Éditions Édouard Garand (29p. 101-103).


QUATRIÈME PARTIE

L’ABANDONNÉE

Chapitre I

NOS AMIS DE QUÉBEC


Il y a bien longtemps que nous n’avons pas parlé de nos amis de Québec et de la Banlieue, n’est-ce pas ? Que sont-ils devenus ?… Que s’est-il passé d’intéressant, ou d’extraordinaire, depuis le jour où Paul Fiermont, de l’une des fenêtres de l’étude du notaire Schrybe, avait regardé s’éloigner Nilka et son père, alors que celui-ci venait d’accepter la position de gardien de L’Épave ?…

Parlons d’abord de Paul : Il avait passé tout l’été à la Banlieue, occupé à faire faire des améliorations au « château » et sur les terrains l’entourant. Il avait, aussi, fait ériger un magnifique kiosque, sur le petit promontoire, où, pour la première fois, il avait rencontré L’Oiseau Bleu ; ce kiosque était connu sous le nom de « kiosque de l’Oiseau Bleu ». Paul Fiermont trouvait aussi à s’occuper dans son musée, qui était devenu un musée considérable maintenant, puis, à ses heures libres, il se livrait à la minéralogie et à la géologie, études qu’il aimait passionnément.

Mlle Fiermont, « tante Berthe », régnait toujours au « château ». Toute dévouée à « son neveu » et à ses intérêts, elle se dépensait continuellement dans le but de rendre la maison attrayante, afin qu’il ne prît plus fantaisie à Paul de s’éloigner, de reprendre sa vie aventureuse.

— Tante Berthe, lui avait dit Paul, un jour, je me demande souvent comment je me serais arrangé, seul ici… J’aurais fermé la maison, tout simplement. Vous êtes une perle, tante Berthe, une vraie !

— Cher, cher Paul ! avait répondu la vieille demoiselle, d’une voix tremblante d’émotion. Tu ne considères pas, évidemment, ce que tu as fait pour moi !… Et puis, tu es si bon, si parfait pour moi !… Mais, remarque bien ce que je te dis, Paul ; le bon Dieu te récompensera de ta bonté, un de ces jours !

Disons un mot de Réjanne Trémaine maintenant : Réjanne avait surpris tous ses amis, toutes ses connaissances, en épousant, un beau jour du mois de juillet, un avocat de la ville de Montréal. M. et Mme Trémaine, après le départ de leur fille, leur unique enfant, trouvèrent la maison si grande, si vide, si… intolérable, qu’ils mirent leur propriété La Solitude, en vente, et s’en allèrent demeurer à Montréal, auprès de Réjanne, devenue Mme Lepré. La Solitude ne trouverait que difficilement acheteur probablement, car c’était une propriété considérable, exigeant, pour l’entretenir, une armée de domestiques, et, conséquemment, coûtant très cher.

Estelle Delherbe, Renée Le Mouet et Anne Pivert étaient encore désignées du nom de « charmant trio ». Mais ce trio deviendrait bientôt un duo, prétendait-on, car, on entendait dire « à travers les branches » que l’une d’elles (Anne) allait épouser, en octobre, le Docteur Ivan, avec qui elle était fiancée depuis près d’un an. Ni Estelle, ni Renée ne paraissaient disposées à suivre l’exemple de leur compagne, pour le moment du moins, bien qu’elles aussi fussent fiancées ; Estelle, avec Joe Le Mouet ; Renée, avec Albert Delherbe, comme on le sait.

Faut-il parler de Judith Rouvain et de son frère Marius ?… Tous deux étaient en voyage. Ils étaient partis, peu de temps après l’esclandre qu’avait faite « la belle Judith » au Café Chantant, certain soir du printemps dernier. Impopulaire d’avance, sa conduite, ce soir-là, n’avait pas contribué à la rendre populaire, bien sûr. Donc sentant qu’on était disposé à lui faire froide mine, elle avait engagé son frère à l’accompagner en Europe, où elle espérait sans doute épouser quelque bon parti, et ne plus jamais revenir en son pays… ce dont personne ne se plaindrait probablement.

Et Anatole Chanty ?… On prétendait que le mariage de Réjanne Trémaine, lui avait « donné une fière tape » à ce garçon, car, malgré la froideur et le peu d’encouragement de sa cousine, il n’avait pas désespéré complètement de se faire agréer par elle un jour. Sans doute, on ne reverrait plus le joli Anatole, à la Banlieue, surtout maintenant que les Trémaine en étaient partis… Eh ! bien, on essayerait de s’en consoler !

On était au 20 août. Au « château », Prosper revenait du bureau de poste. Entrant dans le musée, il remit à Paul le courrier, qui venait d’arriver, puis il se retira discrètement.

Paul, occupé à classer des minéraux dans un petit cabinet vitré, ne se pressait pas de prendre connaissance de ses lettres, mais lorsqu’il s’y décida enfin, il eut une légère exclamation de surprise en constatant que l’une d’elle lui venait du Notaire Schrybe.

— Tiens ! Une lettre du notaire ! se dit-il. À propos de quoi peut-il bien m’écrire, quand je l’ai vu dimanche, alors qu’il a diné ici avec nous ?… Probablement qu’il s’agit de l’achat de ce terrain qui touche au mien ; ce bon M. Schrybe ne cesse de me conseiller de l’acquérir.

Quelques instants plus tard, Paul frappait à la porte du boudoir de Mlle Fiermont, et ayant eu la permission d’entrer, il lui dit :

— Tante Berthe, j’ai une grande nouvelle à vous apprendre.

— Oui, Paul ? Qu’est-ce donc ? Tu vas te marier peut-être ? demanda Mlle Fiermont en souriant.

— Oh ! non, répondit, en souriant, le jeune homme. Pas maintenant du moins… Pas avant d’être parvenu à apprivoiser l’Oiseau Bleu… si jamais j’y parviens…

— Cela viendra ; je te le prédis, Paul.

— Puisse votre prédiction s’accomplir !… Mais, il ne s’agit pas de cela pour le moment. Je viens de recevoir une lettre m’annonçant que La Solitude est vendue.

— Vraiment ?… Qui donc a acheté cette splendide propriété, Paul ?

— Devinez, tante Berthe !

— Deviner ?… Je ne sais vraiment… Serait-ce les Duchesneau, nos voisins ; ces gens si riches, dont l’ambition est, dit-on, d’acquérir une propriété « selon leurs moyens » ?

— Non. Ce ne sont pas les Duchesneau.

— Qui donc alors ?… Ah ! oui, il y a aussi les St-Maur, qui ont toujours envié aux Trémaine leur propriété, paraît-il…

— Ce ne sont pas les St-Maur non plus qui ont acheté La Solitude. C’est… Tenez-vous bien, tante Berthe !… C’est… le Notaire Schrybe ; voilà !

— Hein ! Le Notaire ! Tu veux badiner, sans doute, Paul ?

— Non, je suis très sérieux, au contraire.

— Le Notaire !… s’écria, encore une fois, Mlle Fiermont. Et, qu’ira-t-il faire dans cette grande maison, seul, puisque sa sœur, Mme Joanette, est remariée…

— Vous le savez, répondit Paul, le Notaire Schrybe a vendu son étude…

— Oui, je sais ; il abandonne la pratique de sa profession le mois prochain, nous a-t-il dit. Mais, aller demeurer seul, tout seul, à La Solitude, il me semble que…

— Bah. Le Notaire Schrybe n’a jamais juré un éternel célibat, que je sache, tante Berthe ! répondit Paul, en riant d’un grand cœur. Moi, je connais une aimable et charmante demoiselle… qui, elle non plus, n’a rien juré…

— Ô Paul, comment peux-tu me taquiner ainsi ! s’exclama, en rougissant, la vieille demoiselle. Je…

— Vous taquiner, dites-vous ?… Mais… je ne comprends pas ce que vous voulez dire… Je n’ai nommé personne. Et Paul partit d’un joyeux éclat de rire, auquel « tante Berthe » fit bientôt chorus.

— Ah ! Tiens ! Va-t-en, Paul ! s’écria-t-elle, feignant un grand mécontentement. Tu devrais avoir honte, vraiment, de taquiner ainsi une personne de mon âge… Le Notaire…

— Le Notaire m’écrit qu’il désire me voir, par affaire ; je vais donc vous obéir et m’en aller, tante Berthe… Je reviendrai, par exemple, ajouta-t-il en riant, je reviendrai… bien avant les noces. Ha, ha, ha !

Mlle Fiermont hocha la tête, en signe de réprimande ; mais elle ne put s’empêcher de rire, tant la gaieté de Paul était contagieuse.

— Et quand seras-tu de retour, Paul ?

— Demain soir, le plus tard. Au revoir donc, tante Berthe !

— Au revoir, Paul, cher Paul !

— Devrais-je offrir vos félicitations au Notaire Schrybe, à propos de son acquisition de La Solitude, je veux dire ?

— Mais, oui, si tu le juges à propos.

Negro ayant été sellé, Paul partit pour Québec. Tout en cheminant, il se penchait souvent sur sa selle et riait d’un bon cœur ; c’est qu’il s’était fort bien aperçu de ce qui se passait au « château » depuis un mois ou deux : le Notaire Schrybe courtisait Mlle Fiermont… et cette idylle de l’âge mûr, avait le don d’amuser prodigieusement notre jeune ami.