon chemin, et me donnai une entorse. La douleur que j’en ressentis me fit pousser un cri de douleur, qui fut entendu aussitôt.

— Vous vous êtes fait mal, Monsieur ?

Je levai les yeux, et j’aperçus un frêle garçonnet de quatorze à quinze ans, qui me regardait avec compassion.

— J’ai dû me donner une entorse, répondis-je, assez impatienté de ma maladresse.

— Une entorse ! Oh ! Que vous devez souffrir alors ! s’écria le garçonnet. Il faudrait baigner votre pied dans de l’eau glacée, sans retard, afin qu’il n’enfle pas trop… Pourriez-vous me suivre jusque chez-nous ? Ce n’est qu’à cent pas d’ici.

— Je puis toujours essayer, répondis-je.

Je me levai debout, mais je retombai aussitôt ; mon pied me causait d’intolérables élancements.

— Attendez ! fit le garçonnet.

Il fit un cornet de ses deux mains et appela :

— Candide !

— Oui ! répondit une voix enrouée. Qu’est-ce qu’il y a, Bernard ?

— Venez ici tout de suite, s’il vous plaît ! Je suis près de l’arbre foudroyé. Venez vite !

Au bout de quelques instants, je vis apparaître une femme âgée ; elle était coiffée d’un bonnet blanc, et enveloppée dans un châle à carreaux.

— C’est ce monsieur… dit Bernard à la vieille femme, en me désignant.

— Eh ! bien ? demanda Candide d’une voix rude sous laquelle cependant perçait une grande bonté.

— Ce monsieur s’est donné une entorse, je crois. Si vous le voulez bien, Candide, nous allons lui aider à se rendre à la maison, tout de suite.

Avec l’aide de la vieille Candide et celle, moins effective cependant, du frêle garçonnet, je parvins à me rendre à la maison de ces braves gens.

Ce n’était qu’une pauvre masure que leur maison ; de fait, on ne la nommait jamais autrement que La Masure. Elle ne contenait que trois pièces : une salle d’entrée, une chambre à coucher, et une cuisine ; mais le tout était d’une extrême propreté.

On me fit coucher sur un canapé, puis Candide appela :

— Annine !

— Eh ! bien ? répondit une voix jeune et claire.

— Apporte le bain de pieds et de l’eau froide. Tout de suite, n’est-ce pas ?

— Certainement. Candide.

Mon pied me faisait horriblement souffrir ; déjà, il était très enflé.

La porte de la cuisine s’ouvrit, et une jeune fille d’une rare beauté parut sur le seuil. Sa chevelure brune, ses yeux gris, sa bouche mignonne, ses traits délicats, sa taille élancée… qui eut cru rencontrer tant de séductions et de charmes dans ces régions isolées ?

À quoi servent d’inutiles détails, Paul ?… Tu ne seras nullement étonné quand je te dirai que je devins éperdument amoureux d’Annine, et que, moins de deux mois plus tard, je l’épousai.

J’emmenai ma femme à La Maisonnette ; nous devions y passer le reste de l’été, puis, à l’automne, j’emmènerais mon Annine à Québec, où elle deviendrait la châtelaine de mon « château ». De ce « château », je ne lui dis pas un seul mot, désirant lui causer une agréable surprise, quand le temps en serait venu ; je ne lui dis pas même que j’habitais habituellement la Banlieue de Québec.

Annine était heureuse à La Maisonnette, qui lui paraissait être un palais, lorsqu’elle la comparait à La Masure surtout.

Mais, hélas ! Il y avait une ombre au tableau, un nuage à notre horizon conjugal ; cette ombre, ce nuage, c’est mon caractère jaloux qui les avaient suscités…

Ah ! comprends bien, mon fils ; cette jalousie dont je te parle avait pour objet Bernard, le frêle garçonnet, le frère d’Annine ; un pauvre être que la consomption avait réclamé pour sa victime, depuis plusieurs mois. Annine aimait beaucoup son jeune frère, (rien de plus naturel, n’est-ce pas) ? et elle était continuellement inquiète à son sujet. Deux fois, depuis que nous étions mariés, nous avions dû faire le trajet, de La Maisonnette à La Masure à cause de l’inquiétude que ma femme ressentait pour Bernard.

Enfin, Bernard fut alité. Alors, sa sœur me pria de l’envoyer chercher afin qu’elle put le soigner, jour et nuit, si nécessité il y avait… Je refusai.

— Tu es ma femme, Annine, lui dis-je, assez brusquement ; c’est moi qui devrais être l’objet de tes soins, de tes soucis, et non ton frère.

— Mais, Delmas, objecta-t-elle, les yeux grands, étonnés, Bernard est mon frère, mon cher petit frère, et nous nous sommes toujours tant aimés ! Je ne puis pas l’abandonner aux seuls soins de Candide ; cette pauvre vieille, qui nous a recueillis, Bernard et moi, après la mort de notre mère, ne peut pas soigner, seule, cet enfant !

— C’est inutile d’insister, Annine ! Je le répète, ton premier devoir est envers moi, ton mari. Je ne veux pas avoir ce malade ici, car je sais bien ce qui arriverait ; tu ne t’occuperais que de lui et… je ne veux pas ; voilà !

— Alors, Delmas, répliqua Annine dont la douce voix était remplie de larmes, puisqu’il n’y a pas de place ici pour mon petit frère, j’irai à La Masure, le soigner. Je le répète, je ne peux pas l’abandonner ainsi, ce pauvre Bernard…

— Je te défends de partir, Annine ; je te le défends, entends-tu ! m’écriai-je. Et j’en ai assez d’entendre parler de cet enfant !

Ce-disant, je quittai La Maisonnette, en fermant la porte avec force derrière moi.

Je ne revins à la maison qu’à l’heure du crépuscule. Je m’attendais bien de trouver ma femme en larmes. Déjà, je regrettais de m’être mis en colère, et je me sentais prêt à faire des concessions, afin de réparer, autant que possible, mon mouvement de mauvaise humeur de ce matin-là.

Mais, Annine n’était pas dans la maison… Je l’appelai, mais ne reçus pas de réponse… Je la cherchai, aux environs de La Maisonnette ; je ne la vis nulle part…

Cependant, sur une petite table, près de l’une des fenêtres de la salle d’entrée, j’aperçus enfin une enveloppe à mon adresse, et l’écriture était celle de ma femme. Elle m’écrivait qu’elle partait pour La Masure. Elle disait qu’elle était certaine que je lui pardonnerais d’être partie ainsi, lorsque j’aurais réfléchi un peu : elle s’attendait même à ce que j’aille la rejoindre, et lui aider à soigner son pauvre petit frère, que la mort guettait déjà, hélas !

« Je t’aime, Delmas, plus que tout au monde, ajoutait-elle ; mais Bernard a besoin de moi, vois-tu. Comment pourrais-je refuser mes soins à cet enfant que ma mère, en mourant, m’a confié » ?

Moins d’un mois plus tard, Bernard mourut : j’appris la nouvelle d’un passant. Aussitôt, je quittai La Maisonnette, après avoir laissé, sur un meuble, à l’adresse d’Annine, un billet ainsi conçu :

« Tu m’as préféré ton frère, Annine… Adieu !
wwwwwwwwwDELMAS ».

— Ô ciel ! se dit Paul, lorsqu’il eut lu cette partie de la lettre de son père. Qui eut cru que « l’oncle Delmas », toujours si bon, si doux, si affable envers tous, avait, jadis, brisé le cœur de sa femme… de ma mère ainsi ?…

Ô, mère ! Mère ! Pauvre abandonnée ! Et vous, père, vous qui m’avez tant aimé, tant gâté, comment avez-vous pu agir ainsi ?…

Des larmes coulèrent sur les joues du jeune homme, et un certain temps s’écoula avant qu’il put reprendre lecture de la lettre de son père.