Éditions Édouard Garand (29p. 88-89).

Chapitre XIV

YATCHA


— Quel singulier village ! s’écria Nilka, lorsqu’on fut parvenu à la Pointe Bleue. Il n’y a pas de rues…

— Non, Mlle Nilka, répondit Raphaël Brisant, il n’y a pas de rues à la Pointe Bleue. Les maisons ont été, en quelque sorte, jetées ici et là, au hasard, de chaque côté du chemin du Roi, et cela produit un étrange effet.

Les maisons de la Pointe Bleue n’étaient, en fin de compte, que des masures, dont les unes, blanchies à la chaux, les autres, en bois brut. Elles n’étaient que d’un étage, les pièces divisées au moyen de simples cloisons, le pavé en terre battue.

Sur le seuil de quelques-unes de ces masures étaient des sauvagesses. Assises sur leurs talons, elles se balançaient lentement, tout en fredonnant un chant qui produisait un effet assez lugubre aux oreilles des blancs. Ces femmes travaillaient ; les unes à tresser des brins de paille teinte, dont elles fabriquaient des paniers, les autres à enfiler des verroteries, qu’elles cousaient ensuite sur des peaux de chamois, taillées en formes de chaussures.

Nos amis descendirent de voiture.

Sur les bords du chemin, Nilka vit des Sauvages, les uns portant le costume des blancs et les autres, se drapant dans des couvertes multicolores. Ces derniers, les bras croisés sur leur poitrine, regardaient, d’un air indifférent, mais grave, les étrangers, venus (ils le savaient bien) par curiosité, à la Pointe Bleue. Ceux qui portaient des complets bleus, bruns, gris ou noirs, saluaient les étrangers, en murmurant : « Couei », mot sauvage qui signifie « bonjour ».

Nilka vit aussi des Sauvagesses s’acheminant vers le bord de l’eau, chacune portait sur sa tête un panier rempli de linge ; elles allaient faire la lessive à même la rivière. En effet, sur le bord de l’eau, d’autres Sauvagesses lavaient leur linge. Agenouillées, elles frottaient, battaient, rinçaient, tordaient ce linge, avec une dextérité remarquable.

Une femme revenait chez elle, portant sur sa tête un panier rempli de linge qu’elle venait de lessiver. À côté d’elle, marchait un animal colossal, qui suscita l’étonnement de Nilka.

— Oh ! dit-elle. Jamais je n’ai vu de chien aussi gros que celui-là ! Elle tendit la main, avec l’intention de flatter la bête ; mais Raphaël Brisant saisit cette main au passage en s’écriant :

— Prenez garde !

— Mais, M. Brisant, répondit la jeune fille en riant, je n’ai nullement peur des chiens !

— Cette bête n’est pas… précisément un chien, chère enfant, fit Raphaël ; c’est un ours.

— Un ours ! s’écria Nilka. Un ours ! Vous voulez rire, sans doute, M. Brisant ? Un ours courant les chemins…

— C’est un ours, Nilka, dit sérieusement Léona. Voyez-le dandiner sa grosse tête, de droite à gauche, de gauche à droite…

— Un ours !… Et il se promène ainsi, en toute liberté, dans le village ! C’est incroyable !

— Regardez, là-bas, chère petite, dit Cédulie, et vous en verrez deux autres, sur le bord de l’eau. Ils ne sont pas jugés dangereux, car ils sont apprivoisés ; mais, tout de même, un ours c’est un ours.

— Certes ! fit Nilka. Et pourquoi les sauvages gardent-ils ces bêtes, Mme Brisant ? questionna-t-elle.

— Pour les vendre à la compagnie de la Baie d’Hudson… Tenez, entendez-vous ces hurlements venant de l’autre extrémité du village ? Ce sont des loups.

— Des loups ! Oh ! allons-nous en d’ici, M. Brisant ; j’ai… j’ai peur !

— Ces loups sont enchaînés, Mlle Nilka, répondit Raphaël ; car, si l’on peut, assez facilement apprivoiser un ours, le loup ne s’apprivoise pas.

— Ainsi, le Lys Blanc a daigné venir nous rendre visite, à nous, humbles habitants de la Pointe Bleue ? fit une voix, à ce moment.

— Tiens ! Towaki-dit-Fort-à-Bras ! s’exclama Ève. Comment va, Towaki, mon bon ?

— Merci, cela va très bien, ma sœur blanche.

— Towaki !… Je ne t’avais pas reconnu, dit naïvement Nilka.

— Moi, je n’ai pas oublié, un seul instant, la « Demoiselle de L’épave » répliqua le Sauvage, d’un ton qui eut fait froncer les sourcils à Joël. Comment se porte mon frère blanc ? ajouta-t-il, en s’adressant à Alexandre Lhorians, et lui tendant (impudemment pensait Cédulie) la main.

— Tiens ! Tiens ! C’est Fort-à-Bras ! s’exclama l’horloger.

— Lui-même, mon frère blanc !… Et l’horloge de cathédrale ?

— Je suis à la perfectionner, Fort-à-Bras, et je t’invite à venir nous rendre visite ; tu en jugeras par toi-même.

— Merci, j’irai, répondit gravement le Sauvage.

(Ô Joël, si tu savais ce qui se passe, à la Pointe Bleue, en ce moment, si tu le savais) !

— Je serais heureux de vous promener un peu dans le village, dit Towaki, en s’adressant à tous. Voyez cette masure blanchie à la chaux, à votre gauche ; c’est là que je demeure, et cette femme qui tresse de la paille sur le seuil de la porte, c’est Yatcha, ma mère. Me permettez-vous de vous conduire vers elle ?

— C’est bien, répondit (prudemment) Raphaël Brisant.

Nilka jeta un coup d’œil sur Leona et Ève ; elle semblait leur dire qu’elles avaient calomnié Towaki, la veille, en affirmant qu’il avait honte de sa mère. Puisqu’il tenait tant à les conduire chez lui, c’était qu’il ne rougissait nullement de celle qui lui avait donné le jour sûrement.

Sur le seuil de sa masure se tenait Yatcha. Elle était recouverte d’un châle rouge feu, chamarré de bleu et de jaune ; sur sa tête était un autre châle, noir celui-là. Des mèches de cheveux blancs s’échappaient de sa coiffure, de longs cheveux, qui paraissaient avoir la résistance et la raideur de crins de cheval. Son nez épaté, sa bouche… immense, aux lèvres très épaisses, dont la supérieure découvrait de larges dents jaunes, à moitié cariées, faisaient de Yatcha un être fort repoussant, tandis que ses yeux, petits, mais noirs et perçants, vous produisaient une sensation de véritable frayeur ; d’ailleurs, ces yeux s’abaissaient devant les vôtres ; mauvais signe, généralement.

Les trois jeunes filles, et aussi Alexandre Lhorians, furent pris d’un frisson de dégoût. Leona et Éve avaient vu Yatcha plus d’une fois déjà, mais elles ne s’habituaient pas à cette femme, et elles eurent un mouvement instinctif de répulsion, en la revoyant.

Quant à Nilka, elle fut étreinte d’une sorte de pressentiment, en regardant la mère de Towaki ; son cœur se serra, et elle eut envie de pleurer. Elle s’approcha des époux Brisant, comme pour leur demander protection.

Yatcha offrit ses paniers aux étrangers, dans un jargon qu’ils ne comprirent guère ; mais tous en achetèrent ; de fait, ils se seraient bien gardés de refuser.

Lorsque Nilka s’approcha pour déposer une pièce de monnaie dans la main de la Sauvagesse, Towaki dit quelques mots à sa mère, d’un ton assez bref. Celle-ci leva sur la jeune fille ses petits yeux noirs et perçants, puis saisissant son poignet soudain, elle se mit à l’examiner attentivement.

Nilka eut envie de crier, d’appeler ses amis à son secours, quand Yatcha lui donna sa liberté, tout en disant quelques mots à son fils.

— Allons ! Partons ! s’écria Raphaël Brisant, comme s’il eut eu hâte, tout à coup de s’en aller. Retournons à Roberval ; il se fait tard d’ailleurs.

— Ô M. Brisant ! Pas avant d’avoir vu les loups, n’est-ce pas ? demanda Ève.

— Les loups ? Non ! Non ! Ce n’est guère intéressant, Ève. je t’assure !

— Je vous conduirai bien, moi, dit Towaki. Les loups ne sont qu’à quelques pas d’ici, mes sœurs blanches.

— Oui ! Oui ! S’il vous plaît, M. Brisant !

— C’est bien. Mais dépêchons-nous !

On arriva vite à l’énorme cage en fer contenant les loups ; deux grandes bêtes, noires comme la nuit, et dont les yeux luisaient comme des boules de feu.

Lorsque ces loups aperçurent les étrangers arrêtés devant leur cage, ils s’élancèrent au bout de leurs chaînes en hurlant. Leona et Ève rirent : les cages étaient solides, et on pouvait, si on le désirait, faire des niches à messieurs les loups. Mais Nilka fut prise d’une sorte d’horreur et Cédulie la vit devenir très pâle.

— C’est assez, mes enfants ! dit-elle. Allons-nous en ! Venez, Nilka !

Mais Nilka, comme fascinée, regardait les loups, avec des yeux remplis de terreur. Cédulie dut l’arracher de devant la cage.

— Ô Mme Brisant, fit Nilka, en se cramponnant au bras de la brave femme, n’est-ce pas que ce sont d’horribles bêtes ? Je… Je…

Elle se mit à trembler, tandis que des sanglots convulsifs s’échappaient de sa bouche. Cédulie fit signe à son mari ; ce signe, il le comprit, car, s’emparant du bras de Nilka, il l’entraîna, ou plutôt la soutint jusqu’à la voiture, craignant qu’elle ne s’évanouît.

Bientôt, on était sur le chemin de retour. Nilka était triste et nerveuse ; la Pointe Bleue ne lui avait pas causé une impression favorable.

— Je suis fort contente d’avoir vu cette réserve de Sauvages, dit-elle, comme on approchait de Roberval ; mais je n’y retournerais pas pour des millions… Ces Sauvages… Yatcha… Ces ours… Ces loups…

Et, ce soir-là, au moment de se mettre au lit, Raphaël Brisant dit à sa femme :

— Cédulie, nous avons eu tort d’avoir emmené Nilka à la Pointe Bleue… Ce Towaki… Yatcha, sa mère…

— Towaki, dis-tu ?… Yatcha ?… Eh ! bien ?

— Lorsque Nilka a remis à Yatcha le prix d’un panier, j’ai entendu Towaki dire à sa mère… (Tu sais, Cédulie, que je comprends quelque peu leur jargouin à ces gens-là) ?

— Oui, je sais. Continue ! Qu’a dit Towaki à sa mère ?

— Voici ce qu’il a dit, en désignant Nilka… et c’est impossible que je me sois trompé, car, quoique je ne puisse peut-être suivre toute une conversation, je comprends joliment leur langage à ces Sauvages…

— Raphaël ! cria Cédulie. Veux-tu bien me répéter, tout de suite, ce que Towaki a dit à sa mère !

— C’est ce que je suis en frais de faire, ma chère Cédulie, si tu voulais ne pas m’interrompre à tout bout de champ comme tu le fais. Si je n’avais pas eu l’intention de te répéter la chose, je ne l’aurais seulement pas mentionnée ; voilà !

— Seigneur ! s’exclama Cédulie, fort impatientée. Veux-tu bien me raconter la chose, sans tant d’inutiles détails, Raphaël, et m’épargner tes réflexions ?… Encore une fois, qu’a dit Towaki à sa mère ?

— Eh ! bien, voici ; il a dit, en désignant Nilka : « C’est celle-là, mère ; regarde-la bien » !

— Hein ! s’écria Cédulie. Mais alors…

— J’avertirai Joël, assura Raphaël.

Cédulie ne répondit rien.

Mais, une heure plus tard, alors que son mari ronflait « de plus belle », elle l’éveilla, pour lui dire :

— Tu as raison, mon homme ; nous n’aurions pas dû emmener Nilka à la Pointe Bleue… Towaki-dit-Fort-à-Bras… Yatcha, sa mère… tout ça, c’est d’là fière ratatouille !

— Est-ce pour me dire cela que tu m’as réveillé, alors que je dormais si profondément, Cédulie ?

— Oui, Raphaël… Et puis, après ?

— Tu aurais aussi bien fait de me laisser dormir alors, car, il y a longtemps que je sais à quoi m’en tenir sur le compte de Yatcha et de son fils, répondit Raphaël, en baillant « à se décrocher les mâchoires ».