Éditions Édouard Garand (29p. 63-65).

Chapitre XIV

LE GARDIEN


Paul Fiermont faillit crier, en entendant Tudor annoncer l’horloger et sa fille ; il s’était si peu attendu à cela !

Nilka !… C’était son père, à celle qu’il aimait qui se présentait, en réponse à l’annonce demandant un gardien pour le bateau ! Oui, Paul le comprenait bien ; Alexandre Lhorians ne pouvait plus travailler à son métier, car ses yeux, affectés par de récentes brûlures seraient désormais trop faibles pour lui permettre de faire le travail si minutieux et si délicat d’horloger. Eh ! bien, il fallait qu’il obtînt la position de gardien du bateau, il le fallait !

Le jeune homme entr’ouvrit le guichet, auquel il avait fait allusion, et il jeta les yeux dans le bureau… Oui, c’était bien Nilka, le gentil Oiseau Bleu, la cantatrice du Café Chantant !… Nilka ! Sa bien-aimée !… Qu’elle était belle, belle !… Mais, qu’elle paraissait triste et préoccupée ! Elle avait perdu de ses jolies couleurs ; ses joues étaient pâles, et ses yeux étaient cernés de bistre…

Quant à l’horloger, pauvre Alexandre Lhorians ! ses yeux étaient cachés sous des lunettes aux verres noirs, et il sembla à celui qui l’observait qu’il avait beaucoup changé et vieilli, depuis quelques semaines.

Mais, allons ! Il fallait se hâter, si le jeune homme voulait faciliter à Alexandre Lhorians la chance d’obtenir la position de gardien ! Paul allait faire l’impossible pour aider au père de Nilka, tout en restant invisible.

À la course, il se dirigea vers une table à écrire, et saisissant une tablette, il y inscrivit quelques lignes, après quoi il se mit à la recherche de Tudor, auquel il confia la tablette en lui recommandant de la remettre immédiatement au notaire. Puis il retourna dans la bibliothèque et s’approcha, autant qu’il put, du mur, afin de ne pas perdre un seul mot de la conversation qui s’échangeait, en ce moment, entre le notaire et ses visiteurs.

— Monsieur et Mademoiselle Lhorians ? demandait le notaire.

— Oui, M. le Notaire, répondit l’horloger, de sa voix saccadée. Nous sommes venus, en réponse à cette annonce demandant un gardien pour un bateau.

— Certainement ! Certainement ! fit le notaire. Cette annonce…

— J’ai compris qu’il n’était pas nécessaire de s’y connaître en navigation, pour aspirer à la position, dit Alexandre Lhorians.

— Nullement, M. Lhorians, nullement ! Puisque le bateau en question est a l’ancre, au milieu d’un lac…

— Je serais heureux et je me considérerais chanceux d’obtenir cette position, fit le père de Nilka. C’est que nous avons été fort éprouvés, tout dernièrement… Je suis, continua-t-il, ou plutôt j’étais, horloger, mais un accident arrivé à mes yeux, m’oblige d’abandonner mon art ; je suis donc dans l’impossibilité de gagner ma vie, pour le moment du moins… Ce bateau ?…

— Je vais, tout d’abord… commença le notaire. Mais on frappait à la porte du bureau et il fronça les sourcils. À quoi pensait Tudor, et comment osait-il le déranger, alors qu’il recevait des clients ? Il le sermonnerait vertement pour cela ; même, une taloche ou deux lui rafraîchirait la mémoire à ce garçon.

— Pardon ! Excuses ! fit Tudor, en pénétrant dans le bureau. On m’a recommandé de vous remettre ceci sans retard, M. le Notaire.

Le notaire allait répliquer, lorsqu’il reconnut l’écriture de Paul sur la tablette que le garçon venait de lui présenter.

— C’est bien, Tudor, répondit-il seulement. Retire-toi maintenant. Puis se tournant du côté d’Alexandre Lhorians et de sa fille, il demanda, en désignant la tablette : Vous permettez, Monsieur et Mademoiselle ?

— Mais, certainement ! dit l’horloger, avec un geste de grand seigneur.

Le notaire jeta les yeux sur la tablette et y lut ce qui suit :

« Cher Notaire,

Je connais M. et Mlle Lhorians, et je désire que vous facilitiez, autant que possible, à M. Lhorians la tâche de gardien, en lui peignant les choses sous leur plus riant aspect. Ces gens sont dans le malheur, et la position de gardien du bateau leur serait d’un grand aide.

Doublez le salaire offert, je vous prie.

PAUL

P. S. — M. et Mlle Lhorians ne me connaissent pas… du moins, sous mon véritable nom. Ne me trahissez pas.

P. F. »

— Tiens ! Tiens ! murmura le notaire, lorsqu’il eut lu le billet de Paul. Il y a sûrement anguille sous roche ici… Le fait est, continua-t-il, in petto, et en jetant un regard sur Nilka, le fait est qu’elle est bien belle cette jeune fille ; de plus, elle a l’air d’être charmante, exquise… Si je ne me trompe pas, Mlle Lhorians est parvenue à faire oublier Réjanne Trémaine à mon jeune ami… Je disais donc, reprit-il, tout haut cette fois, et s’adressant à ses clients, que je voudrais vous donner une idée, tout d’abord, de ce que seront les occupations du gardien du bateau ; ensuite, je vous ferai connaître les avantages de la position.

— Je vous écoute, M. le Notaire, répondit Alexandre Lhorians.

— Ce bateau a été mis en vente, et le propriétaire tient à ce qu’il soit habité et bien entretenu, jusqu’à ce qu’il trouve un acquéreur. Celui qui acceptera la position, devra faire de ce bateau sa demeure.

— Ce sera peu banal d’habiter un bateau ! s’écria Nilka en souriant.

— Ce bateau, comme vous avez dû le voir par l’annonce, est à l’ancre… au milieu d’un lac, et il constitue un certain danger pour les barques de pêcheurs, etc. n’étant pas éclairé, la nuit, ou les jours de brume. Le gardien donc, devra, chaque jour, après le coucher du soleil, allumer une lumière, à l’avant et à l’arrière du bateau. Cette lumière sera allumée aussi en temps de brumes ; et elles sont assez fréquentes… en ces régions.

— En ces régions, dites-vous ? demanda Nilka. De quelles régions parlez vous donc. Monsieur ?

— Je vous le dirai dans un instant, Mademoiselle, répondit, en souriant, le notaire. Maintenant tous les trois mois, il faudra que les machines et engins soient huilés.

— Joël s’occupera de cela, dit Alexandre Lhorians.

— Joël ?… questionna l’homme de loi.

— Joël est notre ancien domestique, devenu, depuis, plusieurs années, mon aide… aide-joaillier, vous comprenez. Vous n’avez pas d’objections à ce que nous l’emmenions avec nous, M. le Notaire ? Nous ne pourrions pas nous séparer de Joël.

— Sans doute ! Vous pourrez amener Joël avec vous, M. Lhorians. Le bateau est assez grand pour que plusieurs personnes même puissent y vivre à l’aise. Maintenant, procédons à l’énumération des avantages de cette position de gardien ; si vous l’acceptez, M. Lhorians, vous serez, vous, Mlle Lhorians et Joël, logés, chauffés, éclairés ; de plus, vos frais de voyage, d’ici au lac… dans lequel est ancré le bateau, seront payés par le propriétaire…

— Ne nous direz-vous pas le nom du propriétaire ? demanda l’horloger.

— Avec plaisir, répondit le notaire. Son nom c’est M. Paul Fiermont… Vous avez peut-être entendu parler de M. Fiermont, le jeune millionnaire de la Banlieue ?

M. Fiermont, du « château » ? fit Nilka, en souriant.

— Ah ! Vous le connaissez, Mademoiselle ?

— Non, je ne le connais pas. Mais, nous avons passé, mon père et moi, douze jours, douze agréables jours, au « château », il n’y a pas si longtemps. Mlle Fiermont nous a reçus, oh ! si cordialement, si amicalement, quoique père n’était au « château » que pour réparer les horloges.

Mlle Fiermont est charmante et bonne ! fit le notaire Schrybe, tandis qu’un peu de rose teintait ses joues, fraîches encore, pour son âge.

M. Fiermont… je ne l’ai pas connu, reprit Nilka. Mais, ajouta-t-elle en souriant, j’ai beaucoup entendu parler de lui par sa « tante Berthe »… Chère Mlle Fiermont ! De fait, elle ne m’entretenait que de son « neveu », durant les veillées que nous passions ensemble. Elle ne tarissait pas sur la noblesse et la bonté de celui qu’elle appelait son cher Paul. Ainsi, c’est ce M. Fiermont qui est le propriétaire de ce bateau, dont mon père convoite la garde, M. le Notaire ?

— Oui, Mademoiselle, c’est bien lui.

— J’aimerais bien savoir où se trouve ce bateau et quel est son nom, dit Alexandre Lhorians.

— Le bateau en question a nom L’Épave

L’Épave ?… Quel nom singulier ! fit Nilka.

— C’est presqu’un nom… sinistre, ajouta l’horloger. Et L’Épave est à l’ancre dans le lac ?…

— Dans le lac St-Jean.

— Dans le lac St-Jean !  !

Le père et la fille s’étaient exclamés ensemble.

— Le lac St-Jean ! répéta Alexandre Lhorians. Mais… Je croyais qu’en ces régions il n’y avait que des sauvages et des bêtes fauves !

— Pas du tout ! s’écria le notaire. L’Épave est à l’ancre à quatre milles du rivage, en face d’un village qui, un jour deviendra considérable, probablement, et qui a nom Roberval.

— Roberval… murmura Nilka. J’ai entendu ce nom assez souvent. Mais… ces régions isolées !… Ce bateau, à quatre milles du rivage !… et elle frisonna malgré elle.

— Nous n’irons pas, ma chérie, si tu crains que…

— Allons-y, au contraire, père ! Saisissons cette chance !… L’Épave, ce sera un toit sur nos têtes et…

L’Épave sera une confortable demeure, je puis vous l’assurer, Mlle Lhorians, dit le notaire, et je parle en connaissance de cause. Si vous me permettez de vous donner un conseil, M. Lhorians, continua-t-il, ce serait, celui d’accepter la position de gardien de L’Épave, car, outre les avantages dont je vous ai parlé tout à l’heure, vous pourrez vivre de chasse et de pêche, puis, il y aura le salaire de cinquante dollars par mois, qui vous sera payé d’avance, tous les trois mois.

— Cinquante dollars par mois ! s’écrièrent, en même temps, Nilka et son père. Cinquante dollars !

— Le salaire n’est pas considérable, sans doute, fit, un peu sèchement le notaire ; mais je pourrais peut-être vous faire obtenir une petite augmentation… M. Fiermont…

— Mais, Monsieur ! s’écria Nilka. Nous trouvons, au contraire, père et moi, que le salaire est splendide ! Cinquante dollars par mois, ajoutés aux autres avantages de la position, c’est… c’est presqu’un rêve ! N’est-ce pas, père ?

— Si ma fille ne craint pas l’isolement… j’allais dire la désolation des régions du lac St-Jean, dit l’horloger, je suis prêt à signer le contrat, m’engageant comme gardien de L’Épave immédiatement.

— Oui ! Oui ! Signez le contrat, père ! s’exclama Nilka.

— J’ai oublié de vous dire aussi, fit le notaire, que vous trouverez sur L’Épave, les choses de première nécessité, telles que farine, thé, café, sucre, etc., etc. De plus, il y a une assez grande quantité de conserves, en boîtes et en bocaux… Voyez-vous, M. Paul Fiermont allait souvent camper sur son bateau ; de là, ces provisions, dont il n’aura plus besoin, et dont vous pourrez vous servir, sans scrupule.

— C’est un vrai palais d’Aladin que L’Épave alors ! s’écria joyeusement Nilka.

— Et M. Fiermont est d’une générosité rare ! supplémenta son père. Quand devons-nous partir pour le lac St-Jean, M. le Notaire ? demanda t-il.

— Dans deux mois, vous devrez être tout à fait installés sur L’Épave, répondit le notaire. Est-ce trop tôt ?

— Dans deux mois ; c’est-à-dire, le 1er  juin, nous serons installés dans notre nouvelle demeure, assura Nilka en souriant.

Quand, un quart d’heure plus tard, Alexandre Lhorians et sa fille quittèrent le bureau au notaire Schrybe, celui-ci eut un soupir de soulagement ; enfin, le gardien de L’Épave était trouvé !

Et Paul Fiermont, le visage collé à la vitre de la fenêtre de la bibliothèque du notaire, et regardant s’éloigner celle qu’il aimait, eut, lui aussi, un soupir de soulagement. Nilka !… Il saurait où la retrouver maintenant… Il avait tant craint ne plus jamais la revoir !… Il allait veiller sur elle, sans qu’elle s’en doutât, et lui rendre la vie aussi agréable que possible, sur L’Épave… De loin, il verrait à ce que tout le confort imaginable fut son partage, là-bas, dans les régions quelque peu mystérieuses du lac St-Jean.

FIN DE LA DEUXIEME PARTIE