Éditions Édouard Garand (29p. 9-10).

Chapitre IV

LE PREMIER INTERNE DU « SHADE HOSPITAL »


Paul Fairmount, aussitôt qu’il fut installé dans la salle de l’hôpital, fut pris d’un grand besoin de dormir. Assis dans un fauteuil confortable, ses yeux se fermaient malgré lui. C’est qu’il n’avait pas dormi, la nuit précédente, et qu’il avait manié la lime, sans relâche, pendant des heures et des heures.

Afin d’essayer de surmonter ce besoin de dormir, il se leva et se mit à marcher, de long en large, s’arrêtant, de temps à autre, pour regarder Peter Flax, qui paraissait être toujours dans le même état. Le Docteur Shade avait demandé à Paul de renouveler les compresses d’eau froide, tous les quarts d’heure, sur le front du malade, et d’humecter ses lèvres d’un cordial, dont le médecin attendait, évidemment, de bons résultats.

Paul Fairmount s’installa près d’une table, non loin du foyer, dans lequel brillait un feu clair, puis il retira de sa poche un calepin, qu’il se mit à examiner avec soin. Ce calepin avait appartenu au policier, et il était rempli de notes de toutes sortes.

Paul avait eu une surprise agréable, en voyant l’écriture de Peter Flax ; c’est qu’elle ressemblait quelque peu à la sienne propre, comme il arrive assez souvent de l’écriture de personnes ayant fréquenté la même école, la même académie, le même collège. Sans doute, il existait une légère différence entre leurs écritures ; il y aurait des traits, des courbes à imiter, mais il y parviendrait. N’était-il pas bon dessinateur ? Rien ne lui serait plus facile, conséquemment que de parvenir à produire un rapport, signé « Peter Flax » qui tromperait même l’œil le mieux exercé.

Car, il y avait un rapport à préparer, et il fallait qu’il fût prêt à être envoyé au Cap Hurd, dans deux jours, lors du départ du canot-courrier, qui, une fois la semaine, faisait le trajet, de l’établissement au Cap.

Lorsque le Docteur Shade vint le remplacer. à deux heures du matin, auprès du malade, Paul avait terminé son rapport, qu’il lui avait fallu cependant signer du nom de Peter Flax, ce qui constituait un faux, il ne pouvait se le cacher à lui-même.

— Il n’y a que nos initiales qui sont les mêmes, s’était-il dit, et dont je puis me servir sans commettre un faux, chaque fois.

Aussi, ne ménagea-t-il pas les « P. F. », s’exemptant aussi, le plus souvent possible, d’écrire le nom du policier tout au long.

— Je suis venu vous remplacer, M. le policier, dit le médecin. Vous ne vous ferez pas prier pour vous mettre au lit, n’est-ce pas ?

— Je ne me ferai pas prier, en effet, Docteur, répondit Paul en souriant. Je n’ai pas dormi, la nuit dernière, car j’étais un peu inquiet, au sujet de mon compagnon… Je dors debout, presque.

— Eh ! bien, couchez-vous, mon ami… Le malade me paraît être toujours dans le même état ; je crains fort de ne pouvoir le tirer de là, le pauvre garçon !

À peine sa tête eut-elle touché l’oreiller, que Paul s’endormit profondément ; le fait est qu’il était littéralement épuisé. Vers le matin, il rêva qu’il était en chaloupe sur le lac Huron, avec Peter Flax et un canotier. Il faisait grand vent. L’embarcation roulait de tribord à bâbord, à un tel point que le policier fut précipité à l’eau. Le canotier qui les menait s’était jeté à l’eau, afin de sauver la vie au policier, mais celui-ci avait disparu… L’appel réitéré du canotier parvenait à Paul clairement :

— Monsieur Flax ! Monsieur Flax !

Soudain, il s’éveilla, et il vit, penché sur lui, le Docteur Shade, qui lui dit :

— Eh ! bien, M. Flax, j’ai eu beaucoup de difficulté à vous tirer de votre sommeil ! J’avais beau vous appeler, vous secouer par le bras ; rien n’y faisait… Mais, vous voilà éveillé enfin !

— Le… le malade ?… demanda Paul.

— Il se meurt, M. Flax… Pauvre garçon ! Il n’en a plus que pour quelques minutes à vivre.

En un clin d’œil, Paul fut debout et habillé.

— A-t-il repris connaissance ? demanda-t-il.

C’était, certes, une question très importante… Si le policier avait repris connaissance ? S’il avait parlé, durant la nuit ?…

— Non, le jeune Fairmount n’a pas repris connaissance un seul instant, et… je le répète, il se meurt !

Les deux hommes se dirigèrent hâtivement vers le lit sur lequel agonisait Peter Flax… Il semblait bien à Paul que le policier était dans le même état que la veille ; ni mieux, ni pire ; mais il y a des signes auxquels un médecin ne saurait se tromper, et cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que l’agonisant exhalait son dernier soupir…

« Le Roi est mort ; vive le Roi » ! C’était le cas de le dire… Peter Flax était mort ; mais Paul Fairmount prenait sa personnalité… et le plus difficile lui restait à faire… De s’être fait passer pour le policier auprès d’étrangers, qui n’avaient aucune raison de le soupçonner, voilà qui était très facile ; mais, là-bas, au Cap Hurd, ce serait une toute autre affaire !… Cependant, Paul avait pris toutes les précautions imaginables, et il était convaincu qu’il pourrait tromper tout le monde.

Tout d’abord, il insista pour ensevelir, lui-même, Peter Flax… Il y avait ce bracelet de fer au bras du policier, auquel était rivée la chaîne… Comment expliquer cela au Docteur Shade ?…

— Comme vous voudrez, M. Flax, répondit le médecin. J’aurais préféré vous épargner la tâche d’ensevelir le jeune Fairmount, car je vous crois quelque peu menacé d’une prostration nerveuse, dans ce moment… Mais, faites ainsi qu’il vous plaira… Il sera enterré cet après-midi et…

— Cet après-midi ! s’écria Paul, que cette nouvelle soulageait beaucoup. Je croyais qu’il serait transporté au Cap Hurd…

— Impossible, M. l’Officier, impossible ! répondit le Docteur Shade. Voyez-vous, pour une raison ou pour une autre, les fièvre des dunes, dont vient de mourir votre prisonnier, sont considérées comme contagieuses, quoique, vous le pensez bien, elles ne le sont nullement. Or, je ne puis risquer de jeter la panique dans cet établissement, en gardant ce cadavre, même jusqu’à demain, et puis, aucun canotier ne se chargerait de le transporter au Cap Hurd, ni pour or, ni pour argent… Ne vous inquiétez de rien, cependant, ajouta le médecin ; en même temps que votre rapport, une lettre de moi sera remise aux autorités, expliquant tout.

En effet, quand, le lendemain, le rapport de Paul, signé « Peter Flax » partit pour le Cap Hurd, partait aussi la lettre promise. Le Docteur Shade prenait, écrivait-il, toute la responsabilité d’avoir fait enterrer immédiatement le prisonnier Fairmount. De plus, il annonçait aux autorités qu’il se voyait obligé de retenir chez lui, pour quelques semaines au moins, le policier Peter Flax, celui-ci étant menacé d’une prostration nerveuse, amenée par les évènements assez dramatiques qui venaient de se passer.

Inutile de dire quel extraordinaire soulagement éprouva Paul lorsque le médecin lui lut cette lettre, au moment de le remettre au canotier-courrier. Son départ pour le Cap Hurd retardé !… Cela lui donnerait le temps de se faire à la présente situation et d’entrer avec plus de perfection dans son rôle de Peter Flax, le policier.