Éditions Édouard Garand (29p. 95-96).

Chapitre XVIII

LES LHORIANS REÇOIVENT


Les vacances de Nilka étaient finies ; elle et son père étaient de retour sur L’épave. Mais ce petit séjour chez les Brisant avait fait infiniment de bien à la jeune fille.

— En fin de compte, se disait-elle maintenant, notre bateau n’est qu’à quatre milles du rivage, et quatre milles sont vite franchis, dans une bonne chaloupe.

Nilka était heureuse d’avoir fait la connaissance des demoiselles Laroche. Sans doute, elles allaient bientôt partir, mais on s’écrirait, et quelle charmante distraction pour celle qui était condamnée à vivre loin de ses semblables, que ces lettres qui lui arriveraient, des deux sœurs !

Koulina avait accompagné les Lhorians, lors de leur retour sur L’épave ; la Sauvagesse n’avait pas voulu être séparée de Nilka, la « Blanche Colombe » comme elle le disait, car elle s’était tout de suite attachée à la jeune fille.

L’horloger n’avait fait aucune objection, lorsque sa fille lui avait proposé de ramener Koulina avec eux ; on ferait de la Sauvagesse une bonne servante, à la fidélité de laquelle on pourrait se fier, et puis, Nilka ne serait plus aussi seule sur le bateau. Si Alexandre Lhorians et Joël se voyaient obligés de s’absenter ensemble, ils laisseraient la jeune fille sous la garde d’une créature toute dévouée. Oui, ils ramèneraient Koulina avec eux, sur L’épave, et, ils en étaient certains, ils ne le regretteraient jamais.

Joël fronça les sourcils d’une belle façon et il marmotta tout bas, en apercevant la Sauvagesse. Le brave garçon n’aimait guère les cuivrés, et pendant plusieurs jours, il observa attentivement Koulina, croyant la trouver en faute ; mais bientôt, il comprit que la femme était bonne, honnête, dévouée, et qu’on pouvait se fier à elle. Elle ne reculerait devant rien, c’était évident, s’il s’agissait de rendre le moindre service à la « Blanche Colombe » aussi bien qu’au « chef blanc », comme elle désignait l’horloger.

Koulina devint, en peu de temps, une excellente domestique. Quoiqu’elle parlât assez mal le français, elle le comprenait très bien. Déjà, elle commençait à s’exprimer plus clairement et plus correctement ; sous peu, sans doute, elle parviendrait à dire tout ce qu’elle voudrait.

Quinze jours se sont écoulés depuis le retour des Lhorians sur L’épave. On est au dimanche. Pour le moment, le bateau est sans dessus dessous, en vue de la soirée qui sera donnée, ce soir-là, aux amis de Roberval ; la soirée que Nilka avait promise, lors du bal chez Laroche.

Vers les onze heures de l’avant-midi, la chaloupe des Brisant est signalée par Joël, qui s’est posté sur l’avant-pont de L’épave. La chaloupe contient, outre Cédulie et son mari, Leona et Ève Laroche ; ces dernières viennent aider à Nilka dans ses derniers préparatifs, et elles resteront passer une semaine chez les Lhorians.

Après le diner, que Cédulie avait apporté « tout cuit » de chez elle, on se mit à confectionner tartines, crèmes et gâteaux ; on fit aussi une pile de sandwiches, de salades aux fruits, etc., etc. Toutes travaillaient ferme ; Cédulie, Nilka, Leona, Éve et Koulina.

On soupa tôt, puis, s’étant assurées que tout était prêt, chacune et chacun se retira dans sa cabine, afin de se vêtir pour la soirée.

Comme on était au milieu d’août, l’obscurité commençait à tomber de bonne heure. Le bateau, pavoisé gaiement, fut illuminé au moyen de lanternes aux verres blancs, rouges, bleus, verts. Des lanternes chinoises de toutes formes et de toutes les couleurs, se balançaient doucement sur les ponts, dans les couloirs, dans le salon et dans la salle ; le coup d’œil était vraiment féérique.

Des chaloupes, venant de Roberval, commencèrent à se diriger vers L’épave ; elles aussi étaient pavoisées et illuminées. Bientôt, on put entendre des chants et des rires joyeux s’élever dans l’air pur du soir. L’austère lac St-Jean devait frémir, en voyant glisser sur ses ondes cette frégate en joie !

Les invités furent reçus par Nilka, belle à ravir dans une toilette bleue de ciel ; elle était assistée par son père, portant l’habit de cérémonie, relique de temps plus prospères, et qui avait été retiré de son carton, pour la circonstance. Et quelle imposante figure que celle d’Alexandre Lhorians, en habit de gala !

— Un comte !

— Un marquis !

— Un duc !

— Un prince !

Ce furent les exclamations de plus d’un. Nous l’avons dit déjà, l’horloger garderait, jusqu’à la mort, ses manières et son air distingués.

Quelle soirée que celle qui fut donnée sur L’épave ce soir-là ! On doit en parler encore ! On dansa, on chanta, on joua du piano et du violon ; car le Violoneux, de la Grande Décharge, avait été invité par les Brisant, et il n’avait pas manqué une si belle occasion d’exhiber son talent, tout en faisant pirouetter les jolies filles de Roberval.

À minuit, ce fut le goûter. La table avait été mise sur l’avant-pont, car la salle à manger eut été trop petite pour contenir tout ce monde.

Ce ne fut pas un festin du genre de celui des Laroche ; il n’y avait ni fricots, ni ragoûts, ni volailles farcies ; mais les mets délicats que les invités dégustèrent, cette nuit-là, sur L’épave, leur laissèrent, à tous, un délectable souvenir. Il n’y avait ni vins, ni boissons alcooliques ; mais l’exquis café au lait, préparé par Cédulie, remplaçait les vins et les boissons, avec avantage.

Au lieu d’être deux heures à table, on n’y resta qu’une heure, puis tous suivirent Alexandre Lhorians sur l’avant du bateau, d’où l’on lança des feux d’artifices ; ces feux d’artifices, Joël les avait trouvés dans une caisse, alors qu’il avait fait l’inspection de L’Épave en compagnie de Nilka ; on se souvient à quelle occasion.

Que devaient penser ceux qui, du rivage, voyaient ces feux d’artifices, « aussi beaux que ceux que j’ai vus à Québec, le jour de la St-Jean-Baptiste, il y a dix ans », assurait L’Conteux ? Sans doute, plus d’un superstitieux se signa, en voyant ces fusées s’élever vers le ciel. Mais, chose certaine, c’est que Noël Malouin, le crédule pêcheur, qui s’en retournait chez lui, ce soir-là, s’arrêta net, et contempla longtemps les flèches illuminées, partant de ce mystérieux bateau L’Épave et se perdant sous la voûte azurée.

— Si c’est des feux-follets ça, aurait-on pu l’entendre murmurer, ma foi c’en est des beaux, et je n’demande qu’à en voir de pareils chaque soir de ma vie !

La veillée se prolongea jusqu’à fort tard.

« Boum ! Boum ! Boum ! »

C’était l’horloge de cathédrale qui sonnait ainsi, annonçant qu’il était trois heures du matin. Nilka pâlit légèrement. Ciel ! Le Stabat Mater ! Il allait résonner, et quelle note lugubre que cette hymne jetterait, au milieu de toute cette gaieté !

À la course, la jeune fille se dirigea vers l’atelier de son père ; mais Joël l’y avait précédée.

— Ne craignez rien, Mlle Nilka, fit-il ; j’ai arrêté le balancier de l’horloge.

Soulagée, elle retourna vers ses invités, qui se préparaient à partir.

— Vive la « Demoiselle de L’Épave » ! cria quelqu’un.

— Vive la « Demoiselle de L’Épave » ! reprirent-ils tous en chœur.

— Et vive M. Lhorians, le gardien de L’Épave !

— Et vive M. Lhorians, le gardien de L’Épave !

Les chaloupes des invités se détachèrent du bateau et se dirigèrent vers Roberval. Leona et Ève restaient à bord. À Pierre Laroche Joël avait remis deux fusées, avec prière de les faire partir, aussitôt que toutes les embarcations auraient atteint le rivage, car L’Épave resterait illuminée jusqu’à ce moment-là.

Enfin, les fusées furent lancées, et aussitôt, Joël, aidé de Koulina, éteignit les fanaux et les lanternes, puis chacun se retira dans sa chambre à coucher.

La soirée promise avait remporté un beau succès, un succès qui assurait à Alexandre Lhorians et à sa fille une grande popularité dans les environs.