Éditions Édouard Garand (29p. 62-63).

Chapitre XIII

ON DEMANDE…


Le notaire Schrybe était très fatigué ; il était aussi très ahuri, très occupé.

C’est que, depuis trois jours, son bureau était littéralement envahi, non seulement par des clients, mais par des gens accourant en réponse à une annonce, parue dans les principaux journaux de la ville ; une annonce ainsi conçue :

« On demande…

On demande un gardien, pour un bateau. Inutile de se présenter, à moins d’être en position de pouvoir disposer de tout son temps à la garde de ce bateau.

Ce n’est pas nécessaire d’être navigateur pour obtenir la position, car le bateau en question est à l’ancre.

Conditions avantageuses. Bon salaire.

Pour autre renseignements, s’adresser au notaire V. Schrybe, 23, rue A———, Québec ».

Cette annonce, nous l’avons dit plus haut, avait attiré un grand nombre de gens, dont la plupart ne se présentaient que par curiosité… Quel était ce bateau ?… Où, dans quelle rivière était-il ancré ?… Et pourquoi exigeait-on un gardien pour ce bateau, puisqu’il était à l’ancre ?… À toutes ces questions, le notaire ne donnait que de vagues réponses, car il savait fort bien que nul de ceux qui se présentaient n’étaient en position de consacrer tout leur temps à la garde du bateau.

Depuis trois jours que cela durait ces allées et venues dans son bureau, ces questions, dictées par la curiosité seulement, et vraiment, le notaire était presqu’à bout de patience. Mais, ce soir, il était résolu de fermer ses portes à cinq heures et demie, au lieu de six heures. La veille, on l’avait retenu jusqu’à sept heures, et c’est Mme Joanette, sa sœur, qui n’avait pas été contente !

— Encore trois quarts d’heure, se dit le notaire en regardant l’heure à l’horloge. C’est que je suis réellement fatigué et j’ai bien hâte de retrouver le confort de mon chez moi !

À ce moment, trois coups précipités furent frappés à la porte du bureau.

— Entrez ! fit le notaire.

La porte s’ouvrit, et Paul Fiermont entra.

— Tiens ! Paul ! fit le notaire Schrybe. Bienvenu, mon garçon, bienvenu !

— Comment va, Notaire ? demanda Paul.

— Ça va comme ci, comme ça, répondit le notaire. Seulement, je me sens fatigué, ahuri… Cette affaire d’annonce…

— Ça ne marche donc pas ?

— Non, ça ne marche pas, je regrette d’avoir à te le dire, Paul.

— Ah !… J’aurais cru pourtant qu’un gardien ne serait pas difficile à trouver. Peut-être que le salaire offert n’est pas suffisant ?

— Le gardien… idéal est très difficile à trouver, au contraire, fit le notaire. Quant au salaire offert, il est certainement suffisant, selon moi ; vingt-cinq dollars par mois, si l’on considère tous les avantages de la position.

— Peut-être êtes-vous trop exigeant, Notaire ? dit Paul en souriant.

C’est Paul Fiermont qui avait fait paraître l’annonce à propos du bateau. Ce bateau, il avait l’intention de le vendre ; mais, en attendant, il désirait y installer un gardien, pour diverses raisons.

Cinq semaines s’étaient écoulées depuis les incidents racontés dans les chapitres précédents, cinq mornes semaines pour notre jeune ami. Il avait eu l’occasion de rencontrer Nilka une fois, une seule, et il avait essayé de lui parler. Mais ses avances avaient été mal accueillies.

— Je vous défends de m’adresser la parole, Monsieur ! lui avait-elle dit.

— Oh ! Mlle Lhorians, ne me permettrez-vous pas de vous expliquer… avait commencé Paul.

— C’est inutile, Monsieur ! Je sais tout… ce que je tiens à savoir… vous concernant… Passez votre chemin, je vous prie !

— Écoutez, Mlle Nilka, écoutez ! Je veux vous dire…

— Monsieur, avait répondu la jeune fille, si vous êtes un gentilhomme, vous n’essayerez pas de me retenir.

— Ô Nilka ! avait murmuré Paul.

Mais déjà, elle s’éloignait, à pas pressés.

Il ne l’avait pas revue depuis…

Il y avait huit jours qu’il était de retour à Québec. Le soir même de son arrivée, il était allé se promener dans la basse-ville, se dirigeant vers la demeure des Lhorians.

En arrivant au No. 115 de la rue C———, Paul avait eu une grande et douloureuse surprise : le feu avait détruit la maison de l’horloger, ainsi que deux résidences avoisinantes.

Le jeune homme entra chez un épicier, non loin, et demanda des renseignements. Oui, le feu avait détruit trois maisons, il y avait quinze jours… Les Lhorians ?… Non, il ne savait pas ce qu’ils étaient devenus. Tout ce qu’il pouvait dire, c’était que M. Lhorians, pour sauver son horloge de cathédrale, avait risqué sa vie : on avait dû l’arracher de la maison en flammes, après qu’il eut subi de graves brûlures. L’horloger était parvenu à sauver son horloge, mais il avait failli perdre sa vie. Ses yeux, prétendait-on, avaient été tellement affectés, qu’on craignait qu’il en devint complètement aveugle…

— Que c’est triste ce que vous me racontez là ! s’était écrié Paul. Et depuis, que sont devenus M. Lhorians et sa fille, le savez-vous ?

— Je n’en sais rien, absolument rien, Monsieur, avait répondu l’épicier. J’ai eu connaissance d’une chose cependant, c’est qu’on a transporté M. Lhorians à l’hôpital, le soir même de l’incendie. Le lendemain. Mlle Lhorians et Joël ont disparu, sans dire où ils allaient.

Paul s’était rendu à l’hôpital, et là, on lui avait appris que M. Lhorians était reparti, il y avait quatre jours, en compagnie de sa fille et de leur domestique, pour une destination inconnue. M. Lhorians n’avait pas perdu la vue ; seulement, il allait lui rester, de ses brûlures, une grande faiblesse d’yeux, qui l’empêcherait de travailler à son métier dorénavant. Voilà tout ce qu’on put lui apprendre à l’hôpital.

Nilka Lhorians avait donc disparu, sans laisser de traces… et Paul Fiermont était au désespoir !

Mais, pour revenir au moment où notre jeune ami causait avec le Notaire Schrybe, dans le bureau de celui-ci, il allait continuer la conversation commencée, lorsqu’entra, après avoir frappé à la porte, le garçon de bureau.

M. le Notaire, dit-il, il y a là un monsieur et une dame qui désirent vous parler. C’est à propos de l’annonce, je crois.

— Seigneur ! fit le notaire. Encore des curieux, qui vont m’abreuver de questions !

— Pauvre Notaire Schrybe ! Vous avez toutes mes sympathies ! s’écria Paul, d’un ton si comique, que l’homme de loi rit d’un grand cœur.

— C’est bien, Tudor, dit le notaire en s’adressant au garçon de bureau, tu les feras entrer ici, dans cinq minutes.

— Compris, M. le Notaire ! répondit Tudor, en se retirant.

— Au revoir, alors, Notaire, fit Paul, en se dirigeant vers la porte. Je reviendrai demain ; d’ici là, peut-être aurez-vous mis la main sur le gardien idéal.

— Attends ! Attends, Paul, mon garçon ! s’exclama le notaire. Comme ce ne sont pas des clients qui se présentent ; que ce monsieur et cette dame sont venus ici en réponse à ton annonce, pourquoi n’attends-tu pas leur départ, dans la pièce à côté ? De là, tu entendras parfaitement ce qui se dira dans ce bureau.

— Mais… Ne serait-ce pas quelque peu indiscret de ma part, Notaire ? demanda Paul en riant.

— Pas la miette, mon garçon, puisqu’il s’agit de ta propre annonce… D’ailleurs, je tiens à ce que tu constates par toi-même, les difficultés sans nombre au milieu desquelles je me débats, depuis trois jours, ajouta-t-il en souriant.

— C’est parfait, répondit notre jeune ami. Puisqu’il ne s’agit pas d’affaires professionnelles, je suivrai votre conseil. Je vais donc me retirer dans l’autre pièce ; de là, je puis entendre, et même voir, au moyen du petit guichet percé dans le mur, tout ce qui se passera ici. À tout à l’heure !

— À tout à l’heure ! répondit le notaire. Et n’oublie pas que je t’emmène souper avec nous ce soir ; ma sœur t’attend. Elle a même dû confectionner pour ta délectation, de ces petits pains chauds que tu aimes tant.

— Compris, Notaire ! Compris ! fit Paul en riant.

Il quitta le bureau et entra dans une petite pièce servant de bibliothèque au notaire.

Paul venait de fermer la porte de communication entre la bibliothèque et le bureau, lorsqu’il entendit la voix de Tudor annonçant :

— Monsieur et Mademoiselle Lhorians !