Éditions Édouard Garand (29p. 11-13).

CHAPITRE V

EXIT, PETER FLAX


Paul passa cinq semaines chez le Docteur Shade, et durant ces cinq semaines, il sut se rendre « utile autant qu’agréable », car, deux jours après les funérailles du policier, il arriva un malade à l’hôpital. C’était un cas d’opération, et notre ami se fit infirmier, aidant au médecin, le remplaçant, la nuit, auprès du malade, et lui rendant mille services fort appréciables… et appréciés.

À peine l’opéré eut-il été hors de danger, qu’on amena deux hommes, victimes d’un accident, et encore, cette fois, Paul ne ménagea pas son aide et ses soins, ni le jour, ni la nuit.

— Ma foi ! lui dit, un jour, en riant, le docteur Shade, vous devriez rester avec nous toujours, M. Flax. Vous êtes la perle des infirmiers, et je vais beaucoup vous manquer, lorsque vous serez parti.

— Et je pars demain, répondit Paul.

— Demain ! s’exclama Mme Shade. Si tôt !

— Il y a juste cinq semaines que je jouis de votre gracieuse hospitalité, Madame, répondit Paul. Le temps a passé vite, bien vite, trop vite !

— Vous serez toujours le bienvenu, quand vous voudrez venir nous voir, assura le Docteur Shade.

— Merci, Docteur !… Je ne l’oublierai pas, et si jamais j’ai l’heureuse chance de me diriger de ce côté…

— Pourquoi pas ? Le Cap Hurd n’est pas si éloigné de notre établissement que vous ne puissiez trouver facilement le moyen de venir nous rendre visite parfois, M. Flax, dit Mme Shade.

Mais l’heure du départ avait sonné. Paul, le cœur gros, et vivement reconnaissant et touché de la bonté du médecin et de sa femme, dut les quitter, et s’acheminer vers le Cap Hurd. Il partit, un après-midi, sur le canot-courrier.

Paul le savait bien, mille dangers étaient à craindre, une fois qu’il serait parvenu à destination. Heureusement, au moment de quitter l’établissement, le Docteur Shade lui avait remis une lettre, en le priant « de la remettre aux autorités », avait-il dit, en cachetant hâtivement l’enveloppe.

— Cette lettre vous concerne, M. Flax ; veuillez en prendre bien soin et la remettre personnellement à qui de droit.

Arrivé au Cap Hurd, une difficulté (difficulté prévue d’ailleurs) se présenta : Paul n’y ayant jamais mis les pieds auparavant, ignorait, conséquemment, où se trouvait le logement de celui dont il avait pris la personnalité et le nom. Que faire ?… Impossible de demander un renseignement, n’est-ce pas ?…

La difficulté fut vite tranchée cependant ; des voitures attendaient l’arrivée du canot, et un cocher vint s’offrir à conduire M. Flax chez lui.

— Tiens ! Bonjour, M. Flax ! Ca va mieux ?

— Comment va, Flax ?

Paul saluait gravement, à droite et à gauche. Toutes ces figures inconnues !… Oui, vraiment, le danger d’être découvert le guettait, à chaque pas, au Cap Hurd !

— C’est Mme Pérhier qui va être contente de vous revoir ! dit le cocher à Paul.

— Ah ! oui, répondit le jeune homme en souriant, à tout hasard.

Mme Pérhier ?… Qui était-ce que cette dame ?… Une parente ?… Une amie intime de la famille Flax (si Peter Flax avait une famille au Cap Hurd, ou ailleurs, ce dont Paul doutait fort) Ciel ! Comment s’y prendre pour se renseigner à propos de cette Mme Pérhier ?…

— Elle se porte bien, Mme Pérhier ? demanda-t-il, tout en se disant qu’il posait là une question pas très à propos, peut-être.

— Certes, oui ! fit le cocher. Vous savez, reprit-il, Mme Pérhier aurait pu trouver à louer votre chambre bien des fois, depuis votre départ ; mais elle a refusé de le faire. Non ! La chambre vous appartenait, disait-elle ; il y avait deux ans que vous l’occupiez, et elle n’allait pas la céder à personne.

Bientôt, la voiture s’arrêta, devant une maisonnette proprette, et Paul en descendit… La chance le favorisait : Mme Pérhier était sortie, ce qui lui exemptait la scène de bienvenue et choses de ce genre, que la brave femme n’eut pas manqué de lui faire. C’est une jeune servante qui le conduisit à sa chambre.

Lorsqu’il eut soupé, Paul s’enferma dans sa chambre, où il passa toute la veillée, sans être ennuyé par la visite de qui que ce fut. Au moment de se déshabiller pour se mettre au lit, la lettre du Docteur Shade glissa de sa poche et tomba sur le plancher. L’ayant ramassé, il s’aperçut que l’enveloppe s’était décachetée. Cachetée à la hâte par le médecin, au moment où le canot allait s’é- loigner du rivage, la gomme n’avait pas adhéré. Sachant que la lettre le concernait personnellement, il ne se fit pas scrupule de la lire.

Le Docteur Shade écrivait qu’il regrettait de voir partir M. Flax, d’autant plus qu’il considérait qu’il n’était pas encore tout à fait remis de la prostration nerveuse dont il avait souffert. Le médecin désirait avertir qui de droit d’une chose : c’est que le policier Flax avait (temporairement du moins) perdu la mémoire. Sans doute, la mémoire lui reviendrait, avec le temps ; mais, pour le moment, il ne paraissait pas se souvenir de ce qui s’était passé, même quelques mois auparavant.

« Je lui ai parlé de certains incidents qui ont eu lieu au Cap Hurd, en différents temps, écrivait le Docteur Shade, et M. Flax n’a pas eu l’air de s’en souvenir. Une prostration nerveuse laisse presque toujours des traces, et la perte de la mémoire est, plus souvent qu’autrement, le résultat de cette maladie ».

La lettre était longue, et Paul, en la lisant, se sentit fort rassuré. Comme il venait au Cap Hurd pour la première fois de sa vie, on serait sûr de parler devant lui d’évènements qui lui étaient parfaitement inconnus ; de là, des complications, des soupçons, puis des recherches, puis la découverte de la vérité.

Mais la lettre du médecin allait préparer les habitants du Cap Hurd à trouver le policier Flax presque totalement changé. Cette missive était donc un document fort précieux, et Paul la recacheta avec soin, avant de se mettre au lit, ce soir-là.

Le Docteur Shade ayant pavé le chemin de Paul, pour ainsi dire, tout se passa à sa satisfaction, et quand, un mois après son arrivée au Cap Hurd, il démissionna comme policier, on accepta sa démission avec soulagement, car on le considérait incapable de remplir ses devoirs. Puis, un jour, il annonça qu’il allait partir pour le Nord-Ouest… mais, qu’auparavant, il parcourrait les dunes, le goût lui en étant venu, à y cheminer avec son prisonnier Paul Fairmount.

Une nuit, il partit, se dirigeant, en effet, vers les dunes, non pas parce qu’il y avait pris goût, mais afin de ne laisser aucune trace de la direction qu’il allait prendre ; car il désirait atteindre un établissement, à une distance de trente-cinq milles du Cap Hurd, où passait la voie ferrée.

Depuis trois jours, Paul cheminait à travers les dunes, quand, un soir, alors qu’il s’était installé pour camper et passer la nuit, sous quelques maigres arbustes, il vit venir vers lui un jeune homme couvert de haillons. C’était un individu de haute taille, pâle, hâve même, et qui paraissait se traîner, plutôt que marcher, sur le sable.

— Monsieur, dit-il, en s’adressant à Paul, tandis que ses yeux dévoraient la miche de pain que notre ami tenait à la main, j’ai bien faim !

— Asseyez-vous auprès de moi, mon ami, et mangez, répondit Paul ; il y a, dans mon havre-sac, amples provisions pour deux.

— Je vous remercie, Monsieur, fit le jeune étranger, lorsqu’il eut mangé à sa faim. Je me rends au prochain établissement, pour y chercher de l’ouvrage. Est-ce loin encore ?

— À dix milles à peu près… Moi aussi, je me rends au prochain établissement, dit Paul ; si vous le désirez, nous ferons route ensemble.

— Je regrette d’avoir à refuser votre offre, répondit le jeune homme en se levant pour partir : mais je veux arriver à destination le plus tôt possible… Adieu… et merci !

— Attendez ! fit Paul. Personne ne voudra vous engager, vêtu en haillons comme vous l’êtes. Tenez, revêtez cet habit, ajouta-t-il, en retirant un complet brun d’une petite valise.

L’étranger ne se le fit pas répéter : il endossa le complet brun, et bientôt, il partait, emportant aussi quelques provisions de bouche et un peu d’argent.

Paul se dit qu’il ne reverrait plus ce compagnon d’une heure… Pourtant il se trompait. Le lendemain après-midi, alors qu’il cheminait sur les bords du lac Huron, il vit, d’assez loin, quelqu’un couché sur le sol, et qui paraissait dormir. S’étant approché de plus près, il reconnut son complet brun.

— Quelle imprudence de se coucher ainsi, en plein soleil ! se dit-il. Oui, c’est le jeune homme d’hier soir… Pauvre garçon ! Je vais l’éveiller, car il prendrait, à dormir ainsi sur le sable, un coup de soleil qui pourrait lui être fatal.

Mais le soleil trop ardent n’affecterait plus le jeune étranger maintenant, car il était mort. Tombé, épuisé, sans doute, sur le sable brûlant des dunes, il avait la tête enfouie sous les eaux du lac. Paul put constater qu’il devait être mort depuis deux ou trois heures déjà. Aussitôt qu’il serait arrivé à l’établissement, éloigné de cinq ou six milles encore, il préviendrait les autorités de sa lugubre découverte…

Or, au moment de partir, Paul, s’étant retourné pour regarder une dernière fois son compagnon de la veille, et le voyant étendu ainsi sur le sol, portant l’habit brun qui lui avait appartenu, à lui Paul… cela lui causa une étrange impression.

— On dirait que c’est la dépouille de moi-même… se dit-il. Ce cadavre portant mon complet brun… Ah ! il me vient une idée !… Jamais Peter Flax ne trouvera pareille occasion de mourir pour tout de bon !…

S’approchant encore une fois du cadavre, Paul suspendit au gousset de l’habit brun la montre de Peter Flax, qu’il avait toujours portée, depuis le décès de ce dernier. Il plaça aussi dans une des poches du complet que portait le cadavre le calepin du policier ainsi que son porte-feuille, dans lequel il laissa un billet de banque et de la menue monnaie, ainsi que des papiers. À l’annulaire de la main droite du mort il glissa une bague surmontée d’un camée, qui avait appartenu à Peter Flax ; ensuite, sans regarder derrière lui, Paul se dirigea vers le petit établissement, où il arriva durant la soirée.

Moins de huit jours plus tard, la nouvelle se répandit que le policier Peter Flax avait été trouvé, mort, sur les sables des dunes. Son visage, il est vrai, était méconnaissable, car un corps se décompose vite, dans le désert. Mais on avait reconnu son habit brun, puis on avait trouvé sur lui sa montre, son porte-feuille, son calepin, et sa bague surmontée d’un camée, que tous connaissaient, au Cap Hurd, pour l’avoir vue souvent.

— Pauvre Flax ! dirent les uns.

— C’était un brave garçon ! dirent les autres.

— Mais il était devenu fou, pas pour rire, depuis cette prostration nerveuse qu’il avait eue ! osa ajouter quelqu’un.

Telle fut l’oraison funèbre de Peter Flax le policier.


FIN DU PROLOGUE