Éditions Édouard Garand (29p. 46-47).

Chapitre IV

LE CAFÉ CHANTANT


Paul venait de s’installer confortablement sur un fauteuil, dans son étude privée, et il se disposait à lire, lorsqu’on frappa à sa porte. Allant ouvrir, il se trouva en face d’Albert Delherbe.

— Delherbe ! fit-il. Entrez, mon cher.

— Je ne vous dérange pas au moins. Fiermont ?

— Pas le moins du monde ! J’étais à lire, en attendant l’heure de m’habiller pour le diner.

— Vous dinez au club, ce soir, comme d’habitude, je suppose ?

— Mais… sans doute… Aviez-vous autre chose à me proposer, Delherbe ?

— Oui. J’allais vous proposer de diner avec moi au Café Chantant…

— Au Café Chantant, dites-vous ! Il y a donc un Café Chantant à Québec ?

— Mais… Ce Café Chantant, c’est tout simplement une auberge de la basse-ville, répondit Albert Delherbe.

— Une auberge ? De la basse-ville ? Et pourquoi la désignez-vous du nom de Café Chantant cette auberge ? demanda Paul.

— Parce qu’on y chante, fit, en riant Albert. Deux fois la semaine, le mardi et le jeudi, une jeune fille d’une extraordinaire beauté honore le Café Chantant de sa présence et y chante, pour l’agrément des dîneurs.

— Ah ! bah ! s’exclama Paul. Je vous avouerai Delherbe, ajouta-t-il, que je n’aime guère ce genre d’amusement… Ces chanteuses de cabarets…

— Oh ! Mais ! Ce n’est pas une vulgaire chanteuse de cabaret que l’Oiseau Bleu, je vous l’assure, Fiermont !

— L’Oiseau Bleu ?…

— Nous la nommons ainsi, parce que nous ne savons pas son nom, et aussi parce qu’elle est toujours vêtue de bleu, que ses yeux sont bleus, et qu’elle porte, comme ornement, dans son abondante chevelure blonde, un oiseau bleu.

— Ah ! fit Paul.

— Vous le savez, Fiermont, reprit Albert Delherbe, c’est la mode, aujourd’hui, pour les dames et jeunes filles de porter des ornements dans leurs cheveux : Estelle, ma sœur, orne sa chevelure d’un papillon ; Renée Le Mouet porte un petit caméléon dans ses cheveux, et Mlle Rouvain entortille autour de son opulente toque noire, un serpent aux yeux de rubis.

— Je n’avais pas remarqué ces choses, répondit Paul ; mais, passons !… Quel âge, à peu près, peut avoir l’Oiseau Bleu, Delherbe ?

— De dix-sept à dix-huit ans, je crois.

— Ce n’est pas une fillette alors ?

— Une fillette ? Mon cher ! L’Oiseau Bleu est une radieuse jeune fille.

Un instant, Paul Fiermont avait cru qu’il s’agissait de l’Oiseau Bleu du promontoire… Elle aussi, avait été vêtue de bleu ; ses yeux, à elle aussi, étaient bleus, et elle portait, tout comme la chanteuse du Café Chantant, un oiseau bleu dans son abondante chevelure blonde. Mais, l’Oiseau Bleu du promontoire n’était qu’une enfant, tandis que celle qui chantait à l’auberge de la basse-ville avait de dix-sept à dix-huit ans.

— Venez-vous, Fiermont ? demanda Albert Delherbe.

— J’irai bien, répondit Paul.

— Cependant, je ne veux pas vous entraîner là sous de faux prétextes, dit Albert, en riant. L’Oiseau Bleu, je vous en avertis, n’est pas une diva ; elle ne chante que de simples chansonnettes (deux seulement). Pourtant, il émane un tel charme de sa personne, que nous allons, en foule, l’entendre. Vous rencontrerez, au Café Chantant, plusieurs de nos amis, probablement ; entr’autres, Joe Le Mouet, Jean Courville, Marius Rouvain, et le reste ; tous sont, comme je le suis, moi aussi, d’ailleurs, admirateurs respectueux du gentil Oiseau Bleu… ce que vous deviendrez bientôt vous-même je le prédis.

Paul sourit. Il ne se considérait pas encore tout à fait guéri de son amour pour Réjanne Trémaine.

— Ainsi, c’est entendu, vous viendrez, Fiermont ?

— Oui, j’irai.

— Alors, je serai ici à huit heures précises. Au revoir, mon bon !

— Au revoir, Delherbe !

Quand, vers les huit heures et demie, les deux jeunes gens arrivèrent à la porte de l’auberge qu’on désignait sous le nom de Café Chantant, Paul Fiermont eut un mouvement de recul. C’est que, vraiment, l’entrée avait piètre mine : c’était une vieille maison basse, dont le premier étage servait de magasin de quincaillerie.

— L’auberge est au deuxième, annonça Albert Delherbe, non sans un sourire amusé ; il devinait si bien l’impression désagréable qu’éprouvait son ami !

Ils entrèrent par une porte étroite et arrivèrent au pied d’un escalier plus étroit encore, qu’éclairait mal un solitaire bec de gaz.

— Mon cher Delherbe !… commença Paul.

— Courage et confiance ! répondit Albert en riant de bon cœur. Nous y voilà !

Ayant ouvert une porte, (étroite encore celle-là), tous deux pénétrèrent dans l’auberge, et un cri de surprise faillit jaillir des lèvres de Paul.

Ils venaient de mettre le pied dans une vaste salle qu’éclairaient de nombreux et splendides gazeliers. Un nombre infini de petites tables, recouvertes de nappes bien blanches, étaient dispersées un peu partout ; sur ces tables se voyaient de la vaisselle et des argenteries de première marque. Plus de cinquante dîneurs étaient attablés, et Paul Fiermont reconnut plusieurs de ses amis ; là-bas était Jean Courville, accompagné de sa sœur Jeannette et aussi de sa fiancée Andrée Soubry. Un peu plus loin, il vit Marius Rouvain, accompagné de Rose Myre, une amie de sa sœur Judith, qui, elle aussi, était attablée avec eux. « La belle Judith » Rouvain était une imposante brunette qui, prétendait-on, aimait, en secret, mais follement, Paul Fiermont ; inutile de dire que ce dernier ne s’en doutait même pas

Lorsqu’on apporta le menu à notre ami, il fut, encore une fois, excessivement étonné, car il comprit qu’il dinerait aussi bien au Café Chantant qu’à son club. La liste des vins lui fit aussi ouvrir les yeux.

— Qui eut cru, dit-il à son compagnon, trouver quelque chose de ce genre, en ce quartier !

— Il y a toujours foule ici, les mardis et jeudis soirs voyez-vous, Fiermont, répondit Albert Delherbe, et l’aubergiste soigne son menu en conséquence.

— Quand verrons-nous et entendrons-nous l’Oiseau Bleu ?

— Dans une heure à peu près. Elle est toujours, ou presque toujours accompagnée d’un homme, qui paraît être un domestique…

— Un domestique ? Ce n’est guère probable, n’est-ce pas Delherbe ?… L’Oiseau Bleu doit être trop pauvre pour se payer un domestique, ne pensez-vous pas, mon cher ?

— Bien… Je ne sais pas, pour vous dire le vrai… Personne ne sait quel est cet homme qui veille sur l’Oiseau Bleu. Chose certaine, ce n’est pas son père, cet individu, car l’Oiseau Bleu le tutoie.

— C’est devenu la mode, aujourd’hui, de tutoyer ses parents, vous avez dû le remarquer, et l’Oiseau Bleu…

— Mais ! Elle nomme son escorte, cet homme qui l’accompagne ici, Joël !

— Vous avez raison, alors, cet homme ne peut être son père, fit Paul.

— Joël, nous ne faisons que l’entrevoir, dans le petit corridor, là-bas… Vous ne m’en voulez pas de vous avoir entraîné ici, Fiermont ?

— Vous en vouloir ! Certes, non ! Je suis content d’être venu… et j’ai infiniment hâte d’apercevoir la chanteuse.

Les deux jeunes gens dînèrent gaiement.

Une femme au sourire aimable, venait d’entrer dans la salle. Elle se dirigea vers le piano, qui était à l’une des extrémités de la pièce.

— C’est Mme Dupin, la femme de l’aubergiste, dit Albert à Paul. Mme Dupin est une brave et excellente femme. C’est elle qui accompagne, sur le piano, l’Oiseau Bleu, lorsque celle-ci chante. Voyez, ajouta-t-il : dans le petit corridor… C’est Joël ; l’Oiseau Bleu va faire son apparition.

— Enfin ! s’exclama Paul.

Mme Dupin joua le prélude d’une chanson, et aussitôt, apparut une jeune fille, que tous applaudirent : c’était l’Oiseau Bleu.

Comme l’avait dit Albert Delherbe, elle était d’une extraordinaire beauté. Elle était plutôt petite, presque frêle, très blonde, et entièrement vêtue de bleu.

La jeune cantatrice s’avança gracieusement auprès du piano, et Paul Fiermont eut bien la plus grande surprise de sa vie : l’exquise jeune fille qui s’apprêtait à chanter, c’était l’Oiseau Bleu du promontoire.