Éditions Édouard Garand (29p. 7-9).

Chapitre III

LA « CABANE DU MORT »


À trente milles à peu près du Cap Hurd, était un petit établissement, dont la première maison, sur les confins des dunes, appartenait au Docteur Harry Shade.

Le Docteur Shade habitait un confortable et joli bungalow, avec sa femme Mildred et deux domestiques : Maggie, ménagère et bonne à tout faire, et James, jardinier, canotier et factotum.

Lorsqu’il avait commencé à pratiquer sa profession, le Docteur Shade s’était établi dans une ville, où il s’était vite fait une clientèle nombreuse et fort payante, et, sans doute, il y aurait passé toute sa vie, si sa femme n’était tombée dans une sorte de débilité. Mildred avait contracté le rhume, un soir, alors qu’elle était sortie, trop légèrement vêtue, et la toux qui s’ensuivit semblait ne pas vouloir se passer. Le médecin avait essayé de tous les remèdes et traitements imaginables, mais vainement. Son inquiétude était grande, car il adorait sa frêle et délicate compagne.

Or, un jour, qu’il dînait à un restaurant, il entendit chuchoter près de lui :

— C’est le Docteur Shade, disait quelqu’un.

— Ah ! oui ; ce médecin de talent dont la jeune femme est poitrinaire, hein ?

Le Docteur Shade devint pâle comme la mort. Comment ! On disait, dans la ville, que sa Mildred était poitrinaire !… Ce rhume… Cette toux… Mais, ce n’était rien, rien !… Il est vrai que, malgré tous les remèdes qu’il lui avait fait prendre, tous les soins qu’il lui prodiguait, elle continuait à tousser… une petite toux sèche, qui devait lui déchirer la poitrine…

— Je sais ce que je vais faire, se dit-il, et je le ferai, sans perdre un instant !

Un quart d’heure plus tard, il frappait à la porte du bureau de l’un de ses confrères, médecin déjà presque éminent, quoique tout jeune encore.

— Je suis venu vous voir, Mills, dit le Dr Shade, et je demande que vous répondiez franchement à la question que je vais vous poser… Me le promettez-vous, mon ami ?

— Si je le puis, répondit le Docteur Mills. Qu’est-ce, Shade ?

— Mills, demanda, d’une voix tremblante le Docteur Shade, avez-vous entendu dire déjà que Mildred était une femme malade ? Le mot : « poitrinaire » a-t-il été prononcé, en votre présence, alors qu’on parlait d’elle ?

— Mon Dieu, Shade… commença le Docteur Mills.

— La vérité, je vous prie, mon ami !

— Eh ! bien, oui !… Mme Shade est délicate, voyez-vous… et je vous conseillerais de l’emmener à la campagne, non pour un temps, mais pour toujours… Il faut à votre femme l’air pur des champs… sans quoi…

— Merci, Mills ! fit le Docteur Shade. Je vais suivre votre conseil, sans hésiter un seul instant. Merci !

Voilà comment il se faisait que le Docteur Harry Shade, qui avait été en passe de se faire une grande réputation à la ville, s’en vint, certain jour, s’installer sur les confins des dunes. Jamais il ne le regretta pourtant, car Mildred ne toussait plus. Elle serait toujours délicate, sans doute, mais sa santé ne laissait nullement à désirer maintenant.

Trois mois avant les évènements racontés dans les précédents chapitres, Mildred avait hérité d’une de ses tantes, sœur de sa mère. Tous comptes faits, elle aurait, dorénavant, un revenu de six cents dollars par année ; c’était presque une fortune, en ces régions isolées.

— Harry, avait-elle dit à son mari, un soir, il y a, à la banque, et disponibles tout de suite, plus de sept cents dollars… Or, je sais ce que nous allons faire de cet argent.

— Moi aussi, je le sais ; nous allons acheter un nouvel ameublement de salle à manger d’abord, n’est-ce pas ?

— Mais, non, Harry ! Ça ne presse aucunement l’ameublement de salle à manger… Ce n’est pas cela !

— Qu’est-ce alors, ma chérie ? Que désires-tu faire de ces sept cents dollars ? Les placer avantageusement ? Ce ne serait que sage.

— Pas du tout ! Pas du tout !… Nous allons… Devine !…

— Hélas, je ne suis pas bon devineur !

— Eh ! bien, nous ferons construire un hôpital ; voilà !

— Un hôpital !

— Mais, oui !… N’est-ce pas ton rêve d’avoir un hôpital, mon cher mari ? Faisons-en construire un !

Ce soir-là, les deux époux tracèrent des plans pour le futur hôpital, et au bout de deux semaines, les charpentiers se mettaient à l’œuvre.

Certes, ce ne serait pas un édifice imposant, avec flèches, minarets et tours ! Une simple construction en bois, d’un seul étage, contenant douze lits, et dont la façade serait peinturée par un peintre décorateur, de manière à donner l’illusion de pierres de taille.

Enfin, le rêve du médecin et de sa femme se réalisa : du côté est de leur bungalow, s’élevait maintenant une construction, surmontée d’une inscription en lettres découpées à jour : « Shade Hospital ».

Il n’y avait pas eu d’interne encore dans le nouvel hôpital ; mais on ne savait jamais à quel moment la chose pouvait arriver.

Le Docteur Shade et sa femme étaient allés faire une promenade sur les bords du lac Huron, du côté des dunes, après le souper. En revenant, ils arrêtèrent à l’hôpital, puis parvinrent à leur bungalow par un petit passage couvert reliant les deux bâtisses.

Huit heures sonnèrent, puis neuf heures. Les deux domestiques étaient couchés. Le Docteur Shade feuilletait un traité médical, Mme Shade faisait un travail à l’aiguille. Un grand silence régnait dans la maison et aux alentours ; de temps à autre seulement, s’élevait le cri de quelque oiseau nocturne, volant rapidement au-dessus des dunes.

Soudain, on sonna à la porte d’entrée. Le médecin et sa femme se regardèrent…

— Qui peut venir si tard ? s’écria le Docteur Shade.

— On vient te chercher pour un malade, probablement, Harry.

Le timbre de la porte résonna de nouveau. Le médecin s’empressa d’aller ouvrir, cette fois, et il fut très étonné de se trouver en face d’un homme de haute stature, portant l’uniforme de policier.

— C’est bien ici chez le Docteur Shade ? demanda le policier.

— Oui, M. l’Officier. Je suis le Docteur Shade. Entrez, je vous prie !

— Docteur, dit le policier, je me nomme Peter Flax… Je suis venu vous chercher… Pouvez-vous venir tout de suite ?… J’ai laissé un homme dans une cabane de branchages, là-bas, à cinq milles d’ici ; un homme malade, bien malade.

— Cette cabane, je sais où elle est, M. Flax… On la désigne sous le nom de la « Cabane du Mort », par ici. Cet homme qui est malade, est-ce un policier, lui aussi ?… Un de vos compagnons peut-être ?

— C’est mon… prisonnier, Docteur. Je crains fort qu’il ne soit pris des fièvres des dunes, le pauvre malheureux !

— Partons immédiatement !… Quand votre prisonnier est-il tombé malade, Monsieur ?

— Vers les quatre heures, cet après-midi, répondit promptement Paul Fairmount (on a deviné que c’était lui). Il s’était attendu à cette question et il avait préparé sa réponse. Je suis parti, presque immédiatement, pour me rendre ici.

— Mais ! Il est près de neuf heures et demie ! s’écria le médecin.

— Je le sais, répondit Paul, en souriant ; mais, cinq milles et plus à travers les dunes, lorsqu’on n’y est pas habitué !… D’ailleurs, je me suis, plus d’une fois, égaré et j’ai dû faire de longs et inutiles détours.

— James ! cria le Docteur Shade, en s’approchant de l’escalier du bungalow. Le canot-ambulance, tout de suite !

— Oui, M. le Docteur ! répondit une voix, aussitôt.

Mme Shade entra dans le bureau et, s’adressant à Paul :

— Monsieur, dit-elle, j’ai entendu ce que vous venez de dire au Docteur, mon mari… Un homme malade, dans la « cabane du mort » ?

— Oui, Madame, répondit Paul, en s’inclinant devant la jeune femme.

— C’est bien triste ! fit-elle. Mais tout sera prêt pour recevoir votre malade, quand vous reviendrez. Nous le soignerons de notre mieux.

— Je n’en doute pas, Madame, et merci d’avance ! J’ai vu que vous aviez un hôpital ?… C’est un luxe, en ces régions isolées.

Une teinte rosée parut sur les joues de Mme Shade : leur hôpital leur tenait au cœur à ces braves gens ; d’en entendre parler en termes si sincères, cela faisait grandement plaisir à la jeune femme.

— Votre malade sera le premier interne de l’Hôpital Shade, M. l’Officier, dit-elle.

— Tout est prêt, annonça, à ce moment, le médecin. Partons !

Par eau, la voie était plus directe. Paul fut surpris, lorsqu’il aperçut la « cabane du mort ».

Arrivés à destination, les deux hommes sautèrent sur la grève, puis ils s’emparèrent d’une civière, qu’ils prirent dans le fond du canot, et ils se dirigèrent vers l’endroit où Paul avait laissé le malade.

Aussitôt que le médecin eut jeté les yeux, sur Peter Flax, il hocha la tête et fronça les sourcils.

— Fièvre des dunes… murmura-t-il. Je crains bien qu’il n’y ait rien à faire pour le sauver !

— Vous ne croyez pas qu’il en revienne ?

— Non, je ne le crois pas… Mais, transportons-le au canot immédiatement. Je vois que vous lui aviez mis une compresse d’eau froide sur la tête, dit le médecin ; c’est ce qu’il y avait de mieux à faire aussi. Cependant, regardez : le linge est sec et brûlant… Pauvre diable ! ajouta-t-il, en posant sa main sur le front du malade ; il doit avoir près de 104 degrés de température. Hâtons-nous !

Mme Shade avait tenu parole ; tout était prêt pour recevoir Peter Flax, et quand Paul vit le lit blanc et propre, les oreillers moelleux, il eut un sentiment de réelle compassion envers celui dont il s’était vu obligé d’usurper le nom et la personnalité. Combien le policier eut apprécié le confort de l’Hôpital Shade, lui qui n’avait fait que se plaindre des inconvénients rencontrés, à chaque instant, en cheminant à travers les dunes !

Une surprise attendait Paul en sortant de l’hôpital : Mme Shade lui avait préparé un excellent souper. Avec quel appétit il mangea des mets succulents qui lui furent servis, le pauvre garçon !

Il fut décidé que Paul veillerait le malade, jusqu’à deux heures du matin, quand le médecin lui-même viendrait le remplacer.

Après avoir passé une heure à causer et fumer avec le Docteur Shade, Paul se rendit à l’hôpital, afin de remplacer James auprès de Peter Flax.