Éditions Édouard Garand (29p. 91-93).

Chapitre XVI

L’CONTEUX


Lorsque Nilka revint au salon, après le goûter, accompagnée de Leona, elle vit toute « l’assemblée » réunie en cercle autour d’un homme à barbe blanche, qu’elle apercevait pour la première fois. Tous écoutaient attentivement cet homme, qui racontait quelque chose d’intéressant, si on pouvait en juger par l’attention qu’on portait à ses paroles.

— C’est L’Conteux, dit Leona, à l’oreille de sa compagne ; il est arrivé pendant le goûter.

— L’Conteux ? fit Nilka, ouvrant grands les yeux. Que conte-t-il ?

— Écoutez, et vous allez comprendre, chuchota Leona. Excepté Ève et moi, tous ici croient dur comme fer à ce que conte L’Conteux.

L’Conteux parlait :

— Ceux qui n’croient pas aux loups-garous, c’est qu’ils n’en ont jamais vus… Moi, j’en ai vu un déjà et…

— Vous avez vu un loup-garou déjà, L’Conteux ! s’écria une jeune fille.

— J’te crois, la jolie fille, que j’en ai vu un ; vu, de mes yeux vu, c’qu’on appelle vu.

— Oh ! Racontez-nous ça, L’Conteux ! Racontez-nous ça !

— Mon défunt père, commença L’Conteux, avant d’mourir (y a d’ça vingt ans révolus) m’avait confié qu’il devait à notre voisin, Antoine Branchu, la somme de sept piastres, et il me fit jurer d’lui r’mettre cette somme, aussitôt qu’j’aurais vendu l’foin d’mes champs, c’qui n’pouvait tarder… J’promis… Mais v’là que, un mois juste, après l’décès d’mon père, Antoine Branchu tourna de l’œil ; je veux dire qu’il mourut…

— Tiens ! Tiens ! firent les auditeurs.

— Ce fut tragique c’te mort d’Antoine Branchu, mes amis, car ce fut une punition du bon Dieu…

— Vraiment ?

— Oui. C’était un dimanche, et Antoine, au lieu d’aller à la messe et d’y conduire sa famille, comme c’était son devoir de chrétien, se servit d’ses ch’vaux pour mettre son foin à l’abri…

— Non ! Pas vrai ! Telle fut l’exclamation incrédule de tous.

— Y avait apparence de pluie, voyez-vous, reprit L’Conteux, et Antoine Branchu eut peur de perdre son foin… Eh ! bien, tout à coup, la pluie s’mit à tomber par baquets… il y eut un éclair, suivi d’un coup d’tonnerre… Antoine et ses ch’vaux, frappés par la foudre, tombèrent raides morts.

— Si c’est pas épouvantable ! cria quelqu’un.

— Après la mort d’Antoine Branchu, continua L’Conteux, moi, j’vous dirai bien que je n’m’occupai plus du tout des sept piastres que mon père lui avait dues ; je m’dis qu’Antoine étant mort, il n’avait plus besoin d’argent. Tout d’même, j’savais bien que ces sept piastres auraient dû être remises à Mme Branchu, sa veuve… Bien, pour aller au plus court, un soir, (c’était le lendemain de l’enterrement d’Antoine Branchu) j’entrai tard chez moi. Comme j’arrivais à la maison, il me sembla soudain que j’étais suivi… J’n’entendais pas d’bruit, bien sûr ; mais j’savais qu’il y avait quelqu’un… ou quelque chose derrière moi ; quelqu’un ou quelque chose qui me marchait sur les talons presque…

— Oh ! fit l’auditoire attentif.

— J’me r’tournai soudain, et j’aperçus un… loup ; un gros loup, tout noir ; de fait, noir comme l’enfer, dont les yeux luisaient comme des boules de feu…

— C’était un loup-garou, bien sûr !

— J’te crois que c’en était un !… J’portais à la main une sorte de gaule, dont j’m’étais muni pour chasser les chiens qui, souvent, venaient aboyer trop près de mes jambes ; je m’dis que j’frapperais le loup avec cette gaule. Mais, nix, camarades ! au premier mouvement que j’fis, le loup disparut, en laissant derrière lui une forte odeur de souffre.

— C’était l’diable ! s’écria l’un des auditeurs.

— C’était un loup-garou ; autrement dit, l’diable déguisé, affirma L’Conteux… Et tant que j’neus pas r’mis à la veuve Branchu les sept piastres qui lui revenaient de droit, j’fus suivi ainsi, chaque soir… Voyez-vous, mes amis, quand on fait quelque chose qu’on n’devrait pas faire, ou qu’on néglige de faire son devoir, notre conscience prend le corps, la forme d’un loup-garou, et elle nous poursuit sans cesse.

Nilka n’en revenait pas ! La crédulité de ces gens, dont la plupart étaient pourtant intelligents ; pour elle, c’était incompréhensible.

— L’Conteux, dit soudain Thérèse Lanthier, n’est-ce pas vrai que Yatcha, de la Pointe Bleue, jette des sorts ?

— Yatcha ? La mère de Towaki-dit-Fort-à-Bras, tu veux dire, Thérèse ? J’te crois qu’elle jette des sorts… et des mauvais sorts aussi ! Qui n’a entendu parler de Justin Beaurivage qui, pendant des années n’pouvait élever de volailles ; ses volailles mourant d’une maladie mystérieuse, les unes après les autres, parce que Yatcha lui avait jeté un sort ?… Un jour que Justin Beaurivage était allé à la Pointe Bleue, il avait rencontré Yatcha, et celle-ci essaya de lui vendre un panier de sa confection. Justin refusa.

— Non, merci, la mère, répondit-il, d’un ton gouailleur ; j’aurais peur qu’ça m’porte malchance d’acheter un d’vos paniers.

— Malchance ?… avait marmotté Yatcha, dans sa propre langue, que Justin comprenait très bien. Eh ! bien, la malchance va t’poursuivre dorénavant, chien d’blanc ! R’marque c’que j’te dis : tu n’élèveras plus jamais d’volailles ; elles mourront toutes, d’une façon mystérieuse ; c’est Yatcha qui te l’dit !

Et après cela, Justin Beaurivage…

— Et parle-nous donc un peu d’Euclide Morin, L’Conteux, fit Pierre Laroche. La vieille Yatcha ne lui avait-elle pas jeté un sort, à celui-là aussi ?

— Un sort ? J’te crois, Pierre, et un terrible sort aussi !  : « Vil blanc, avait-elle dit à Euclide, j’te jette le pire des sorts ! R’tourne chez toi ; l’malheur t’y a précédé ».

Quand Euclide Morin r’tourna chez lui, il vit ses granges brûlés, et toute sa provision d’foin et d’grains avec… Et pendant cinq ans encore, Euclide vit ses granges brûler sous ses yeux, aussitôt qu’elles étaient reconstruites. Enfin, il a fait construire une grange en pierre ; celle-là est restée debout, car il est probable que la haine de Yatcha s’est amoindrie maintenant, et que le sort qu’elle avait jeté à Euclide Morin a perdu d’sa puissance.

Diverses exclamations des assistants avaient agrémenté ces récits, puis L’Conteux, trouvant sans doute qu’il s’était bien acquitté de sa tâche ; aussi, probablement, trouvant qu’il était temps qu’on « reconnut ses services », porta, à plusieurs reprises, ses doigts à sa gorge et s’essuya la bouche du revers de sa main. M. Laroche comprit, et il s’empressa de dire :

— Venez avec moi, L’Conteux ! Vous avez bien gagné de prendre un coup.

— C’nest pas de r’fus, M. Laroche, c’n’est pas de r’fus, pour sûr ! répondit L’Conteux, en se levant et suivant M. Laroche dans la cuisine.

— Un peu de musique et de chant maintenant, pour changer nos idées un peu, voulez-vous ? demanda Mme Laroche.

— C’est une bonne idée, Mme Laroche, répondit Thérèse. Leona, Ève, un autre duo, s’il vous plaît !

Leona et Ève, sans se faire prier, jouèrent un entraînant duo, puis ce fut le tour d’autres jeunes filles et jeunes gens. Il y eut de la musique, du chant et de la déclamation.

— Peut-être Mlle Lhorians nous réciterait-elle quelque chose ? demanda Mme Laroche.

— Oh ! oui, Nilka ! fit Cédulie. Récitez-nous donc ce que vous avez composé, tout dernièrement ; cette poésie à propos de l’orage… celle que vous nous avez récitée hier soir.

— Une poésie que vous avez composée vous-même, Nilka ? demanda Leona.

— Oui, Leona… C’est après l’orage d’il y a eu dimanche huit jours que j’ai composé cette petite pièce… Ça avait été si épouvantable que…

— Oh ! Récitez-nous cela, Mlle Lhorians ! s’écrièrent-ils tous.

— Avec plaisir, puisque vous y tenez, répondit aimablement Nilka.

Elle récita ce qui suit :

L’ORAGE

L’excessive chaleur annonce les orages
Qui vont fondre sur nous avant la fin du jour,
Et le firmament bleu s’estompe de nuages
Blancs comme de l’albâtre, aux étranges contours.

Ces nuages ont pris des formes singulières :
On dirait des rochers, des arbres, un torrent…
Et, plus loin, voyez donc cette montagne altière,
Sur le fond azuré du ciel se détachant.

Au pied de la montagne, un lion magnifique,
Un tigre, un jaguar, se couchent en tremblant…
Et tous ces fauves ont l’allure pacifique ;
Sans doute, ils sont étreints d’un noir pressentiment.

Or, soudain, une Voix, grondant comme un tonnerre,
S’élève, pour donner un ordre impérieux ;
Forte, elle retentit, vibrant dans l’atmosphère,
Et se perdant enfin sous la voûte des cieux.

Au même instant s’approche un menaçant nuage…
Les fauves, inquiets, se lamentent tout bas…
Puis, le torrent mugit… et tout le paysage :
Montagne, arbres rochers, s’écroulent avec fracas.

Au milieu de ce bruit, sans cesse nous arrivent
Des fauves effrayés les faibles grondements…
Leurs yeux lancent, parfois, des clartés blanches, vives ;
Éclairs précipités, aux éclats aveuglants.

C’est l’orage ! Chacun se hâte d’interrompre
Ses travaux… Devant Dieu l’homme s’anéantit…
Le ciel, lui semble-t-il, va brusquement se rompre,
Et, devant son courroux, il se sent si petit !


Une salve d’applaudissements accueillit cette poésie. Vraiment, on l’admirait autant qu’on l’aimait, la « Demoiselle de L’épave » ; tous aimaient et admiraient aussi l’homme grave et quelque peu étrange qu’était son père. On n’oublierait pas de sitôt les gens de L’épave ! Alexandre Lhorians et sa fille étaient devenus tout à fait populaires déjà, et cette popularité leur fut assurée à jamais, lorsque Nilka les invita tous à venir, à une quinzaine de là, passer la veillée sur L’épave. Inutile de le dire, n’est-ce pas, l’invitation fut accueillie avec grand enthousiasme, et sous le toit des Laroche retentirent ces mots, criés par tous : » Vivent le monsieur et la demoiselle de L’épave ! »

Le jour pointait lorsque se termina le bal chez Laroche, dont plus d’un garderait longtemps le souvenir.