Éditions Édouard Garand (29p. 96-98).

Chapitre XIX

UNE SEMAINE SUR L’ÉPAVE


Les huit jours que Leona et Ève passèrent sur L’Épave s’enfuirent à tire d’ailes, pour les trois jeunes filles. Dieu sait si les distractions étaient rares, peu variées, sur ce bateau, ancré à quatre milles du rivage !

Le premier jour, le lundi, on se leva fort tard, puis tout l’après-midi, tout le reste de la journée, on flâna, lisant, sommeillant par moments, causant, faisant un peu de musique. Le soir, une petite excursion sur le lac, dans « L’Oiseau Bleu », aux environs de L’Épave. À dix heures, chacun avait regagné sa cabine.

Le mardi, levées assez tôt, les jeunes filles s’occupèrent d’abord à confectionner quelques mets pour le repas du midi. Koulina était assez bonne cuisinière ; mais, lorsqu’il s’agissait de desserts, Nilka savait qu’il valait mieux qu’elle y mît la main.

Vers les trois heures de l’après-midi, ce jour-là, Joël vint trouver les trois jeunes filles, qui étaient à causer sur l’avant-pont, et leur demanda de monter à son atelier ; il avait quelque chose à leur montrer, un travail qu’il venait de terminer. Ce quelque chose, c’était la croix qu’on devait planter sur la fosse du petit Harl, l’enfant de Koulina. La croix était toute blanche. Sur les bras de la croix, Alexandre Lhorians avait dessiné, en lettres gothiques, le nom du petit Sauvage, ainsi que son âge : Harl. 6 ans et 7 mois.

— Ce sera joli, Joël, dit Nilka, et Koulina va être bien contente. Pauvre femme ! A-t-elle vu cette croix ?

— Oui, Mlle Nilka ; je la lui ai montrée, ce matin. Elle a beaucoup pleuré mais elle est très reconnaissante de ce que nous faisons pour elle, et pour son petit Harl.

— Quand la croix sera-t-elle plantée sur la fosse, Joël ? demanda Ève.

— J’avais pensé à demain, Mlle Laroche… si Mlle Nilka n’y voit pas d’objections, s’entend. Nous pourrions partir d’ici vers les dix heures, demain avant-midi, dîner dans le bois, puis nous rendre chez M. Brisant, car Mme Brisant aimera à nous accompagner à la fosse. Nous pourrions être de retour vers cinq heures demain soir.

— Père ne voudra pas venir, dit Nilka.

— Je le sais bien, Mlle Nilka… et nous ne pouvons pas le laisser seul sur L’Épave… Koulina viendra avec nous, nécessairement… Il faudra arranger cela…

— Je resterai ici, Joël.

— Pas du tout, Nilka ! s’écria Leona. Moi, vous savez, je ne tiens nullement à aller à terre, tandis que vous, vous aimerez à y retourner. Je resterai ici demain ; d’ailleurs, je le préfère de beaucoup. Je suis à lire un récit d’aventures, dans les régions hyperboréennes. Cette littérature m’intéresse tellement que je ne pourrais me décider à y renoncer, pour toute une journée !

Dix heures sonnaient donc, le lendemain matin lorsqu’ils partirent pour le Roc Harl. Dans le fond d’une des chaloupes de L’Épave, que conduisait Joël, la croix avait été déposée. L’autre chaloupe, « L’Oiseau Bleu », était conduite par Koulina ; en face d’elle étaient Nilka et Ève. La Sauvagesse maniait les avirons « comme un seul homme » pour parler comme Joël, et huit milles, quatre pour l’aller, quatre pour le retour, ne lui pèseraient guère aux bras ; elle en avait vu bien d’autres.

Le lac St-Jean était uni comme un miroir ; pas un souffle de brise n’en ridait la surface. On fut vite rendu à destination.

Déposant la croix sur la fosse, en attendant de la planter en terre, Joël se hâta de « mettre la table » sur l’herbe, et bientôt, tous, excepté cette pauvre Koulina cependant, mangeaient de bon appétit. La Sauvagesse, très attristée d’être auprès de la fosse de son enfant, se déclara incapable d’avaler une seule bouchée.

L’angelus du midi sonnait dans le clocher de l’église de Roberval, quand Nilka, Ève, et Joël partirent pour se rendre chez les Brisant, En arrivant, nos amis aperçurent, dans le chemin, vis-à-vis la maison des Brisant, une charrette à foin.

Joël frappa à la porte, et Cédulie vint ouvrir… Quel cri de surprise et de joie elle poussa, à la vue de ses visiteurs !

Nilka ayant expliqué la raison de leur visite, Cédulie lui dit qu’elle aimerait à les accompagner jusqu’à la fosse de Harl et à assister à la cérémonie de l’érection de la croix.

À ce moment, Pierre Laroche entra dans la salle, où Cédulie recevait ses visiteurs.

— Pierre ! s’écria Ève. Qui eut pensé te trouver ici !

— N’as-tu pas reconnu les chevaux, à la porte, Ève ? lui demanda son frère.

— Attelés à la charrette à foin, tu veux dire ?… Je ne les ai pas remarqués… Tout le monde est en bonne santé, à la maison, Pierre ? demanda Ève.

— En très excellente santé, petite sœur, répondit Pierre Laroche. Mlle Lhorians, ajouta-t-il, quelle joie de vous revoir !

Nilka dit à Pierre Laroche pourquoi ils étaient venus à terre ; elle expliqua aussi pourquoi Leona ne les avait pas accompagnés.

— Avant de procéder à la cérémonie sur la fosse de Harl cependant, ajouta-t-elle, nous allons nous rendre chez-vous ; j’ai promis à Leona que nous irions faire une petite visite à M.  et Mme Laroche.

— Ah ! quel malheur que mes chevaux ne soient pas attelés à notre voiture légère, plutôt qu’à notre charrette à foin ! s’écria Pierre. J’aurais été si heureux de vous mener jusqu’à la maison, et de vous conduire ensuite jusqu’au Roc Harl !

— Si Nilka n’avait pas d’objections à une promenade en charrette

— Des objections, Mme Brisant ? Mais ! J’aimerais cela par-dessus tout !

— Alors, partons ! fit Pierre. Il est inutile que j’attende plus longtemps le retour de M. Brisant, n’est-ce pas, Mme Brisant ? demanda-t-il.

— C’est presque inutile, Pierre, répondit Cédulie.

On partit. Les dames prirent place dans le fond de la charrette, où il y avait un peu de foin. Joël s’installa debout auprès du conducteur des chevaux. Nilka était heureuse, heureuse… Quel plaisir d’être assises en cercle, elle, Cédulie et Ève, sur du foin nouveau, sentant bon ! Jamais elle n’avait été à pareille fête !

Mme Laroche, lorsqu’elle fut revenue de l’étonnement que lui avait causé l’arrivée de ses visiteurs, exprima le désir de les accompagner.

Quoiqu’on ne fut pas en excursion de plaisir, la gaieté ne manquait pas, dans la charrette à foin, et ce n’est que lorsque l’on fut à proximité du Roc Harl, qu’on cessa de chanter et de rire, par respect pour la douleur de Koulina.

La croix fut plantée à la tête de la fosse du petit Sauvage, puis tous s’agenouillèrent, tandis que Nilka récitait le De Profundis. Une gerbe de marguerites fut déposée au pied de la croix, puis chacun se disposa à retourner chez soi. Inutile de le dire, n’est-ce pas, Cédulie et Mme Laroche invitèrent les gens de L’épave à souper ; mais on avait promis à Leona d’être de retour pour cinq heures ; elle pourrait être inquiète si on retardait.

Le lendemain, jeudi, Joël alla à la pêche, dans l’après-midi. Les jeunes filles n’avaient pas tenu à l’accompagner, car le temps était gris, humide, maussade.

Il y avait à peu près vingt minutes que le domestique était parti, quand Ève, qui se trouvait à l’avant du bateau, s’écria, s’adressant à Nilka et Leona :

— Une pirogue se dirige sur L’épave ; elle semble voler littéralement sur les flots.

— Ce doit être Fort-à-Bras, dit Alexandre Lhorian, sortant de son atelier et venant se placer à côté d’Ève. Oui, c’est lui ! ajouta-t-il.

— Que vient faire ici ce Sauvage ? demanda Nilka.

— Mais, Nilka, je l’ai invité à venir ; ne t’en souviens-tu pas ?… Ce garçon, fort intelligent d’ailleurs, s’intéresse beaucoup à mon invention et…

— Towaki n’est qu’un Sauvage, père, fit Nilka, et je pense que…

— Ma fille, as-tu si vite oublié le service que ce garçon nous a rendu ?… Ne t’a-t-il pas sauvé la vie ?…

— Sans doute, sans doute ! répondit Nilka. Cependant, petit père…

— Ohé ! Ohé ! criait la voix de Towaki, à ce moment, et Alexandre Lhorians s’empressa d’accourir au-devant de lui.

Le Montagnais apportait du gibier : deux canards sauvages, des perdrix, et un lièvre ; le tout, prêt à être mis au four. Il remit lui-même ces provisions à Koulina ; mais celle-ci, en apercevant le jeune Sauvage, faillit laisser tomber par terre canards, perdrix et lièvre.

— C’est Towaki-dit-Fort-à-Bras ! murmura-t-elle.

— Le connais-tu Towaki, Koulina ? demanda Ève à la Sauvagesse.

— Connais ?… Oui… Towaki méchant. Towaki lui brisé le cœur Florella, une jeune fille de la tribu à moi. Florella morte de peine… Pourquoi ce Sauvage venir ici ?

Pourquoi ?… Eh ! oui, pourquoi ?… N’était-ce pas dangereux d’admettre ces sortes de gens sur L’épave ?… Towaki adorait le Lys Blanc… c’est-à-dire Nilka ; Ève s’en était aperçue, là-bas, à la Pointe Bleue.

M. Lhorians doit être bien… malade, bien toqué, bien… fou, pour inviter ce Sauvage ici ! se disait-elle. Heureusement, Joël est là ; il est le seul protecteur qu’ait Nilka… Pauvre Nilka !

Et Joël, lorsqu’il revint de la pêche, qu’il aperçut le Sauvage et qu’il apprit qu’il était là sur invitation de l’horloger, devint pâle de colère… et d’appréhension. S’il eut obéi à son premier mouvement, le domestique eut saisi Towaki par le collet, et après l’avoir déposé dans sa pirogue, lui eut intimé l’ordre de retourner chez lui et de ne jamais plus remettre les pieds sur L’Épave. Mais, Alexandre Lhorians était « le maître, après Dieu » à bord ; Joël n’avait pas le droit d’intervenir ; tout ce qu’il pouvait faire c’était de veiller, car il était inutile, pour lui, d’essayer de faire entendre raison à son pauvre maître, hélas !

Sans doute, Towaki ne se tenait pas avec les jeunes filles ; celles-ci étaient dans la salle à manger, tandis que le Sauvage tenait compagnie à l’horloger, dans l’atelier. Mais, pendant que le pauvre toqué expliquait l’usage des rouages et du mécanisme de son horloge de cathédrale à son invité, ce dernier dévorait Nilka des yeux, ce dont s’apercevait fort bien Ève… peut-être aussi Koulina, et Joël, qui, furieux, serrait les poings, et marmottait tout bas.

Vu que Towaki avait fourni le souper, c’est-à-dire le gibier, qui rôtissait, en ce moment, dans les fourneaux de Koulina, on dut l’inviter à rester ; mais après le repas, lorsqu’il fut retourné à l’atelier, Ève dit, tout bas, à Joël :

— La chaloupe « L’Oiseau Bleu » est-elle prête à prendre… la mer ?

— Oui, Mlle Laroche, répondit Joël, sur le même ton. Ah ! ajouta-t-il, je comprends votre idée ! Vous avez trouvé la solution, la seule manière de prouver au cuivré qu’il est par trop… ambitieux..

— Je le crois, Joël, fit Ève en souriant. Il faut que Towaki soit mis à sa place une bonne fois et… Que diriez-vous d’une petite promenade en chaloupe, Nilka, Leona ? demanda-t-elle, assez haut pour être entendue des deux jeunes filles.

— Nous en sommes ! répondirent-elles ensemble.

— Ne vous éloignez pas trop de L’Épave, n’est-ce pas. Mesdemoiselles ? fit Joël.

Quelques instants plus tard, les trois jeunes filles partaient en chaloupe. On n’aurait pu trouver mieux, pour faire comprendre à Towaki la distance sociale, et raciale, qui existait et existerait toujours entre eux.

— C’est toi, chien de blanc, qui a suggéré au Lys Blanc de me fausser compagnie ainsi, hein ? cria le Sauvage, en s’approchant de Joël, les poings crispés. Ne le nie pas ; c’est toi !

— Je ne le nie aucunement, répondit Joël. Tu n’as pas d’affaires sur ce bateau, mon garçon, laisse-moi te le dire, une fois pour toutes. Allons ! Hop ! Retourne à la Pointe Bleue !

Le visage de Towaki changea soudain ; ses lèvres se tendirent sur ses longues dents blanches, en un terrible rictus. Il s’avança sur Joël, qui, vraiment, eut peur ; c’était affreux ce rictus, c’était pire, cent fois, que la rage de tout à l’heure.

— Je me vengerai, chien de blanc ! s’écria le Sauvage. Je me vengerai… royalement ! Tu regretteras… vous regretterez tous, l’affront que vous m’avez fait ce soir !

Ayant dit ce qu’il avait à dire, il sauta dans sa pirogue, et partit, à force d’avirons, dans la direction de la Pointe Bleue.

Le lendemain, vendredi, et le surlendemain, il plut « à boire debout » ; impossible donc de quitter le bateau. Mais les jeunes filles ne trouvèrent pas le temps long, à causer ensemble, à lire, à faire de la musique, ou du travail à l’aiguille. Tout de même, Leona et Ève, qui raffolaient de L’Épave, se dirent qu’il y avait des jours où ce n’étaient pas gai sur le bateau ; des jours où cette pauvre Nilka devait se sentir bien triste, bien isolée, sans doute.

Le dimanche avant-midi, les époux Brisant vinrent passer la journée sur L’Épave, et lorsqu’ils retournèrent à Roberval, vers les quatre heures de l’après-midi, ils ramenèrent avec eux Leona et Ève Laroche.

Ce fut une triste séparation ; Nilka était inconsolable. Les vacances tiraient à leur fin ; dans huit jours maintenant, les jeunes institutrices reprendraient leur travail, et la fille de l’horloger ne trouverait-elle pas la solitude plus grande, plus lourde, intolérable, en un mot, à cause de ces amies qu’elle viendrait de perdre ?

Pauvre, pauvre Nilka !