Éditions Édouard Garand (29p. 98-100).

Chapitre XX

LA DAME DES BRUMES


On était au 15 septembre.

Nilka dut s’avouer que le temps avait passé vite encore, malgré l’ennui qu’elle avait ressenti, après le départ de ses amies.

Le 15 septembre !… L’été s’en allait, s’envolait, à tire d’ailes. Déjà, presque chaque matin, et chaque soir, une brume, légère d’abord, dense ensuite, s’étendait sur le lac St-Jean. Vers les dix heures de l’avant-midi, il est vrai, la brume se dissipait, mais elle se formait de nouveau vers l’heure du coucher du soleil.

Cette brume !… C’était, pour le moins, déprimant. Lorsqu’elle avait caché le rivage de ses replis et qu’elle s’avançait, lentement mais sûrement sur L’Épave, cela causait toujours une impression de tristesse indéfinissable. Nilka se sentait plus seule, plus abandonnée sur ce bateau, perdu au milieu de ces vapeurs blanches, qui avaient le don d’effacer tout objet à moins de trois pieds de distance, et d’affaiblir étrangement les sons.

Les fanaux, à l’avant et à l’arrière du bateau, ne s’éteignaient que durant quatre ou cinq heures chaque jour ; ces fanaux allumés, et les lampes, dont on devait aussi s’éclairer, à l’intérieur de L’Épave, c’était on ne peut plus lugubre.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! pleurait Nilka. Ces brumes… c’est intolérable !… Et nous ne sommes qu’au milieu de septembre ; que sera-ce donc, en octobre et en novembre ?… Il est affreux, affreux, le lac St-Jean, lorsqu’il est couvert de brumes ainsi !… Qu’allons-nous devenir ?

Le 15 septembre donc, au déjeuner, Alexandre Lhorians avait l’air tout chose. Cela ne veut pas dire qu’il était de mauvaise humeur, car il ne l’était jamais ; seulement, il émiettait distraitement son pain, ne buvait pas même son café.

— Vous ne mangez pas, petit père ? demanda Nilka.

— Je n’ai pas faim, ma fille, répondit-il.

Essayez au moins de boire un peu de café ; il est exquis. C’est Koulina qui l’a fait, et elle s’y entend bien.

Alexandre Lhorians secoua la tête.

— Je n’ai ni faim ni soif, Nilka, fit l’horloger. Le fait est que j’ai certains ennuis et…

— Des ennuis ?… Qu’est-ce donc, père ?

— J’ai, maladroitement, gâté un des rouages de mon horloge de cathédrale ; celui que j’avais fait avec tant de soin, dans ce morceau de bois que nous étions allé chercher à Roberval ; tu te souviens ?

— Eh ! bien, dit Nilka en souriant, il vous faudra fabriquer une autre roue, père chéri. Ce n’est pas le bois qui manque, il y en a plein les forêts, aux alentours de Roberval.

— J’ai bien l’intention de faire une autre roue, tu le penses bien, ma fille ! Joël va me conduire à terre, car il me faut un autre morceau de bois, aujourd’hui même.

— C’est bien, M. Lhorians, répondit Joël, je vous conduirai à terre quand vous le désirerez. Mais il faudra partir aussitôt que la brume se dissipera ; c’est-à-dire, entre dix et onze heures.

— Je ne serai pas prêt à partir avant deux heures cet après-midi, Joël, annonça l’horloger, d’un ton tranquille mais résolu. Un travail délicat que j’ai commencé…

— Mais, M. horians !… La brume !… Elle se lève vers les quatre heures de l’après-midi… Nous ne pouvons risquer…

— J’ai dit que je serais prêt à partir à deux heures, n’est-ce pas, Joël ? Que tout soit prêt pour cette heure-là, dit froidement Alexandre Lhorians, en se levant de table.

Nilka essaya de faire entendre raison à son père ; de lui faire comprendre l’importance qu’il y avait de partir de bonne heure, à cause de la brume. Tout ce qu’elle put obtenir ce fut qu’ils partiraient immédiatement après le repas du midi, mais pas une minute plus tôt.

Mlle Nilka, demanda Joël, après le diner, auriez-vous bien peur si vous vous voyiez obligée de passer la nuit sur L’Épave, seule avec Koulina ?

Nilka hésita avant de répondre.

— Non, Joël, je n’aurais pas peur je crois. Vois-tu, Koulina n’a peur de rien ; sa bravoure doit être contagieuse, répondit la jeune fille en riant. Mais pourquoi me demandes-tu cela ? Crains-tu de ne pouvoir revenir au bateau ce soir ?

— Je fais plus que le craindre ; j’en suis fermement convaincu, chère Mlle Nilka. La brume…

— La brume ?… Je ne crois pas qu’il y en ait ce soir ; vois donc comme le temps est clair !

Le domestique secoua la tête, tout en observant l’horizon.

— Dans tous les cas, je ferai l’impossible pour revenir. J’apporte une boussole et un porte-voix. Si vous entendez le porte-voix, ne manquez pas d’y répondre, n’est-ce pas, Mlle Nilka ?… Les fanaux, à l’avant et à l’arrière du bateau, ça ne sert pas à grand’chose ; de fait, ça ne sert à rien, quand la brume est si dense… Oui, je ferai l’impossible pour revenir ce soir ; cependant, je ne puis risquer de m’égarer sur le lac… Ce serait terrible, voyez-vous, chère petite, et si le vent venait à s’élever, alors, nous serions… perdus.

Nilka se mit à pleurer.

— Si je pouvais faire entendre raison à père ; le persuader de ne pas partir aujourd’hui…

— Hélas ! chère Mlle Nilka, fit le domestique en soupirant, il y a beau jour que M. Lhorians est sourd à la voix de la raison… Mon pauvre, pauvre maître !

Il était près de deux heures lorsque l’horloger et son domestique partirent, et quoique le temps fut très clair, Joël grommelait tout bas, au moment où la chaloupe se détacha de L’Épave.

— Bonjour, Koulina ! cria-t-il. Prends bien soin de Mlle Nilka !

— Crains pas ! répondit la Sauvagesse. Koulina aime la Blanche Colombe comme elle aimait Harl.

Mais voilà qu’Alexandre Lhorians ordonne à Joël de ramener la chaloupe près du bateau.

— J’ai quelques mots à dire à ma fille, dit-il.

Soupirant, le domestique obéit à son maître… Tous ces retards !… C’était très imprudent ! On ne badine pas avec la brume. !

— Bonjour, mon enfant chérie ! murmura l’horloger, en étreignant Nilka dans ses bras. Tu ne voulais pas que je parte, je sais ; mais, que veux-tu ? Ce morceau de bois, il me le faut !

— Père ! Père bien-aimé.

Une autre caresse hâtive, puis Alexandre Lhorians sauta dans la chaloupe, qui, aussitôt, se détacha du bateau.


Longtemps, longtemps, Nilka suivit des yeux l’embarcation portant son père et Joël… Des larmes coulaient sur ses joues… Son pauvre père !… Elle ne l’aimait pas moins, si regrettable que fut son triste état, assurément !…

Vers les quatre heures de l’après-midi, la jeune fille appela auprès d’elle Koulina et lui demanda :

— Ce petit nuage blanc, là-bas, tout là-bas, serait-ce la brume ?

— Brume, oui, brume, répondit la Sauvagesse.

La brume ? Déjà ?… Oui, déjà elle s’étendait sur le lac, et bientôt, L’Épave serait enveloppée, comme dans une mantille ouatée.

Nilka se sentit envahie d’une sorte de pressentiment… Ses yeux s’agrandirent, ses joues et ses lèvres pâlirent… Son regard se fixait, malgré elle, sur l’arrière-pont, dont les hublots ouverts laissaient libre accès à la brume… Que d’étranges tableaux peignait la brume !… Par moments, on eut dit des oiseaux de large envergure volant lourdement… D’autres fois, c’était des figures, le visage voilé, dont les longues draperies traînaient sur le pont…

Soudain, Nilka pâlit davantage… La brume devenait de plus en plus dense, et sous ses voiles opaques, une femme, toute blanche, semblait glisser, traversant le pont dans toute sa largeur, puis revenant sur ses pas…

— Koulina ! cria Nilka. As-tu vu ?…

— Oui, Koulina voir, Blanche Colombe. Pas première fois non plus ; Koulina voit souvent, souvent…

— C’est la « Dame des brumes », fit la jeune fille, d’une voix tremblante ; celle qui hante L’Épave ; celle dont les longs vêtements frôlent les planchers de ce bateau, la nuit…

— Koulina a entendu, souvent, souvent, répondit la Sauvagesse. Mais Koulina pas peur… Pas dangereuse la brume, Blanche Colombe !

— Mais… la « Dame des brumes »… Ne la crains-tu pas ?

— Pas dangereuse non plus la « Dame des brumes » ! Blanche Colombe !

La Sauvagesse se leva et alla fermer les hublots, afin d’empêcher la brume de pénétrer davantage dans le bateau, puis elle revint s’asseoir auprès de sa jeune maîtresse.

Un profond silence enveloppait L’Épave… Koulina reprisait des bas, à la clarté de la lampe ; Nilka essayait de lire, mais elle n’y parvenait pas. Elle avait dit à Joël qu’elle n’aurait pas peur, avec Koulina ; tout de même son cœur se serrait étrangement, en pensant à leur solitude à toutes deux… N’étaient-elles pas, en quelque sorte, abandonnées, au milieu de ce lac ?… Malgré elle, elle pleurait…

— Tu n’as pas peur, Koulina, hein ?

— Peur ?… Non, Blanche Colombe. Koulina peur de rien.

Profond silence, encore une fois… Heureusement, se disait Nilka, il n’y avait pas beaucoup de navigation sur le lac St-Jean ; le danger d’être heurté par un autre bateau était presque nul… Ô ciel ! quel silence !… Et que c’était épouvantable cette brume, qui semblait vouloir avaler L’Épave et celles qu’elle contenait !…

— Dieu protège ceux qui ont été surpris ou qui se sont égarés au milieu de ces brumes ! pria-t-elle tout haut. Tu crois en Dieu, n’est-ce pas, Koulina ? demanda-t-elle.

— Le Grand Manitou ?… Oui, Koulina croit.

— Alors, prie-le… Il nous voit ; il veille sur nous et sur ceux qui, comme nous, sont perdus au milieu de ce lac, dans la brume, fit Nilka.

— Blanche Colombe pas peur ? demanda la Sauvagesse. Pas de danger !

Tout à coup, trois coups de porte-voix retentirent, tout près du bateau. Nilka, saisissant à la hâte, le porte-voix du bord, souffla dedans trois fois.

Carlo se mit à aboyer, puis à gronder.

— C’est père et Joël ! s’écria la jeune fille.

— Pourquoi que Carlo gronde alors ? fit Koulina.

— Ce sont eux ! Ce sont eux ! Viens, Koulina ! Allons au-devant d’eux !