Éditions Édouard Garand (29p. 44-46).

Chapitre III

ALEXANDRE LHORIANS


Paul leva les yeux sur celui qui venait de lui adresser la parole ; c’était un homme d’assez haute stature, à la chevelure blanche comme neige, à la moustache dito, aux traits réguliers ; un vrai visage de camée. Mais, cet homme n’était pas âgé ; ses cheveux et sa moustache avaient blanchi avant le temps, tout simplement, c’était évident. Quant à ses yeux… eh ! bien, ils étaient… étranges ; très bleus, très grands, ombragés de longs cils bruns, ce qui les faisaient paraître plus grands ! encore. Ces yeux étaient ceux d’un rêveur ! d’un visionnaire même. Cet homme devait mettre souvent le pratique de côté, pour se livrer à ses rêves, bien sûr. Alexandre Lhorians avait dû, souventes fois aussi, quitter la proie pour l’ombre. Ces yeux étaient ceux d’un distrait, ou d’un homme poursuivi d’une idée quelconque…

— Vous désirez me parler, Monsieur ?

La voix était plutôt agréable, quoique légèrement saccadée, comme celle d’une personne excessivement nerveuse.

— Oui, Monsieur, répondit Paul enfin. On me dit que vous réparez les horloges, à domicile ? Est-ce le cas ?

— Certainement ! répondit Alexandre Lhorians.

— Voici ma carte, fit notre jeune ami. Je demeure à la Banlieue, comme vous le voyez.

L’horloger jeta les yeux sur la carte et il lut :

« PAUL FIERMONT
Le « Château »
Banlieue, Qué. »


— Ah ! fit-il. Vous êtes le fils de M. Delmas Fiermont, décédé en août dernier ?

— Je suis son neveu, répondit Paul. M. Delmas Fiermont était célibataire.

M. Delmas Fiermont était un collectionneur d’horloges, je sais, dit Alexandre Lhorians. Je suis passé, plus d’une fois, à proximité du « château » et si je l’eusse osé, je serais arrêté, en passant, demander à votre père…

— Mon oncle, corrigea Paul.

— Oui, votre oncle… pardon ! Je lui aurais demandé donc, la permission de visiter sa collection d’horloges, car, moi aussi, M. Fiermont, je suis collectionneur d’horloges.

— Vous auriez dû céder à votre désir, M. Lhorians, celui d’entrer et de demander à mon oncle de vous laisser examiner sa collection, je veux dire. Vous auriez été le très bienvenu, je vous le certifie ; de plus, vous auriez rendu l’oncle Delmas excessivement heureux, en vous intéressant à sa collection…

— Combien je regrette alors, d’avoir résisté à la tentation ! s’écria en souriant, l’horloger.

— Mieux vaut tard que jamais, M. Lhorians, vous le savez, et si vous acceptez de venir chez moi (c’est-à-dire au « château »), réparer l’horloge de la salle à manger, vous aurez l’occasion de juger, par vous-même, de la collection de mon oncle. On dit qu’elle est presqu’unique.

— Cette horloge dont vous me parlez, de quel mouvement ?…

— Mouvement suisse, répondit Paul, sans hésiter.

Il ne s’y entendait guère, mais il se souvenait de ce qu’avait dit son oncle, le jour même de sa mort

— Suisse, hein ?… Très bien ! Très bien !

— L’horloge en question est arrêtée depuis dix ans, acheva le jeune homme.

— Depuis dix ans ! Tut ! Tut !… Eh ! bien, j’irai assurément au « château » ; mais pas maintenant… pas avant deux mois, peut-être trois…

— Rien ne presse, assura Paul. L’horloge est arrêtée depuis dix ans, je vous l’ai dit ; quand même elle le serait pendant encore deux ou trois mois, ça n’a réellement pas d’importance, ajouta-t-il, en riant. Quand vous serez disposé à vous en occuper, vous vous retirerez chez moi, je l’espère, M. Lhorians, et vous profiterez de votre séjour au « château » pour régler toutes les autres horloges de la maison, n’est-ce pas ?

— C’est entendu, répondit Alexandre Lhorians, et j’accepterai votre généreuse hospitalité, dont je vous remercie d’avance.

— Lorsque vous serez prêt à partir, vous n’aurez qu’à m’écrire, fit Paul en se dirigeant vers la porte de sortie. Au revoir.

— Monsieur, dit l’horloger, vous avez dû hériter des goûts de votre père, M. Delmas Fiermont…

— De mon oncle, corrigea, encore une fois, le jeune homme.

— Ah ! pardon ! De votre oncle, je veux dire… J’aimerais à vous montrer un objet d’art, une horloge que je suis à perfectionner et qui, lorsque j’aurai réussi à la rendre parfaite, m’apportera la fortune. Venez !

Alexandre Lhorians se dirigea vers la grande niche, au fond de la pièce, niche qui était cachée par des rideaux de peluche rouge. Il fit signe à Paul de le suivre. Les allures de l’horloger devinrent étranges, aussitôt qu’il fut parvenu à la niche ; il se mit à regarder à droite, à gauche, comme s’il eut craint d’être observé. Que craignait-il, en fin de compte ?… Ses sourcils étaient légèrement froncés, et ses mains qui, Paul l’avait remarqué déjà, étaient blanches et soignées, se cramponnaient, d’un geste nerveux, aux rideaux.

Enfin, il ouvrit les rideaux, et notre jeune ami vit une monumentale horloge, représentant un clocher d’église ; celui qui avait désigné le plan de cette charpente était assurément un artiste. C’était de toute beauté ; quant au mécanisme qu’elle renfermait, Paul ne s’y entendait nullement, inutile de le répéter.

— C’est magnifique ! s’exclama-t-il cependant.

— N’est-ce pas ? fit Alexandre Lhorians, parlant plutôt bas, mais d’une voix très saccadée, comme s’il eut craint quelque auditeur invisible. C’est une horloge de cathédrale, reprit-il. C’est le chef-d’œuvre que je rêve, depuis bien des années, et duquel j’attends la fortune… Le timbre de cette horloge est tout ce qu’on peut imaginer de plus beau…

— Je n’en doute pas, répondit Paul, pour dire quelque chose.

— Cette horloge, grâce à un certain mécanisme, joue une hymne appropriée, toutes les trois heures. Ainsi, à six heures du matin, elle joue l’angelus ; cet angélus, c’est ma fille qui l’a composé, M. Fiermont.

— Vraiment ! s’écria Paul. Mlle Lhorians est donc, non seulement musicienne ; elle compose aussi la musique !

— Elle a, du moins, composé l’angelus de cette horloge, répondit, assez brièvement l’horloger. Eh ! bien, je continue. L’angelus ayant été joué à six heures du matin, à neuf heures on entendra jouer l’hymne Veni Creator. À midi, ce sera encore l’angelus, à trois heures de l’après-midi, ce sera le Stabat Mater, puis, à six heures du soir, encore l’angelus.

— C’est merveilleux ! dit franchement Paul.

— N’est-ce pas ? fit Alexandre Lhorians. Aimeriez-vous entendre jouer l’angelus, M. Fiermont ?

— Assurément oui ! répondit Paul.

— Malheureusement, vous ne pourrez pas entendre résonner le timbre, qui sonne l’heure, avant les hymnes, car j’ai dû le démonter, ce matin ; mais, voici l’angelus.

Il se munit d’une large clef très plate et il monta le mécanisme. Aussitôt sans grincements de roues d’engrenage, Paul entendit jouer l’angelus, qui avait été composé par la fille de l’horloger. C’était magnifique ; on eut cru entendre jouer l’orgue, accompagné de la harpe, du violon et du piano. La mélodie était fort pieuse et on pouvait y placer facilement les paroles sacrées de l’angelus.

— C’est vraiment extraordinaire ! s’écria notre jeune ami, quand l’horloge eut cessé de jouer. Je vous félicite, M. Lhorians !

— Hélas ! fit l’horloger. Ce n’est pas encore parfait. Ce que je veux, voyez-vous, c’est que les hymnes ne jouent que durant le jour. Je veux que l’angelus du soir soit la dernière mélodie entendue, jusqu’à celle du matin. Entendez-vous le Veni Creator se jouant à neuf heures du soir, l’angelus à minuit, et le Stabat Mater à trois heures du matin ?… Ce serait ridicule et pas du tout à propos. Ce que je cherche, c’est un mécanisme qui fera que les hymnes ne jouent que durant le jour… Je le trouverai, bien sûr, et alors, ma fortune sera faite.

— Ce sera difficile… de trouver ce mécanisme, je veux dire, osa insinuer le jeune homme.

— Je le trouverai, vous dis-je ! Alors, ceux qui ont l’air de me reprocher, quoique silencieusement, les heures que je consacre à mon invention, seront obligés de joindre leurs félicitations aux vôtres, M. Fiermont… Le croiriez-vous, certaines gens prétendent que je néglige l’ouvrage payant, pour satisfaire une… toquade !… Eh ! bien, qui vivra verra !

Alexandre Lhorians avait parlé vite, quoique bas ; on devinait qu’il était très excité.

— Je vous souhaite de réussir, lui dit Paul ; je vous le souhaite de tout cœur, M. Lhorians !

— Merci, M. Fiermont, merci ! Si jamais vous passez par ici, je serai toujours heureux de vous voir et de causer avec vous.

— À mon tour de dire merci, répondit Paul, en ouvrant la porte de sortie. Au revoir, M. Lhorians !

— Au revoir, M. Fiermont !

Tout en se dirigeant vers son club, notre ami pensait à l’horloger.

— C’est un toqué, c’est évident, se disait-il. Son horloge de cathédrale c’est sa lubie, et elle lui fait négliger son ouvrage ; c’est clair comme le jour… Il y a toutes sortes de gens en ce monde vraiment ! Et chacun a sa manie, petite ou grande : M. Lhorians, c’est son horloge de cathédrale ; mon oncle Delmas, c’était les horloges en général ; moi, c’est la minéralogie, la géologie… et les aventures… Peut-être sommes-nous tous légèrement détraqués ?… Je commence à le croire, ma foi, et c’est un tant soit peu comique !

Ces réflexions occupèrent Paul pendant un certain temps. Bientôt, il laissait la basse-ville derrière lui.

Comme il approchait de son club, il s’aperçut soudain que, tout en marchant et dandinant sa canne, il fredonnait tout bas :

— Dis, as-tu vu, mignonne,
Le petit oiseau bleu
Qui, sans cesse, fredonne
Sous la voûte des cieux ?…
As-tu vu l’oiseau bleu ?