Éditions Édouard Garand (29p. 105-106).

Chapitre III

LE RAPT


« Je revins à Québec, continuait la lettre de Delmas Fiermont à son fils, et ce n’est que deux ans plus tard, vers la fin de l’été ; de fait, le 18 du mois de septembre, que je retournai à La Maisonnette.

Ainsi que je l’avais prévu, Aniline y était revenue, après le décès de Bernard, car le billet que je lui avais laissé avant mon départ avait disparu… à sa place, je trouvai une lettre de ma femme, écrite au mois d’août de l’année courante alors. (Cette lettre, Paul, tu la trouvera dans le compartiment secret de mon coffre-fort). C’est le cri d’une âme désolée, cette lettre de ta pauvre mère… tu en jugeras par toi-même d’ailleurs. J’en transcris seulement le paragraphe suivant :

« Le sais-tu, Delmas, que nous avons un fils ?… Il est né le 10 mai de l’année dernière. Si tu le voyais, Delmas ! C’est le plus bel enfant du monde. Il a quinze mois maintenant, le cher petit. Je l’ai nommé Paul… Tu te souviens peut-être que tu m’avais dit, un jour, que si jamais nous avions un fils, nous le nommerions Paul ; que tu aimais beaucoup ce nom » ?

Ainsi, j’avais un fils ! Un enfant de quinze mois, non, de seize mois maintenant. À cet âge, un enfant est déjà intéressant… J’avais un fils, et je ne le verrais pas… à moins que ma femme me pardonnât ma conduite passée… Un fils !… Un enfant à moi !… Oh ! si je pouvais le ramener au « château » avec moi ; il serait élevé dans le plus grand confort, le plus grand luxe…

Résolu, soudain, je sellai mon cheval, et je partis pour La Masure. J’irais voir mon fils… J’implorerais le pardon de sa mère, et je les ramènerais tous deux à Québec avec moi…

Auparavant, cependant, je voulais observer les alentours de La Masure ; voir ce qui s’y passait ; voir, sans être vu. Il était huit heures du soir et il faisait noir, car il n’y avait pas de lune, et dans ces régions presque inhabitées, aucune lumière artificielle ne perçait l’obscurité.

Arrivé à quelque distance de La Masure, je descendis de cheval, et attachant ma monture à un arbre, je m’acheminai vers la maison de Candide, dont la salle d’entrée était éclairée. À pas de loup, et prenant mille précautions pour que les rayons de la lampe ne m’atteignissent pas, ce qui eut révélé ma présence, je jetai un coup d’œil à l’intérieur, et voici ce que je vis : Annine, ma femme, plus belle encore que lorsque je l’avais rencontrée pour la première fois, était sur une chaise berceuse et tenait son enfant dans ses bras… Je ne pouvais pas apercevoir le visage de l’enfant, seulement sa chevelure brune, bouclée. Candide, assise auprès d’une table, tricottait une paire de petits bas. Mais, chut ! on parlait…

— Paul met bien de temps à s’endormir, ce soir, n’est-ce pas, Annine ? demandait Candide.

— Oui, Candide. Mais il n’en dormira que mieux, le reste de la nuit, répondit Annine. Dans le moment, ajouta-t-elle, avec un sourire doux et maternel, il me paraît être très éveillé. Voyez !

Ce-disant, elle tourna le visage de l’enfant du côté de la vieille femme… et je le vis… Oh ! le bel enfant !… Et il était à moi, à moi !… Instinctivement, je tendis vers lui mes bras tremblants.

Oui, je les ramènerais tous deux au « château », la mère et l’enfant ! Annine ferait une exquise châtelaine, et mon fils, l’adorable enfant dont je venais d’entrevoir le visage doux et souriant, quel bonheur d’entendre son charmant babil dans les pièces par trop austères du « château » ! Il y aurait même place pour la vieille Candide chez nous… N’avait-elle pas accueilli Annine et son frère, alors qu’il étaient devenus orphelins ? En retour elle serait respectée et considérée par tous.

Je me disposais à frapper à la porte et demander admission, quand j’entendis parler, de nouveau, Annine.

— À qui trouvez-vous qu’il ressemble mon Paul, Candide ?

— Il ressemble au pauvre défunt petit Bernard, Annine ; il lui ressemble extraordinairement.

— C’est vrai qu’il ressemble à Bernard, répondit ma femme.

Je la vis regarder attentivement et tendrement le visage de son enfant, tandis que deux larmes coulaient sur ses joues, et aussitôt, je fus étreint par la jalousie, la jalousie le plus stupide qui fut, je l’avoue aujourd’hui

— Comment ! pensai-je, ce n’est pas encore fini cette histoire du petit frère ?… Et si je ramène Annine au « château », je n’entendrai parler que de ce garçonnet, mort depuis deux ans maintenant.

Mes bonnes résolutions de tout à l’heure s’envolèrent à tire d’ailes. Non, je ne chercherais pas à ramener ma femme avec moi ; mais mon fils m’appartenait et il me le fallait !… Je trouverais bien le moyen de l’enlever… J’avais des droits sur lui, en fin de compte, des droits, égalant ceux de sa mère !…

Ah ! la cruelle, la vilaine chose que je fis ensuite, lorsque j’enlevai à la pauvre jeune mère son enfant bien-aimé !… Ce rapt, ce crime que je commis, ce soir-là, lorsque j’en eus, plus tard, compris toute l’horreur, je l’ai pleuré, et j’en ai éprouvé des remords qui me rongeront l’âme, jusqu’à ma dernière heure !

L’occasion que j’attendais se présenta bientôt : l’enfant s’étant endormi, sa mère le déposa dans un berceau, après quoi elle se dirigea vers la cuisine, accompagnée de la vieille Candide, emportant la lampe, et fermant avec précautions la porte, entre la cuisine et la salle, afin, sans doute, qu’aucun bruit ne vînt éveiller son enfant.

Ayant attendu quelques instants, afin d’être certain de ne pas être surpris, j’entrai dans la salle et me dirigeai vers le berceau, marchant sur la pointe des pieds… Si l’enfant pouvait ne pas s’éveiller, au moins !… Pour le moment, il dormait, à poings fermés, et qu’il était beau, dans son sommeil ! Et cet ange était à moi, à moi ; j’avais le droit de le prendre !…

Avec d’infinies précautions, je le pris dans mes bras, et l’ayant enveloppé dans les couvertures que je pris dans le berceau, je m’enfuis vers l’endroit où j’avais laissé mon cheval. En un clin d’œil, j’eus sauté en selle, et aussitôt, ma monture partit au galop, dans la direction de La Maisonnette.

— Il m’appartient ! Il est à moi ! me disais-je, en pressant l’enfant dans mes bras. J’avais le droit de le prendre !… Il vivra dans le luxe, tandis que, si je l’avais laissé à sa mère, il aurait vécu dans la pauvreté, la presque misère !

J’essayais ainsi d’engourdir ma conscience, d’apaiser mes remords.

Je plaçai mon fils en nourrice, jusqu’à ce qu’il eut atteint l’âge de deux ans, puis je l’installai au « château », le faisant passer pour mon neveu, dont le père venait de mourir.

Cinq ans s’écoulèrent… Un jour, il me prit fantaisie de retourner à La Masure, voir ce qui s’y passait. La maison était fermée, « abandonnée, depuis près de quatre ans » m’apprit-on.

Adroitement, je questionnai quelques personnes des environs, et elles me dirent qu’après la disparition de son enfant, Annine avait quitté furtivement La Masure, une nuit ; elle allait à la recherche de son bébé, « qu’un chemineau lui avait volé, certain soir », disait-elle. Puis, la vieille Candide, restée seule fut trouvée morte, quelques semaines plus tard ; elle avait été inconsolable, après le départ de la jeune femme, disait-on, et elle n’avait pas tardé à mourir, d’une syncope du cœur.

Annine… personne ne savait ce qu’elle était devenue… Elle avait été vue, prétendait-on, aux environs de la Pointe Bleue… On croyait qu’elle avait perdu la raison… Continuellement, elle cherchait son enfant ; mangeant à peine, ne dormant que peu, on l’avait rencontrée, errant à l’aventure, et demandant partout, la pauvre malheureuse, si on avait vu son petit Paul, son bébé chéri…

Puis, un jour, elle avait disparu complètement… Et, Paul, je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, si ta pauvre mère est vivante, ou si elle est morte…

C’est là le triste roman de ma vie, mon fils…

Mais, je vais te confier une mission, une mission sacrée : celle de faire des recherches, de ton côté, afin d’essayer de découvrir ce qu’est devenue ma femme… ta mère, Paul… « Après toutes ces années » ! me diras-tu. Oui, après toutes ces années écoulées, depuis que j’ai, pour la dernière fois, entendu parler d’elle, la pauvre abandonnée. Informe-toi, et si tu peux découvrir où elle a été enterrée (car je suis persuadé qu’elle n’est plus, depuis longtemps) tu feras exhumer ses restes, et les feras inhumer dans le cimetière de Québec, à côté de ma dépouille, à moi, le misérable, l’indigne époux d’une sainte.

Mon fils, pardon !… Ah ! pardon !… Je t’ai tant aimé !

Ton père qui t’affectionne tendrement,

DELMAS FIERMONT ».

Ainsi se terminait la lettre de Delmas Fiermont à son fils Paul.