P. Fort (p. 47-53).
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V

AU TRAVAIL — À L’HÔTEL — À L’ÉGLISE — EN OMNIBUS
UNE VEUVE — FRUIT VERT — L’ABANDONNÉE

En montant le faubourg Saint-Denis, le soir vers huit heures, le passant coudoie un nombre considérable de femmes battant le pavé, en quête d’un client ; les rues d’Aboukir, de Cléry, du Caire, Saint-Denis, enfin tout ce quartier si vivant, si affairé le jour, est occupé par le même personnel. Des filles ? Oui, sans doute, la plupart inscrites à la préfecture, ayant leur carte bien en règle ; d’autres travaillant clandestinement, peureuses, l’œil et l’oreille au guet, promptes à détaler à la moindre alerte. D’où sortent celles-là ?

Des ateliers de fleuristes, cartonniers, polisseurs, bijoutiers en toc. Elles sont dans le jour des ouvrières travailleuses, habiles, exactes. Le soir venu, elles se prostituent pour augmenter le salaire quotidien. Pour quelles raisons ? quel est leur mobile ? Les unes par économie, par prévoyance, amassant ainsi pour pouvoir se trouver à l’abri du besoin dans leurs dernières années ; les autres pour subvenir à l’entretien d’un ménage trop lourd ; d’autres enfin pour pouvoir disposer de sommes plus fortes en faveur d’un amant peu scrupuleux.

Elles ne travaillent que le soir, celles-là ; il en est qui n’ont que l’apparence d’ouvrières ou de domestiques pimpantes, accortes et qui sont en réalité des prostituées enrégimentées et encartées, se souciant des ordonnances de police comme de leur premier amant, narguant les agents quand elles ne les obligent pas. Elles s’en vont à travers les rues, les boulevards, les places, les jardins, le nez au vent, les mains dans les poches de leur tablier ou de leur jaquette.

L’œil au guet, elle allume le vieux qui l’a suivie, se met à son pas, le laisse entamer la conversation, répond modestement, les yeux baissés, et se laisse finalement entraîner dans un hôtel meublé du voisinage.

D’autres, dédaignant ces préparatifs, s’en vont droit à la chambre du voyageur, de complicité avec les garçons, rétribués pour les renseignements qu’ils fournissent.

Le voyageur encore au lit, voit se présenter une courtière en toutes sortes de marchandises, mais qui, en réalité, n’en a qu’une à vendre ; elle se fait très aimable pour amadouer le client. Celui-ci serait par



La toilette de l’horizontale.
trop vertueux s’il ne risquait quelques plaisanteries… manuelles, dont on ne se défend que faiblement ; en fin de compte, la pauvre courtière, séduite par les belles paroles et les airs engageants du client, cède, moyennant payement d’avance, à un entraînement bien naturel, — elle n’est venue que pour cela.

Quelques-unes travaillent à l’église, principalement en mai, aux cérémonies du soir : quittant le trottoir, elles pénètrent dans l’église, cherchent les coins sombres, se postant près des portes. Elles n’ignorent pas que la célébration des fêtes du mois de Marie attire autant de curieux que de fidèles, et elles espèrent entamer une affaire, soit pendant l’office, soit à la sortie.

Autour de la Bourse il en rôde toute une catégorie, pour la plupart casquées du bonnet blanc des petites bonnes, ceinturées du tablier ; elles Bavent que les coulissiers sont quelquefois généreux, et surtout qu’il y a une quantité innombrable de vieux dans ce quartier.

Et les bureaux d’omnibus ? Les plus fréquentés par ces voyageuses pour rire sont ceux de la Madeleine, du carrefour Châteaudun, de la Trinité : les affaires y sont actives sans être extraordinairement brillantes.

Voyez passer cette jeune veuve, aux longs voiles de crêpe l’enveloppant de la tête aux pieds, sans toutefois dissimuler une taille ronde et svelte, elle s’en va lentement, comme terrassée par un chagrin récent. Consolez-la, bon passant ! les temps sont durs, vous y parviendrez avec un demi-louis.

Si ce spectacle ne séduit pas la moraliste, qu’il [mot effacé] abandonne le trottoir pour l’allée ombreuse du Jardin des Tuileries ; enfin, sa vue peut se reposer sur ce gai tableau : une jeune mère, assise au pied d’un arbre, un livre à la main, surveille les ébats d’un bambin s’escrimant après son cerceau ou sa balle. Enfin, voilà donc la vertu !

Tu n’y es pas, pauvre homme ! cette jeune personne t’attend, toi ou un autre, et le gamin, loué à une voisine ou à la concierge, est un rabatteur inconscient. La preuve : il t’a aperçu, et du plus loin qu’il le peut, il t’envoie son cerceau dans les jambes ; si tu es inattentif. tu risques de t’étaler, peu importe, tu as le cerceau ; le gosse, loin de venir le chercher — il a le mot d’ordre — s’est réfugié dans les bras de sa prétendue mère qui te regarde en souriant. Seras-tu malhonnête ! Ne remettras-tu pas le cerceau dans les mains du baby effarouché, avec un petit mot aimable à la mère ? Allons donc ! Vas-y, vas-y ; là, maintenant que la conversation est entamée, je te donne le temps et l’argent, moyennant quoi tu laisseras ta vertu de côté, et l’argent aux mains de la dame.

Ce petit tableau est si peu exact qu’à de certains moments les vraies mères sont fort empêchées de trouver un coin propre pour pouvoir faire un peu respirer l’air à leurs bébés, bien à elles, ceux-là.

Nous avons encore le coup de l’enfant, à l’usage des amateurs de fruits verts : c’est une fille de seize à dix-huit ans, en paraissant à peine quatorze, qu’on loue très cher aux amateurs, en leur garantissant, non sur facture — ces dames n’en donnant pas — une virginité, déjà loin, hélas !

Nous en aurions fini avec les jardins publics si à la tombée de la nuit nous ne voyions apparaître une pauvre jeune femme à l’air désolé, un mouchoir blanc à la main, dont elle tamponne par instants des yeux secs et brillants ; elle vient lentement à vous, et si vous n’êtes pas vertueux, si vous êtes seulement compatissant, vous n’hésiterez pas à lui demander la cause d’un si grand chagrin. Elle répond à peine, par mots entrecoupés, que vous n’écoutez pas, tout occupé que vous êtes à regarder se soulever, bondir une gorge appétissante.

Malgré votre Inattention, vous avez cependant compris que la pauvre fille se dirigeait

Sur les bords fleuris
Qu’arrose la Seine.

pour aller piquer une tête et terminer ainsi une existence qui lui est à charge depuis que son adoré l’a plaquée.

Vous empêcherez ce suicide, vous réconforterez la malheureuse par de bonnes paroles, un dîner plantureux et vous noierez ce gros chagrin dans le fond des verres. Après, je vous le demande, que pourra vous refuser une créature que vous aurez ainsi rendue à la vie…

Quand on pense qu’il y en a qui seront plus incommodées par une digestion pénible que par l’excès de leur reconnaissance, et qui profiteront d’une absence prétextée par le besoin d’air pour se trotter avec votre porte-monnaie qu’elles vous auront subtilisé, sous prétexte de conserver un souvenir de vos bonnes relations !

Quittez Paris, fuyez cette ville perdue comme on fuit la peste ; dans le wagon vous trouverez une délicieuse créature qui vous aidera à tuer les longues heures de la route. C’est encore un souvenir de la moderne Babylone, la dame qui fait les chemins de fer.