Éditions Édouard Garand (29p. 65-67).


TROISIÈME PARTIE

L’ÉPAVE

Chapitre I

CE QU’EN PENSAIT CÉDULIE


Sur le bord du lac St-Jean, en face du village de Roberval, deux mois après les évènements racontés dans les précédents chapitres, un groupe de cinq personnes est réuni. De ce groupe, trois nous sont connus ; ce sont Alexandre Lhorians, Nilka, sa fille, et Joël leur domestique. Les deux autres sont de braves gens de Roberval, un digne couple : Raphaël Brisant et Cédulie sa femme. Chez ces gens, les Lhorians venaient de passer trois jours et, au moment où nous les retrouvons, ils se disposaient à se rendre à leur nouvelle demeure, située (ancrée plutôt) à quatre milles du rivage.

Amarrée à une souche d’arbre et se balançant sur les flots, à la brise matinale, est une chaloupe peinturée en blanc, à l’avant de laquelle se voit en grosses lettres noires, un nom : L’Épave. Et, là-bas, tout là-bas, est un point, vers lequel se dirigent souvent les yeux de Nilka, tandis qu’un léger soupir s’échappe de sa poitrine ; c’est L’Épave, son home, dorénavant, L’Épave, le bateau, qu’elle n’a pas vu encore, mais dont Joël lui a quelque peu parlé, car le domestique avait dû y faire plus d’un voyage, pour y transporter leurs bagages.

Couché aux pieds de Nilka, est un énorme chien St-Bernard. De temps à autre, le chien va se jeter à l’eau, mais il revient aussitôt se placer auprès de la jeune fille.

— Beau Carlo ! Bon Carlo ! dit-elle, en flattant l’énorme bête, qui frétille de la queue, en signe de contentement. Tu vas donc venir vivre avec nous sur L’Épave ?

— Vous aimerez à avoir Carlo avec vous, Mlle Lhorians, dit Mme Brisant, en souriant à Nilka. Carlo est un brave chien, un bon gardien… de plus, il sera un compagnon pour vous, sur L’Épave, là-bas.

— J’aime beaucoup les chiens, vous savez, Mme Brisant, répondit Nilka. J’aime aussi les oiseaux, ajouta-t-elle en souriant et en désignant deux cages dorées, dont chacune contenait un superbe canari.

M. Fiermont a beaucoup insisté pour que je vous demande de vous charger du chien et des oiseaux, Mademoiselle, dit Raphaël Brisant. Quant à Carlo… ma femme vous dira que c’est un chien… singulier, ajouta-t-il, en riant d’un grand cœur.

— C’est vrai que Carlo a d’étranges allures parfois ! intervint Mme Brisant. Le croiriez-vous, Mlle Lhorians ? Carlo se rend assez souvent, jusqu’à L’Épave, d’ici, à la nage.

— Il nage jusqu’à L’Épave, dites-vous ! s’écria Nilka. Une distance de quatre milles ! C’est presqu’incroyable !

— C’est vrai pourtant ! Il disparaît, pendant deux ou trois jours souvent. La première fois que ça lui est arrivé de disparaître ainsi, nous étions très inquiets, mon mari et moi ; mais, maintenant, nous savons où il va : à L’Épave, toujours à L’Épave !

— Que peut-il bien faire sur ce bateau perdu au milieu de cet immense lac ? demanda Nilka.

— Ah ! Cela, je ne le sais pas, Mlle Lhorians… Mais, j’ai voulu vous en avertir. Pour le cas où Carlo disparaîtrait de L’Épave, à un moment donné, il ne faudra pas que vous soyez inquiète ; il viendra probablement nous rendre visite, de temps à autre, vous savez ! dit, en riant, Mme Brisant.

— Il est temps de partir, je crois, fit, soudain, Alexandre Lhorians. Viens, Nilka !

— Je suis prête à vous suivre, père.

— Madame, reprit l’horloger, en s’inclinant profondément devant Mme Brisant, je désire vous renouveler mes remercîments pour votre si généreuse hospitalité !

— Il nous a été très agréable, à mon mari et à moi, de vous recevoir, M. Lhorians, répondit Mme Brisant.

— Au revoir, alors, Madame !

— Au revoir, M. Lhorians !

— Au revoir, Mme Brisant ! fit Nilka, en se suspendant au cou de la brave femme et essayant de retenir ses larmes. Au revoir, et merci !

— Revenez nous voir, Mlle Lhorians, dit Raphaël Brisant.

— Oui, revenez ! ajouta sa femme. Tous, vous serez les mille et mille fois bienvenus toujours.

Encore une fois, Nilka se jeta dans les bras de l’excellente femme.

— Chère Mme Brisant ! fit-elle. Vous avez été si vraiment bonne pour moi ! Qu’il m’en coûte de vous quitter !… Mais vous viendrez nous rendre visite, à L’Épave, n’est-ce pas, vous et M. Brisant ?

— Nous irons bien sûr ! promit Mme Brisant. Je disais à mon homme, hier, que, si je n’avais pas été si occupée à travailler dans mon jardin, de ce temps-ci, je serais allée vous aider à vous installer dans votre nouvelle demeure.

— Merci ! Merci ! Quel grand cœur vous avez, chère Mme Brisant !

— Pauvre petite ! murmura Mme Brisant, sans à propos apparent.

— Pourquoi plains-tu Mlle Lhorians, Cédulie ? lui demanda son mari. L’Épave est un confortable bateau et fera une agréable demeure ; je suis certain que Mlle Lhorians s’y plaira beaucoup.

— La solitude… balbutia Nilka, qui pâlit légèrement, car, le moment de partir étant venu, elle se sentait envahie d’une inexplicable tristesse.

— Eh ! bien, Nilka ! fit alors Alexandre Lhorians. N’est-il pas temps de partir ?

Il avait bien hâte d’être rendu à L’Épave ; la raison en étant que son horloge de cathédrale y avait été transportée, par Joël, la veille, et déjà ce toqué s’ennuyait de ce… jouet compliqué.

Tous trois prirent bientôt place dans la chaloupe qui, aussitôt, démarra. Carlo s’était installé aux pieds de Nilka ; mais à peine Joël eut-il donné quelques coups d’aviron que le chien sauta à l’eau et se mit à nager avec vigueur dans la direction de L’Épave.

Longtemps, les époux Brisant restèrent sur le rivage, à regarder s’éloigner la chaloupe. Des larmes coulaient sur les joues de la femme.

— Qu’as-tu à pleurer, Cédulie ? lui demanda son mari.

— Je pense à la vie que va mener cette jeune fille, là-bas… sur ce bateau, ancré au milieu du lac…

— Ça ne sera pas gai, je l’avoue ! fit Raphaël Brisant. Mais, que veux-tu, femme ! D’ailleurs, Mlle Lhorians nous a dit elle-même qu’elle considérait qu’ils avaient été excessivement chanceux d’avoir pu obtenir, pour M. Lhorians, la garde de L’Épave.

— Je sais ! Je sais ! répondit Mme Brisant. Cependant, tu n’es pas sans savoir, Raphaël, que L’Épave a une réputation… étrange…

— Allons ! Allons ! Sornettes que tout cela ! s’écria Raphaël Brisant.

— Sornettes, dis-tu ?…

— Oui, je le répète, Cédulie, sornettes !

— Alors, pourquoi les barques de pêcheurs, ainsi que les pirogues des Sauvages fuient-elles L’Épave ?

— Je n’ai jamais entendu dire que…

— Je t’assure, moi qu’il en est ainsi ! Il n’y a pas un pêcheur des environs, pas un Sauvage de la Pointe Bleue, ou de la Pointe des Sauvages, quelques milles plus loin, qui s’approcheraient de L’Épave, à moins d’un mille, après le soleil couché… et pour cause, Raphaël…

— Mon Dieu, comment peux-tu prêter foi aux légendes qui courent ces régions, ma pauvre Cédulie ? s’écria Raphaël. Doit-on s’arrêter aux racontars des superstitieux pêcheurs, ou à ceux des Sauvages de la Pointe Bleue et de la Pointe des Sauvages ?… Tu sais bien que ces gens ne sont pas dignes de croyance.

— Pourtant, mon homme, répondit Cédulie, plus d’un a vu…

— Rien… Personne n’a rien vu !…

— Autour de L’Épave… la nuit… d’étranges ombres… des feux-follets… Puis de monstrueuses bêtes ont été aperçues, prenant leurs ébats, autour de ce bateau… De sinistres chuchotements flottent aussi dans l’atmosphère entourant L’Épave

— Oh ! Je t’en prie, Cédulie, changeons le sujet de la conversation, veux-tu ? s’exclama Raphaël Brisant.

— C’est bon ! C’est bon ! Comme il te plaira, mon mari ! dit Cédulie. Mais pas avant de te répéter ce que raconte Noël Malouin, le pêcheur… Il raconte d’extraordinaires choses, Raphaël… Il parle de la « Dame des Brumes » ainsi nommée parce qu’elle n’apparaît que les jours où la brume est très dense… Elle glisse sur le pont de L’Épave, en laissant traîner derrière elle ses longs vêtements. De plus, tu sais, mon homme, le pêcheur Malouin, je veux dire, jure avoir entendu, certaine nuit, un chant s’élevant des flots, non loin de L’Épave… Ce chant ressemblait à celui des sirènes… S’étant approché du bateau, Noël aperçut une colossale lamie qui, aussitôt, plongea dans les eaux du lac.

— Ma pauvre Cédulie, dit Raphaël Brisant en riant d’un grand cœur, Noël Malouin est l’homme le plus superstitieux et probablement le plus menteur de la terre je crois, et, quant à ce qu’il a raconté à propos de la Dame des Brumes, et ce chant de sirène, on sait que ce n’est pas vrai, tout simplement. Puis la colossale lamie. On a découvert depuis que c’était une illusion d’optique de ce pauvre Noël, et que, ce qu’il a vu, s’était tout bonnement ce brave Carlo, qui nageait autour de L’Épave ; voilà ! Mais, j’espère que tu n’as pas entretenu Mlle Lhorians de ces… contes, Cédulie, hein ? Elle est jeune et impressionnable et…

— Ne crains rien, Raphaël. Je n’allais pas effrayer cette petite, n’est-ce pas ?… C’est bien assez qu’elle soit condamnée à vivre pendant je ne sais combien de temps sur ce bateau mystérieux…

— Mystérieux ?… Mais, pas du tout, ma chère ! s’écria Raphaël. L’Épave est un bateau bien ordinaire, ancré au milieu du lac, et qui fera une confortable demeure aux Lhorians ; voilà tout. J’avoue que c’est une assez triste demeure pour cette jeune fille, à cause de la solitude dont elle sera entourée ; mais, nous serons ses amis, à Mlle Nilka, ainsi que nous l’avons promis à M. Paul Fiermont ; nous veillerons sur elle, quoique de loin… D’ailleurs, si M. Lhorians est un toqué, incapable de veiller sur sa fille, Joël, leur domestique est là, et en voilà un qui saura protéger sa jeune maîtresse, je t’en passe mon billet, Cédulie !

Pour toute réponse, Mme Brisant désigna du doigt la chaloupe de L’Épave, qu’on n’apercevait plus qu’à grand’peine, dans le lointain :

— Que Dieu les protège ! murmura-t-elle, d’un ton pieux.

— Amen ! répondit son mari, sur le même ton.