P. Fort (p. 53-56).
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VI

LA CHASSE AUX CLIENTS — LES TERRAINS — L’OUVROIR
DES FILLES REPENTIES — EN RÉFÉRÉ

En ces tristes années où la vertu domine, le client devient rare, le temps heureux n’est plus où les passages, les galeries étaient envahis par une foule de birbes polissons, à la recherche d’une fille toujours occupée…

Il faut maintenant faire la chasse aux clients ; et combien reviennent bredouilles de ces chasseresses, qui n’ont certes pas la vertu de leur patronne mythologique !

Dépeuplé comme les autres terrains, paraît-il, celui de l’amour ; les âmes charitables ne manquent cependant pas qui ouvrent à leur intention de nouveaux bastringues où elles peuvent venir dresser leurs collets. Chaque jour, un entrepreneur aux idées malsaines installe une brasserie, un bal, un spectacle quelconque ; dans un décor qu’il suppose original, il trouve pour son lieu de débauche une appellation bizarre, et allez ! en avant la musique ! Ces dames accourent, lèvent la jambe, sont levées à leur tour. En quelques mois, les honorables propriétaires du lieu font fortune… ou faillite.

Ce qui me paraît admirable, c’est la tolérance (le mot est de rigueur) des propriétaires des immeubles où s’installent ces campements du vice. Je les soupçonne, ces bons propriétaires, pères de famille, être de ceux qui rédigent et font circuler des pétitions tendant à la suppression des couvertures illustrées ! Qu’importe, ou plutôt, que leur importe ! l’argent n’a pas d’odeur (sans cela il en exhalerait une bizarre en ce cas), et le loyer est toujours payé d’avance,

Bons pères de famille, permettez-moi de vous signaler l’existence, ignorées de vous probablement, de nombreuses brasseries à femmes, situées précisément tout à l’entour des collèges et des lycées que fréquentent les fruits de vos entrailles, pétitionnez, je vous prie !

Je crois que cette fois, vous n’obtiendrez pas gain de cause ; depuis des temps immémoriaux, en effet, nombre de filles, isolées, soumises ou non, vivent des économies des jeunes potaches, et les brasseries n’ont guère d’autres ressources.

En fait de ressource, il y aurait bien le référé dont vient d’user un propriétaire vraiment scrupuleux, celui-là, et dont on ne peut que louer l’initiative.

Un lit dans les journaux du 14 décembre 18[illisible] « Par ordonnance du président des référés, [l’établissement] ouvert au no 18 de la rue Soufflot vient d’être fermé.

« Cet établissement avait pour enseigne : Ouvroir des filles repenties. »

Le propriétaire n’avait loué le local affecté à l’Ouvroir qu’à la condition que la décence, le bon ordre et la tranquillité régneraient dans la brasserie.

Le titre était prématuré.

Eh bien, mais, messieurs les propriétaires, voilà une occasion de sortir votre vertu ! Par référé, obtenez de vous séparer des brasseries qui font l’ornement des rez-de-chaussées !

Farceurs ! vous savez tout aussi bien que nous que ces boîtes à prostitution font plus de mal à vos enfants que la vue de la couverture de l’Amour à Paris, dont la lecture certainement dut bien dérouter les pions voleurs qui saisirent, eux, le livre suivant la formule : « Confisqué jusqu’aux grandes vacances ! »

Et cependant, ce serait œuvre pie que de les fermer, ces boîtes qui, seules, gagnent encore de l’argent, grâce à leur jeune clientèle ; les autres végètent, périclitent, ferment peu à peu. Entrez dans une de ces brasseries, il y a deux ans si bondées de consommateurs, emplissant les rues de leurs hommes-sandwichs, avec leurs affiches-réclames impudentes et impudiques. À peine dix consommateurs restés habitués, les femmes s’abrutissent, dorment sur les banquettes ou jouent au rams ou à la manille.

Et on se plaint ?… Mais notre fin de siècle me paraît si morale…

À moins que…

Aussi, quand ces faméliques amoureuses tombent sur un miché sérieux, ne serait-ce que d’apparence, fourvoyé par là par hasard, il y a bataille, accaparement ; c’est à qui l’hébergera, moyennant finance, toujours ; et la scène du jugement de Pâris se renouvelle avec un cadre plus moderne. C’est à celle qui laissera le mieux voir des horizons pleins de… promesses que sera décernée la pomme. Pauvre berger !

Dans ces batailles, on joue parfois à qui perd gagne. La physiologie du lapin ayant déjà été traitée ailleurs, nous ne la recommencerons pas.

Si les malheureuses gardent le silence sur les lapins, elles clament bien haut les louis reçus ; c’est si rare maintenant.