Éditions Édouard Garand (29p. 93-95).

Chapitre XVII

CHASSÉE DE SA TRIBU


Deux jours après le bal chez Laroche, vers les quatre heures de l’après-midi, on eut pu voir, naviguant sur le lac St-Jean, une chaloupe quelque peu délabrée, car souvent, elle se couchait sur le flanc, comme si elle eut été à moitié remplie d’eau ; elle l’était aussi.

À l’arrière de cette chaloupe une femme était assise ; c’était une Sauvagesse. Elle paraissait grande, mince, élancée, sous le châle aux couleurs variées dont elle était enveloppée.

À l’avant de la chaloupe, la Sauvagesse avait tendu un morceau de linge ; un tablier ou une jupe. Retenu par deux perches, ce morceau de linge servait de voile à l’embarcation, ou, du moins, il lui donnait un peu plus de rapidité.

La Sauvagesse, malgré sa peau cuivrée, ses lèvres un peu épaisses, son nez un peu épaté, n’était pas laide ; au contraire, car ses yeux, grands, bruns et très doux, rachetaient, en quelque sorte, les imperfections de ses traits. Elle avait dû, jadis, (il n’y avait pas longtemps, car elle était jeune encore) passer pour une beauté, parmi les gens de sa tribu. Lorsqu’un sourire errait dans ses yeux, et que ses lèvres s’ouvraient sur des dents saines et régulières, même un blanc l’eut trouvée, sinon belle, du moins attrayante. Mais, en ce moment, le sourire était loin… et des yeux de la Sauvagesse débordaient des larmes ; de ses lèvres s’échappaient des sanglots.

Elle devait venir de loin… Depuis longtemps, elle avait dépassé la Pointe des Sauvages, puis la Pointe Bleue ; sans doute, elle venait du nord du lac St-Jean, région presque inhabitée, si ce n’était par quelques tribus sauvages. Chose certaine cependant, la Sauvagesse qui nous intéresse, pour le moment, avait subi, tout récemment, quelque grande épreuve ; épreuve qu’elle supportait mal, car souvent, elle se levait debout dans sa chaloupe, et tandis que ses yeux lançaient des flammes, elle montrait le poing dans la direction du nord, tandis qu’elle marmottait des mots, dans un étrange dialecte ; des mots qui devaient contenir beaucoup de fiel.

Souvent aussi, la Sauvagesse se penchait, et à l’aide d’un bidon, elle vidait hâtivement l’eau qui cherchait sans cesse à envahir la chaloupe, puis, sanglotant tout haut, elle prenait dans ses bras et berçait doucement un enfant de cinq ou six ans, qui était couché dans le fond de l’embarcation, sur une petite caisse recouverte d’un couvre-pied, vieux mais propre.

— Harl ! Harl ! murmurait-elle alors.

Mais l’enfant restait sourd aux appels de sa mère ; il se mourait de la phtisie ; de fait, il était à l’agonie.

À un quart de mille à peu près de Roberval, à un endroit où le bois était très touffu, la chaloupe accosta. À peine la Sauvagesse eut-elle enlevé son enfant de la caisse où il avait été couché, que l’embarcation se mit à couler à fond ; crevée de toutes parts, elle n’avait pu supporter le choc, léger pourtant, de son contact avec le rivage.

Tenant son enfant dans ses bras et chantant tout bas, la Sauvagesse s’enfonça sous bois, sans s’apercevoir, pauvre femme, que ce n’était plus qu’un cadavre qu’elle pressait sur son cœur.

Arrivée au plus profond du bois, elle s’assit sur un rocher plat et se mit à pleurer et à gémir, tout en continuant à bercer doucement son enfant.

— Harl ! Harl ! répétait-elle souvent.

Soudain, elle cessa de gémir, ses yeux lancèrent des flammes, ses mouvement devinrent alertes, et elle se leva, prête à fuir ; c’est que des pas se dirigeaient vers elle. Elle entendait clairement le bruit de branches mortes piétinées, puis des voix. Les branches s’écartèrent… et aussitôt, la Sauvagesse eut un geste résigné, aussi bien que rassuré : des blancs envahissaient sa retraite. Évidemment, elle craignait moins les blancs que les gens de sa propre race. Cependant, elle avait espéré être seule, toute seule avec son petit Harl !

Ceux qui envahissaient la retraite de la Sauvagesse n’avaient, non plus, rien qui put effrayer ; c’étaient, d’abord, une jeune fille, puis deux hommes dont l’un, court, aux épaules carrées et un peu courbées par le travail, aux cheveux et à la barbe noire, au teint hâlé par le soleil. L’autre homme, grand, mince, droit, aux cheveux blancs, à la moustache blanche, aux yeux bleus… étranges. Quant à la jeune fille, la Sauvagesse n’en revenait pas… Jamais, non jamais, elle n’avait vu un être humain aussi beau, aussi parfait ; elle se demandait même s’il ne s’agissait pas d’un être surnaturel… Cette taille souple et élégante, ces cheveux d’or, ces yeux d’un bleu très-foncé, très grands, très doux, très expressifs, ces traits parfaits…

— Blanche colombe… murmura-t-elle.

On l’a deviné, ceux qui envahissaient la solitude de la Sauvagesse, c’étaient Raphaël Brisant, Alexandre Lhorians et Nilka.

— Tiens ! fit Raphaël Brisant en apercevant la Sauvagesse. Voilà une pauvre femme dans la peine !… Qu’as-tu ? demanda-t-il, en s’adressant à la jeune mère.

Évidemment, elle comprenait le français… un peu… très peu peut-être ; elle le parlait aussi quoique très imparfaitement.

— Harl Harl ! s’écria-t-elle, répondant ainsi à Raphaël Brisant, tout en pressant l’enfant convulsivement contre elle.

— Qu’a-t-il ? demanda Alexandre Lhorians, en désignant l’enfant.

— Malade. Malade, dit-elle.

Raphaël s’approcha de la Sauvagesse et il examina le petit Harl ; aussitôt il s’aperçut qu’il était mort, il revint vers ses compagnons et dit tout bas à Nilka :

Mlle Nilka, l’enfant de la Sauvagesse est mort… et elle n’a pas l’air de le savoir.

— Vraiment ? s’écria Nilka. Oh ! la pauvre femme !

— Elle le croit malade seulement… Ne pourriez-vous pas lui faire comprendre…

— Je vais essayer… Elle comprend le français, n’est-ce pas ?

— Oui, puisqu’elle a répondu à mes questions.

— Pauvre, pauvre femme ! fit Nilka, en s’approchant de la Sauvagesse et lui posant la main sur l’épaule.

— Blanche colombe ! répondit la femme, avec un sourire.

— Quel est ton nom ? demanda la jeune fille.

— Koulina, répondit la Sauvagesse.

— Eh ! bien, Koulina, donne-lui ton enfant à ce monsieur, dit Nilka, en désignant Raphaël Brisant.

— Donner… Harl ? Non ! Non ! cria-t-elle, étreignant son enfant avec force. Harl, à moi, à moi toute seule. Harl ! Harl !

— Écoute, pauvre Koulina, Harl… il… dort… pour toujours, dit doucement Nilka, et du geste, elle désigna le ciel.

Même dans les régions isolées d’où venait Koulina, il était évident que les prêtres missionnaires avaient trouvé le moyen de pénétrer, car elle comprit le geste de la jeune fille, et son désespoir fut terrible. Mais finalement on réussit à lui arracher presque son enfant et à l’enterrer, au pied d’un rocher imposant d’aspect.

— Regarde ce rocher au pied duquel repose ton enfant, Koulina, dit Nilka, lorsque l’enfant eut été enterré, nous le nommerons ce rocher, ou plutôt cet endroit le « Roc Harl », en souvenir de ton pauvre petit. Et vois, je vais couvrir la petite fosse de myosotis. Plus tard, Joël, notre domestique, fera une belle croix, toute blanche, sur laquelle sera peint le nom de Harl ; cette croix sera plantée sur la fosse.

Sans doute, Koulina ne comprit pas toutes les paroles que venait de lui dire Nilka ; mais, assurément, elle en avait saisi le sens, car elle eut un triste sourire, puis elle agita la tête de haut en bas, pour prouver qu’elle avait compris.

En phrases hachées ensuite, la Sauvagesse raconta ce qui suit : Elle arrivait de la partie nord du lac St-Jean. Son père avait été chef de tribu ; depuis deux ans, il était mort. À l’âge de seize ans, Koulina avait épousé Cheville-d’Acier, un brave, que la mort lui avait aussi ravi, il y avait quelques mois seulement. Elle était donc restée seule au monde, avec son petit Harl.

Tout d’abord, les choses allèrent bien ; chacun, dans la tribu, semblait avoir entrepris la tâche de protéger le petit orphelin, de le choyer, de lui faire plaisir ; celui-ci lui confectionnait des arcs, des flèches ; celui-là, une coiffure en plumes trempées dans les plus brillantes teintures ; un autre encore lui enseignait à manier le tomahawk, comme l’avait fait son père, le brave Cheville-d’Acier.

Mais, un jour, Harl tomba malade ; une toux sèche, qui lui déchirait la poitrine… L’enfant se mit à se plaindre de points dans les poumons, dans le dos et dans le côté, et sa toux ne faisait qu’augmenter. Alors, la tribu entière prit peur, fut saisie d’une sorte de panique, surtout après que le « guérisseur » eut affirmé que l’enfant de Koulina était atteint d’une maladie contagieuse, en même temps qu’incurable. Le mot « phtisie » fut prononcé, et ce mot jeta la terreur partout.

Ça ne tarda pas… On fit comprendre à la pauvre mère qu’elle devait partir, s’en aller le plus tôt et le plus loin possible, emportant son enfant avec elle. La phtisie… on ne badine pas avec cette affreuse maladie… Bref, Koulina fut chassée de sa tribu…

Sur le bord du lac St-Jean, à cinq milles à peu près de la réserve dont elle venait d’être chassée, Koulina trouva une chaloupe, à moitié crevée, dont elle résolut de se servir ; elle voulait s’en aller loin, loin de sa tribu, qui l’avait traitée si cruellement…

Et maintenant, son fils était mort, et Koulina ne demandait plus qu’une chose : c’était qu’on la laissât mourir auprès de la fosse de son Harl chéri.

Raphaël Brisant, voyant l’influence que Nilka exerçait déjà sur la Sauvagesse, conseilla à la jeune fille d’essayer de faire entendre raison à Koulina ; on ne pouvait abandonner cette femme, en plein bois.

Ce fut vite fait ; Nilka, souriant doucement à la pauvre jeune mère, lui tendit la main en lui disant :

— Viens, Koulina ! Vien avec nous !

Bientôt, nos amis, accompagnés de la Sauvagesse, se dirigeaient vers la demeure des Brisant, où Cédulie ne manquerait pas de faire bon accueil à la pauvre femme si affligée.