Éditions Édouard Garand (29p. 90-91).

Chapitre XV

LE BAL CHEZ LES LAROCHE


Il était tard (tard pour la campagne, du moins) quand Nilka s’éveilla, le lendemain matin, et la première chose qu’elle aperçut, ce fut, étendue sur le dossier d’une chaise, sa robe de mousseline blanche, bien lavée, bien repassée, la dentelle bien « craquée », toute prête à être mise, ce soir-là.

— Oh ! Mme Brisant, dit-elle, aussitôt qu’elle fut descendue dans la cuisine où Cédulie était à préparer le déjeuner, j’ai trouvé, en m’éveillant, tout à l’heure, ma robe blanche, toute prête à mettre pour le bal de ce soir ! C’est trop de bonté de votre part vraiment !

— Je me suis levée de bonne heure, comme c’est mon habitude, vous savez, Nilka, répondit la brave femme, et comme j’avais du temps à ma disposition, j’ai préparé votre robe pour ce soir. Puisque vous êtes contente, chère petite, moi aussi je le suis.

— Ma robe avait certainement besoin d’être rafraîchie, Mme Brisant, dit Nilka, et jamais je ne serais parvenue à l’arranger aussi bien que vous l’avez fait ; on dirait qu’elle sort du magasin. Combien je vous remercie !

— Je veux que vous soyez la mieux mise et la plus belle, ce soir, fit, en souriant, Cédulie. Les Laroche reçoivent bien… C’est, vous le comprenez, Nilka, tout à fait sans cérémonie ; mais c’est de si bon cœur !

Durant l’avant-midi, Nilka aida à Cédulie à faire un peu de ménage et à préparer le dîner. puis, après le repas du midi, elle alla s’asseoir sous le vieux pommier et se mit à broder.

Chacune et chacun devait offrir un petit souvenir à Leona, ce soir-là ; Nilka allait lui donner un petit mouchoir de fantaisie et de valeur, qu’elle avait acheté, un jour, à Québec, alors qu’elle était en fonds. Le mouchoir l’avait tentée, à cause de sa beauté, mais jamais elle ne l’avait retiré de sa boîte, ce dont elle se félicitait aujourd’hui, puisqu’elle allait en faire cadeau à la jeune diplômée. Dans le moment, elle brodait les initiales de Leona : « L. L. » dans un coin du mouchoir.

On soupa de bonne heure, chez les Brisant ; à cinq heures, on se mettait à table.

— Car, avait expliqué Cédulie à Nilka, les veillées commencent à sept heures, par ici, et il vaut mieux ne pas arriver trop en retard.

Mais, on eut beau faire diligence, ce ne fut qu’à huit heures moins le quart qu’on put partir pour la ferme des Laroche. Au dernier moment, Alexandre Lhorians avait refusé d’accompagner sa fille et les époux Brisant. Il prétendait avoir de l’ouvrage à terminer. On essaya de lui faire entendre raison, mais on n’y parvint pas ; c’est seulement lorsqu’il vit le visage attristé de Nilka qu’il consentit enfin à se rendre au désir de tous.

Tout cela avait pris assez de temps, et huit heures venaient de sonner, lorsque M.  et Mme Brisant, Alexandre Lhorians et Nilka firent leur entrée chez les Laroche.

— Nilka ! Enfin ! cria Ève, en l’apercevant.

— Nous commencions à croire que vous ne viendriez pas, fit Leona, et tous nous en étions fort désappointés.

— Ne pas venir ! s’écria Nilka en souriant ; quand c’est la première fois de ma vie que je suis invitée à un bal !

— Vraiment ! dirent Leona et Ève.

En effet, Nilka n’était jamais allée en soirée de sa vie : aussitôt sortie du couvent, il lui avait fallu gagner son pain, et puis, située comme elle l’était, elle n’avait pas fait beaucoup de connaissances ni d’amis.

Les nouveaux arrivés furent accueillis très cordialement par M.  et Mme Laroche, un digne couple, de braves gens, eux aussi.

Comme c’était l’usage en ces régions, Alexandre Lhorians et sa fille furent présentés à tous les assistants, et il y en avait au moins quarante.

Il s’était fait un silence, à l’arrivée des Lhorians, un de ces silences désagréables qui font que le nouvel arrivé se demande si on ne venait pas de parler de lui et de dire des choses peu flatteuses. Mais ce n’était pas le cas ici ; seulement, tous ressentaient un peu de curiosité concernant la « Demoiselle de L’épave ». Pour presque tous ceux qui étaient présents, ce soir-là, la vie que menait Nilka sur ce bateau, que l’on disait hanté, leur paraissait extraordinaire. Quant au gardien de L’épave, il causait plutôt une impression de gêne, d’épatement : ce grand vieillard, à l’air si froid, si distingué, si… étrange en imposait quelque peu à tous.

Une jeune fille, assise au piano, jouait distraitement ; mais lorsque l’excitation produite par l’arrivée des étrangers se fut un peu calmée, elle se mit à exécuter un quadrille, qui fut accueilli par de chaleureux applaudissements, et aussitôt, quatre couples s’apprêtèrent à danser. Pierre Laroche vint offrir le bras à Nilka, en la priant de danser avec lui.

— Je n’ai jamais essayé un seul pas de danse de ma vie, M. Laroche, répondit-elle en souriant.

— Alors, je vous donnerai volontiers votre première leçon, Mlle Lhorians, dit Pierre Laroche. Rien n’est plus facile, vous savez ; on regarde danser les deux premiers couples, puis on fait comme eux.

— Ça a l’air facile, en effet, fit Nilka. Mais si je gâte votre quadrille ?…

— Je suis prêt à courir ce risque, répondit en riant le jeune homme. Venez, je vous prie, Mlle Lhorians !

Tout alla bien ; si bien, que Nilka fut demandée pour le lancier suivant et toutes les autres danses.

Afin de se reposer un peu de la danse, on pria Leona et Ève, qui étaient musiciennes toutes deux, de jouer un duo au piano, puis Nilka fut invitée à chanter, ce qu’elle fit sans se faire prier, et quoiqu’elle ne fut pas, nous l’avons dit déjà, une grande cantatrice, sa voix si claire et si pure fut vivement applaudie.

À minuit, on servirait le goûter ; en attendant, ce fut au tour de personnes d’âge mûr de danser un lancier. Alexandre Lhorians offrit son bras à Mme Laroche ; M. Laroche offrit le bras à Mme Brisant ; Raphaël Brisant sollicita l’honneur de danser avec Mme  Lanthier, et M. Lanthier fit de même, offrant son bras à Mlle Duchemin, une vieille demoiselle des alentours.

De ce lancier, Alexandre Lhorians fit un vrai menuet, saluant à la manière des nobles d’autrefois, présentant les bouts de ses doigts à sa partenaire avec un geste quelque peu théâtral : il fut beaucoup admiré de tous, et il épata un grand nombre des invités.

— Quel danseur ! disaient les uns.

— Regardez-le donc saluer ! disaient les autres.

— Oui. Ça ne lui coûte pas de courber l’échine, celui-là !

Un peu de rose était monté aux joues de l’horloger. Sans doute, des souvenirs d’antan lui étaient revenus à la mémoire : ses succès sociaux d’autrefois, alors qu’il n’y avait pas de veillée parfaite sans sa présence et celle de sa femme… Qu’il était loin ce temps !

Après cette danse, on se rendit dans l’immense cuisine des Laroche, où le goûter était servi. Quel goûter ! Quel banquet plutôt ! Il ne s’agissait pas de minces sandwiches taillées en diamant ; de minuscules morceaux de gâteaux ; d’une tasse de café ; d’un fruit… On servait, ce soir-là, dans la vaste cuisine des Laroche, un repas en règle : des ragoûts, des fricots, des volailles farcies aux fines herbes, des cuissots de porc frais, des blanquettes de veau, du sang de mouton, des tourtières, etc., etc. En fait de légumes, des pommes de terre bouillies, en « robe de chambre », frites, pilées ; du blé-d’inde en épis, et autres légumes de tous genres. Comme desserts, ce furent des blanc-mangers, de la crème, fouettée, brûlée, à l’essence d’érable, etc. ; des poudingues au suif, accompagnées de sauces brunes généreusement arrosées de cognac. Il y eut aussi des noix de toutes variétés, dont les jeunes gens recherchaient surtout les amandes piquées, dans l’espoir d’y trouver des « philipinos », qu’ils partageaient avec leurs « belles ».

Ce festin, dont la seule mention causerait probablement la mort subite de qui serait affligé de dyspepsie, était arrosé de vins de groseilles, de cerises, de gadelles, de pissenlits, de betteraves, de gingembre, etc., etc., que les hommes buvaient en chantant gaiement ce qui suit :

Prendre un p’tit coup, c’est agréable (bis)
Prendre un p’tit coup, c’est doux !
Prendre un gros coup, ça rend l’esprit malade,
Prendre un p’tit coup, c’est agréable,
Prendre un p’tit coup, c’est doux !

Le festin dura près de deux heures, puis tous rentrèrent dans le salon, pour « finir la veillée », car personne ne songeait encore à partir.

— Par ici, quand on veille, on veille, Mlle Lhorians, avait dit un jeune habitant des environs à Nilka, durant le festin.

La veillée, commencée presque immédiatement après le souper devait probablement se prolonger jusqu’aux petites heures du matin.