Éditions Édouard Garand (29p. 86-88).

Chapitre XIII

DE ROBERVAL À LA POINTE BLEUE


Le lendemain matin, entre neuf heures à dix heures, on eut pu voir, sur la route allant de Roberval à la Pointe Bleue, une express peinturée jaune et rouge, à trois sièges, dans laquelle six personnes étaient assises. Sur le siège de devant étaient Raphaël Brisant et Alexandre Lhorians. Raphaël conduisait lui-même ses chevaux, de bonnes grosses bêtes d’un gris pommelé. Sur le deuxième siège étaient Cédulie et Leona ; sur le troisième, Nilka et Ève.

Le temps était splendide. Il ferait bien chaud probablement, vers l’heure du midi ; mais, pour le moment, on endurait facilement un léger manteau.

Nilka était au comble de sa joie. À part les promenades qu’elle avait faites en voiture avec « tante Berthe », lors de son séjour au « château », elle n’avait pas été gâtée en ce genre d’amusement. Aussi, s’en donnait-elle de tout cœur et s’amusait-elle franchement, tout en admirant le paysage vraiment grandiose à travers lequel elle voyageait.

— Que c’est beau ! s’écria-t-elle soudain.

— Oui, c’est beau en effet ! répondit Ève. La nature… rien ne peut surpasser en beauté ce que Dieu a fait. Aimez-vous la campagne, Nilka ?

— Je l’aime, assurément. Mais, j’ai toujours vécu dans les grandes villes : Montréal, Québec…

— Ah ! vous avez demeuré à Québec ? s’écria Ève.

— Québec est très pittoresque, dit Léona. Ève et moi, nous avons fait nos études dans un pensionnat de cette ville, et nous passons à Québec nos vacances de Noël et de Pâques.

— Vraiment ! s’exclama Nilka.

— Oui, fit Ève. Nous sommes invitées « à vie », Léona et moi, chez M. et Mlle Delherbe ; Estelle Delherbe est une de nos compagnes de classe et notre intime amie.

— Estelle Delherbe ? cria presque Nilka. Mais je la connais !

— Vous la connaissez ?… N’est-ce pas qu’elle est aimable et bonne, charmante avec cela ? Chère Estelle !

— C’est-à-dire que je l’ai rencontrée… un soir… à Québec, expliqua Nilka. Nous avons même échangé des serments d’amitié, ajouta-t-elle, en souriant. Mais nous n’avons pas eu l’occasion de nous revoir depuis… Nous avons quitté Québec, père et moi, pour venir demeurer sur L’Épave.

— Eh ! bien, Nilka, assura Léona, quand vous n’auriez pas revu Estelle, si elle vous a promis son amitié, soyez tranquille : cette amitié est vôtre. Estelle est la plus sincère et la plus fidèle amie qu’on puisse désirer ou rêver.

— Vous n’avez pas rencontré les deux amies d’Estelle, Nilka ; je veux dire Renée Le Mouet et Anne Pivert ? À Québec, on les nomme : « le charmant trio » paraît-il.

— J’ai fait la connaissance de Renée Le Mouet, ce même soir-là ; elle était accompagnée de son frère, M. Joe Le Mouet. Estelle aussi était accompagnée de son frère, M. Albert Delherbe.

— Bravo ! Bravo ! Nous voilà en pays de connaissances ! s’écria Éve. Qui connaissez-vous encore de nos amies, Nilka ?… Réjanne Trémaine ?…

— Non, je ne connais pas Mlle Trémaine. Je suis passée devant chez elle, La Solitude, assez souvent cependant. Je sais seulement qu’elle avait été fiancée à M. Paul Fiermont, le propriétaire du « château »… et de L’épave ; mais que tout était fini entr’eux, depuis le décès de M. Delmas Fiermont.

Mme Brisant nous a dit que vous ne connaissiez pas du tout M. Paul Fiermont ? dit Léona… Bien, ça me surprend que vous ne l’ayez pas rencontré le soir où vous avez fait la connaissance d’Estelle et de son frère, car Messieurs Fiermont et Delherbe sont deux inséparables… du moins, lorsque M. Fiermont est à Québec.

— Le soir où j’ai rencontré Estelle et son frère, Renée et son frère aussi, ils étaient accompagnés d’un M. Laventurier, répondit, en hésitant, Nilka.

Elle espérait, la pauvre enfant, entendre parler de celui auquel elle pensait si souvent. Si Leona et Éve connaissaient M. Laventurier, elle attacherait plus d’importance à ce qu’elles diraient de lui que ce qu’en avait dit Judith Rouvain. C’est donc très anxieusement qu’elle attendait la réponse des deux sœurs.

M. Laventurier ? demanda Éve. Quel nom curieux, rare ! C’est la première fois que je l’entends… Toi, Léona ?

— Je n’ai jamais entendu mentionner ce nom avant aujourd’hui, répondit Léona. Décrivez-nous donc ce M. Laventurier, Nilka.

— Le décrire ? fit Nilka en riant. Je n’ai jamais pu décrire une personne de ma vie… Cependant, je puis vous dire que M. Laventurier est grand, près de six pieds, je crois ; qu’il a les yeux et les cheveux bruns, les traits réguliers ; qu’il porte une fine moustache, brune aussi, et… c’est tout. À mon avis, cette description ne vaut rien ; tous les hommes bruns peuvent ressembler à M. Laventurier.

Pas tous, mais presque tous, dit Éve en riant.

— Vous n’avez pas connu Judith Rouvain, par hasard, Nilka ? demanda Léona !

— Oui… J’ai connu Judith Rouvain… balbutia Nilka.

Judith Rouvain !… Que de souvenirs ce nom évoquait chez elle !

— C’est une sorte de vipère Judith Rouvain, affirma Éve

— Oui, je sais, répondit Nilka. Elle m’a dit être la fiancée de ce M. Laventurier dont je vous parlais tout à l’heure.

— Ah ! fit Éve. Fiancée de M. Laventurier… tandis qu’elle aime follement et secrètement M. Paul Fiermont, qui ne s’en doute pas d’ailleurs, et qui se soucie de Judith Rouvain comme je me soucie moi de… l’homme que nous venons de croiser sur le chemin. M. Fiermont est charmant, vous savez, Nilka, reprit-elle ; aimable, très courtois, gentil on ne peut plus ; de fait il est presque parfait.

Nilka se mit à rire.

— Éve, j’ai souvent, très souvent, entendu énumérer les qualités de M. Fiermont, par « tante Berthe » dit-elle.

— « Tante Berthe » Ah ! oui ; elle adore son « neveu », dit Léona. Mais pour revenir à Estelle, savez-vous, Nilka, qu’elle devait venir nous voir, cet été ? Malheureusement, les Delherbe ont changé d’idée : ils se dirigeront plutôt vers le Nord-Ouest, et c’est, comme disent les navigateurs de ces régions, tout à fait sur un autre « rhim d’vent », ajouta-t-elle en riant.

— Je gage que Nilka ne sait pas ce que c’est qu’un « rhim d’vent » ! fit Éve, en éclatant de rire.

— Je ne le sais certainement pas. Qu’est-ce donc ?

— « Rhim d’vent », cela signifie : « rhumb de vent ». Mais, par ici, on a de singulières expressions, de singulières croyances ; vous avez dû vous en apercevoir, Nilka, fit Ève.

— Si ça jase, cette jeunesse, hein, Cédulie ! s’écria, en riant, Raphaël Brisant, se tournant du côté de sa femme en désignant les jeunes filles.

— Mais, oui ! répondit Cédulie. Ça jase et ça s’amuse. Tant mieux !

— Imaginez-vous, M. Brisant, dit Léona, que nous avons découvert que nous connaissions les mêmes jeunes filles, les mêmes messieurs, dans la ville de Québec, Nilka et nous !

— Et nous avons tant de choses à dire que nous ne parviendrons jamais à tout dire, fit Ève, hormis de causer ensemble nuit et jour, pendant la visite de Nilka à Koberval.

— Alors, il faudra venir nous rendre visite à L’épave, répondit Nilka, et là, nous continuerons notre conversation. Rien ne nous serait plus agréable, à père et à moi, que de vous recevoir.

— Nilka, dit Éve, en simulant un air grave, ne nous invitez pas, si vous n’avez réellement le désir de nous recevoir… Je vous en avertis, en amie, car nous irons sûrement, Léona et moi.

— Je l’espère que vous viendrez ; je l’espère de tout mon cœur ! Venez pour huit jours, quinze jours, si vous le pouvez ; plus vous resterez longtemps, plus je serai heureuse.

— Un de ces bons dimanches, mon mari et moi nous vous conduirons à L’épave, Léona et Ève, promit Cédulie, et nous vous laisserons là.

— Oh ! Quel bonheur ! s’écrièrent les trois jeunes filles, en chœur.

— En attendant, reprit Cédulie, voici un endroit splendide, où nous allons faire la dinette.

Les chevaux furent arrêtés, puis dételés. On devait passer une heure ou deux en cet endroit, afin de se reposer de la voiture.

On dina de bon appétit sur un rocher plat, qui fut recouvert de journaux, en guise de nappe, puis, après s’être délassé un peu, on remonta en voiture et les chevaux, bien reposés, repartirent, grand train.

À deux heures précises, on arrivait à la Pointe Bleue.