P. Fort (p. 30-47).
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IV

LA TRAGIQUE HISTOIRE

C’était au grand 18, dans une maison de marque. La proximité de l’École militaire entretenait une clientèle renouvelée juste à temps par les changements de garnison ; la fatigue aurait pu faire déserter la maison. La patronne était très digne,

Depuis douze ans, elle en avait alors vingt-neuf, madame tenait l’établissement, seule, et elle songeait ce soir-là, souriant à ces dames sans les voir, que quatre années encore lui suffiraient pour atteindre le résultat fixé ; encore quatre ans d’une vie dont elle se lassait enfin, et à son tour, elle pourrait se reposer, se coucher de bonne heure, n’avoir plus tout ce bruit, ce tapage autour d’elle ; elle pourrait enfin jouir de la vie paisible, ambitionnée dès les débuts.

Et son secret qu’elle pourrait enfin dévoiler, son enfant qu’elle n’aurait plus à cacher, à élever loin de ce cloaque, cette pourriture, comme elle disait dans les heures de dégoût ; son fils qu’elle avait placé en pension, chez un brave homme d’instituteur, à l’autre bout de Paris ; il suivait les cours d’un lycée et, quand il aurait l’âge, il concourrait pour Saint-Cyr.

Et son sourire se faisait malicieux en rêvant à son grand garçon en uniforme coquet, sortant les mercredis et les dimanches pour venir embrasser sa mère, rentière aisée dont il ignorerait toujours la véritable profession ; le mensonge vraisemblable conté dès sa petite enfance, continuant. Elle lui dirait en temps voulu qu’elle avait cédé son magasin de tissus, placé à dessein dans la grande banlieue, pour éviter qu’une idée prit au gamin de vouloir y venir. À l’instituteur, elle avait dit qu’il était impossible, dans son commerce, d’avoir un enfant près d’elle, et aux vacances, à part un voyage de quelques jours, une escapade pour la mère et l’enfant, elle le confiait à ses soins paternels.

Elle pâlit, au milieu de la joie de ses pensées, en recevant une lettre que le facteur venait d’apporter ; elle se faisait écrire chez une amie pour éviter la découverte de ce qu’elle cachait si bien, et ses lettres ne lui parvenaient du pensionnat qu’avec un retard. Vivement elle fit sauter l’enveloppe et parcourut les quelques lignes ; le visage décomposé, elle frappa un grand coup sur un timbre placé près d’elle et, la sous-maîtresse accourue, elle quitta la caisse.

— Anna, je vous laisse la maison ; veillez bien, ma fille…

— Mon Dieu ! Madame, qu’arrive-t-il ? Vous êtes toute pâle.

— Un malheur, ma fille, un grand malheur…

Et vite, un chapeau planté sur la tête, un manteau Jeté sur ses épaules, elle courut à la station de voitures.

Son enfant malade ! « Maladie grave » disait la lettre. Elle l’avait vu le dimanche précédent, toujours plein de santé, de force. Qu’est-ce qu’il pouvait avoir ? Et la lenteur du fiacre l’exaspérait ; elle avait envie de descendre, de se mettre à courir, convaincue qu’elle irait plus vite que la rosse qui la trimballait d’un trot endormi. Et tout Paris à traverser, une bonne heure à rester là, dans cette boîte, à se manger le sang ! Elle abaissa vivement la vitre, se pencha à la portière :

— Va donc, vieux ! Cent sous si ton cheval galope.

Le cocher allongea trois ou quatre coups de fouet au cheval qui rua, se secoua, allongea le trot ; quand la bête faisait mine de reprendre son allure paisible, le cocher la fouaillait.

— Qu’est-ce qu’il a ? Où est-il ?…

— Ah ! Madame !…

L’instituteur balbutiait, hachait des mots sans suite, sans parvenir à trouver la phrase consolatrice qui devait préparer la mère à souffrir, une phrase longuement triturée que son arrivée brusque, dans la nuit, avait fait fuir, et une lanterne dansait au bout des doigts tremblants du vieux qui restait effaré.

Du coup la femme comprit, son enfant était mort ! Tout ce qu’elle comprimait depuis longtemps sous un vernis de bon ton, exagérant les manières d’une vraie dame, qu’elle s’efforçait de maintenir, reparut à ce moment, sa nature s’épancha.

— Remue-toi un peu, fit-elle rudement, et prenant la lanterne que l’homme semblait ne plus pouvoir tenir, elle lui intima :

— Conduis-moi.

À pas traînants, comme s’il était paralysé, le bonhomme marcha vers l’infirmerie, une pièce sombre où dansait la lueur papillottante d’un bec de gaz à



Quand au Monsieur, il resta cloué au plancher…

demi-baissé ; dans un angle, sur un petit lit de fer, une forme grêle aux contours accusés par les draps qui la couvraient, immobile, dans la rigidité de la mort.

Comme une masse, la mère vint s’abattre sur le lit, prit le petit cadavre à pleins bras, l’étreignit, le serra contre elle, sur sa poitrine, pour lui donner un peu de sa chaleur, le faire revivre sous ses baisers, ses caresses, ses larmes ; elle le berçait, lui murmurant à l’oreille des paroles tendres, des mots que les mères seules connaissent, et dans ses larmes, dans ses caresses, elle s’écriait :

— Mon mignon, mon chéri, écoute-moi, réponds-moi, dis-moi que ce n’est pas vrai, que tu dors seulement, que tu vas te réveiller, m’embrasser… Qu’est-ce que tu as, dis, mon chéri ? Je te guérirai, va, moi, ta petite mère ; tu verras comme tu seras beau quand tu seras guéri !… Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait ces gens-là ? Ils t’ont fait bobo, dis ? Ça ne sera rien, ça se passera…

Elle devenait folle, d’une folie de bête dont le petit est blessé, qui le défendra jusqu’à la mort…

Lâchant le petit cadavre, elle se dressa devant le bonhomme qui se tenait au pied du lit, l’air inquiet devant cette douleur, effrayé du tort que ce décès, chez lui, allait faire à son établissement.

— Qu’est-ce qu’il a eu ? Comment c’est-il arrivé ?

Embarrassé, bredouillant, l’instituteur entra dans de longues explications.

On ne savait pas — le médecin n’avait rien pu dire, il n’avait rien compris au cas ; — il avait dit d’abord que ce ne serait rien… et puis le troisième jour, une mauvaise fièvre ! un transport au cerveau…

Il hachait ses phrases, perdu dans ses mots qu’il rattrapait avec des… alors… et alors… La mère ne l’écoutait plus, elle était retombée sur le petit lit, prostrée, anéantie ; ses larmes doucement coulaient sur le drap en grosses gouttes qui s’épandaient, fondaient, bues par la grosse toile qui s’amollissait sous la pluie chaude qui ne cessait de couler de ses yeux.

Avec ses larmes, son courage fondait, elle s’attendrissait, sans forces maintenant pour lutter, continuer la vie, cette vie double dont elle n’avait montré là que le côté honnête, strict, d’une brave bourgeoise élevant honorablement son enfant.

Elle recommençait à geindre, au milieu de ses pleurs, se lamentait, pleurait sa vie perdue, son suprême espoir déçu, emporté par la catastrophe vengeresse ; et le besoin qu’elles ont toutes de se confier au passant, de pleurer leurs peines au premier venu, lui faisait entamer un récit qui stupéfiait, indignait l’honnête homme qu’était l’instituteur.

— Monsieur… je n’avais que lui et j’en étais si fière !… Il était si gentil, si doux… et beau !… J’avais tout mis sur sa petite tête… Je le voyais en rêve à Saint-Cyr, en uniforme… le dimanche, il serait venu… on sortait ensemble, moi à son bras… et maintenant !…

Elle leva les bras, s’exclama :

— Pourquoi tout cela, maintenant ? Qu’est-ce que ça me fait d’avoir une boîte qui marche, qui gagne gros, puisqu’il n’est plus là pour en profiter ?… C’est fini, je ne veux plus rien faire… en rentrant, je fermerai, je vendrai… je céderai à Anna… j’en ai assez de ce chahut : avec les deux cent mille déjà de côté, je vivrai… Monsieur fera ce qu’il voudra.

Elle se tourna vers le bonhomme resté debout devant elle, heureux de voir sa douleur s’exhaler en un flux verbeux, toujours inquiet d’une nervosité qu’il ne soupçonnait pas chez cette grosse petite femme.

— Voyez-vous, on est puni… Quand je pense que je ne voulais que lui… Après, quand il en est venu d’autre… je les ai décrochés… Oui, trois fausses couches, pour qu’il soit seul, monsieur, pour qu’il ait notre fortune à lui tout seul… C’était bien la peine… Et maintenant il est là… il est là…

Elle répéta — il est là — machinalement, pendant une minute, sans comprendre ce qu’elle disait.

L’instituteur était tout ému de cette révélation choquante des trois fausses couches. Cette entrée dans l’intime secret de la vie de la femme lui rendit de son équilibre ; il eut un : Calmez-vous, Madame ! empreint d’une autorité presque paternelle.

Mais elle tenait à se soulager entièrement ; dans son idée, elle pensait que la confession complète de l’ignoble métier qu’elle avait toujours caché à l’instituteur lui démontrerait mieux la grandeur du sacrifice — hélas ! inutile — qu’elle s’imposait depuis la naissance de l’enfant.

— Vous pensez, Monsieur, ce n’était pas pour moi, c’était pour lui… afin qu’il ne puisse pas rougir de sa mère… Plus tard… je ne voulais pas qu’on sache… Monsieur, croyez-vous que c’est une existence, quand on est mère… vivre dans ce milieu-là ! Toutes les soirées, je ne pensais qu’à lui… Quand la recette était bonne, j’étais si heureuse !… Et on travaille, au 13 !… pensez à côté de l’École et les usines de Grenelle.

Enfin, je m’étais privée de le voir… de l’avoir toujours auprès de moi… ; d’abord, c’est défendu dans les maisons… mais enfin j’aurais pu, n’est-ce pas, le mettre en pension à Grenelle et avoir un appartement à côté… Mais je voulais qu’il ignorât toujours… Mon Dieu ! si plus tard il avait su, il avait appris… Si on était venu lui dire… Tes parents tenaient un… une maison publique… J’en serais morte, Monsieur…

Maison publique — fit sur l’instituteur l’effet d’un coup dans le creux de l’estomac : son cerveau s’éclairait, le voile impénétrable était déchiré ; il comprenait enfin le souci de se dérober, de se cacher, qui la hantait toujours ; il s’expliquait la correspondance passant par l’intermédiaire d’une amie.

Il eut une grimace d’indignation et de dégoût. Certes, il soupçonnait une irrégularité dans la vie de cette femme, mais cela ! mais cela…

Son autorité lui revint tout entière, il eut envie de jeter le petit cadavre dans les bras de sa mère et de crier :

— Emmenez-le ! emportez-le ! Allez-vous en !

Puis il s’apaisa, la réflexion lui vint : d’abord, c’était impossible matériellement, le décès était déclaré, et puis en la mettant habilement sur la voie, en la ménageant, la prenant adroitement, elle ferait de belles funérailles à l’enfant, et s’il était chargé de les organiser, il pourrait y retrouver un peu de ce que cette mort lui faisait perdre ; il mit un temps convenable et, posant sa main sur l’épaule de la mère qui pleurait toujours, agenouillée maintenant au chevet du lit :

— Je conçois que vous éprouviez une grande douleur, Madame, mais vous devez aussi songer à vous. Ne vous exaltez pas, songez qu’il va vous falloir encore bien du courage… Allons, venez.

Il la prit par les bras, la souleva, la mit sur ses pieds, l’entraîna hors de la salle funèbre.

Ils traversèrent la grande cour, entrèrent dans le parloir où pétillait un feu maigre.

— Je vous attendais d’heure en heure — commença le bonhomme, les yeux fixés sur la lampe qui charbonnait, tout à son idée qu’il s’agissait de faire glisser délicatement à la mère au cœur endolori — mais le retard qu’a subi la lettre m’explique l’heure tardive de votre arrivée. Croyez, Madame, que rien n’a été épargné pour préserver la vie du pauvre enfant…

La mère sanglota.

— … Malheureusement, les décrets de la Providence… ce qui est écrit là-haut…

Il s’embrouillait ; trouvant sa phrase mal commencée, il la reprit.

— Écoutez-moi, madame : certes, votre douleur est légitime, mais il faut penser au présent ; que comptez-vous faire ? Elle le regarda les yeux troubles, noyés de larmes, sans comprendre.

Un peu impatienté de se voir incompris à demi-mot, l’instituteur insista :

— … Les obsèques !

Mais à ce mot, la mère redoubla de sanglots. Il se leva tout à fait irrité et, pour laisser passer le flot, se mit à marcher de long en large : de temps à autre ses épaules s’agitaient, secouées autant par un frisson rapide que par l’ennui de voir que la scène menaçait de se prolonger indéfiniment.

Il prit un parti.

— Il ne faut pas tant pleurer, Madame, fit-il doctoralement, vous vous épuiserez sans rien changer à ce qui est.

La femme, par une docilité qui fait le fond de ces natures de filles, s’arrêta de sangloter, ses larmes coulèrent sans effort, elle les essuyait lentement, se tamponnant la figure à petits coups de mouchoir pendant que l’instituteur, scandant ses mots comme pour bien les lui faire entrer dans la cervelle, débitait son discours :

— Dans la triste circonstance, je comprends que vous ne soyez pas en état de juger sainement ce qu’il conviendrait de faire ; ne pensez-vous pas qu’il serait préférable de vous en rapporter complètement à moi ? J’ai déjà dû m’occuper des premières formalités à remplir, il suffirait d’une simple signature de votre part…

Elle fit : Oui, de la tête, incapable de parler.

Il ajouta :

— Je ferai de mon mieux — troisième classe, n’est-pas ? l’enfant était très sympathique à ses petits camarades, ils lui rendront les derniers devoirs…

Elle ne répondait pas, ne l’entendait plus… Lui, détaillait, à perte de vue, vivait devant elle la cérémonie ; très organisateur, son sang se fouettait à l’idée d’une belle cérémonie qui ferait sensation dans le quartier.

Quand il s’arrêta, malgré l’intérêt qui le tenait éveillé, il eut un bâillement étouffé. Il était tard, depuis la veille, il vivait dans une angoisse de la première entrevue avec les parents ; il était soulagé maintenant ; il n’avait pas eu à subir, comme il le craignait, le choc du père dont l’allure débordante l’effrayait un peu — maintenant il était le maître… des gens qui tenaient un… S’il avait su !…

La femme pleurait doucement, accroupie dans le fauteuil sans parler de départ. Le bonhomme s’ennuyait. Est-ce qu’elle voulait coucher là ?… Ah ! mais non, par exemple !…

— Madame ! il se fait tard… et si vous avez des dispositions à prendre…

Elle sursauta.

— Oui… oui… je m’en vais… il faut que je prévienne le père… Ah ! mon Dieu !… Que va-t-il dire ?… Que va-t-il devenir ? le pauvre !

— Je me charge de tout, c’est entendu, sauf des lettres. — Ah ! ce n’est pas la peine… vous comprenez… dans notre situation… nous n’inviterons personne… On en enverra plus tard.



Il eut une grimace d’indignation, de dégoût.

L’homme eut un geste de satisfaction ; il craignait un débarquement de toute espèce de monde qu’il entrevoyait vaguement, avec une craintive horreur, se livrant continuellement à une pantomime obscène.

— Mon Dieu, ma pauvre madame ! quel malheur vous est arrivé ?

La femme tomba dans les bras de la sous-maîtresse avec une reprise de sanglots qui lui arrachaient la gorge.

— Mon pauvre enfant… est mort !… finit-elle par articuler.

Anna eut un rapide sourcillement, puis elle tira son mouchoir et essuya une larme mal venue.

— Ne pleurez pas tant, ma pauvre Madame… conseilla-t-elle, vous vous rendrez malade… Il faut vous coucher et dormir… si vous pouvez ; tâchez de reposer un peu… cela vous fera du bien ; vous êtes dans un état… Mon Dieu ! Pauvre Madame !

La sous-maîtresse était elle-même dans un état singulier d’agitation. La nouvelle de cette mort rendait plus précise, plus proche la réalisation d’Une espérance que lui avait donnée Madame.

Peut-être se retirerait-elle plus tôt et la maison lui était promise.

La mère se coucha, déshabillée, bordée par Anna qui se montrait d’une tendresse filiale pour elle ; à peine couchée son gros chagrin s’étouffa dans un soupir d’enfant et elle s’endormit terrassée par l’abus des larmes versées.

Au matin, Anna, sans déranger Madame, fit prévenir Monsieur par le garçon, puis elle réunit les filles et leur fit part de la douloureuse nouvelle. Ces dames, navrées, parlèrent d’une cotisation à verser pour l’achat d’une couronne ; la sous-maîtresse approuva le projet et leur annonça que probablement elles seraient convoquées pour la cérémonie. Il fallait le plus possible se mettre en noir ou tout au moins éviter les choses voyantes.

Elles s’éloignèrent ensuite, parlant bas, comme si le petit mort eût été dans la maison.

Comme elles commentaient l’événement, l’une d’elles demanda quelle inscription on ferait mettre sur la couronne.

La discussion fut longue ; on finit par s’entendre ; il était Impossible de mettre : À notre patron, puisque c’était un enfant. Celle qui avait proposé une inscription trouva : À notre ami — Regrets.

Toutes tressaillirent, au milieu de la conversation, le timbre de la porte d’entrée avait retenti. C’était Monsieur ; on l’entendit grimper vivement chez Madame, puis plus rien… Au bout d’une demi-heure, la sous-maîtresse se décida à frapper à leur porte. Sur un : Entrez ! mouillé de larmes, elle pénétra : au chevet du lit, dans un fauteuil, Monsieur, le regard terne, le dos voûté, les coudes sur les genoux, la tête dans ses mains, fixait les yeux à terre, l’air abruti. Dans son lit, Madame pleurait.

Anna, après avoir présenté ses respects à Monsieur, entama délicatement la question des funérailles ; elles devaient avoir lieu le lendemain matin, d’après l’instituteur ; Monsieur et Madame allaient du reste partir pour revoir encore une fois le pauvre petit avant la mise en bière.

— Anna, j’ai confiance en vous, dit gravement Monsieur, je vous confie la maison à gérer pendant mon absence ; je suis sûr que vous veillerez comme pour nous.

— Monsieur peut compter sur mon zèle, répondit la sous-maîtresse.

D’ordinaire, les patrons s’absentaient sans une recommandation à Anna ; celle-ci crut trouver dans les paroles de Monsieur une promesse engageant l’avenir.

Ç’avait été décidé, ces dames assisteraient à l’enterrement, comme Anna l’avait prévu et annoncé le matin dès huit heures.

Les clients n’étaient pas attendus à cette heure matinale ; la maison se vida, laissée à la garde du garçon de salle.

Marchant deux par deux, graves, recueillies, pas trop fardées, ces dames, sous la conduite de la sous-maîtresse, semblaient des pensionnaires de ces institutions de charité dans lesquelles des femmes pieuses recueillent des abandonnées.

Les voitures attendaient au coin d’une rue désignée afin de ne pas éveiller l’attention. Correctes, elles montèrent sans un mot prononcé trop haut ; mais sous cette réserve et malgré la compassion pour le chagrin de cette pauvre Madame, si éprouvée, se lisait sur leur visage une joie débordante de jouir du plein air, de la promenade en voiture, ces grandes voitures si bien suspendues, au bercement si doux. Une qui risqua une réflexion graveleuse fut vigoureusement chutée, par exemple.

Ébahis, les cochers ricanaient, se jetaient des coups d’œil en rigolant ; observateurs de tous les genres de clients qu’ils voiturent, ils avaient deviné à quelle institution appartenaient leurs clientes.

On arrivait… En voyant débarquer ce couvent, l’instituteur eut un geste d’effroi indigné. Ces filles chez lui ! dans sa maison ! auprès de ses élèves !!! Il eut un instant l’envie de faire rentrer dans leurs classes les élèves qui étaient déjà formés en cortège ; le maintien modeste des pensionnaires de Madame le rassura à demi ; il n’en garda pas moins une mine extrêmement contrariée et fut très raide avec le père et la mère.

Sous le porche, transformé en chapelle ardente, le petit corps attendait. Le maître des cérémonies annonça :

— Quand la famille voudra !

Monsieur avait amené un intime ; ils se placèrent derrière le char ; aux quatre coins pendaient des cordons, des enfants les prirent, l’air gauche, et le cortège se mit on marche. Derrière Monsieur et l’intime marchaient les élèves, par classes, suivi des pions réquisitionnés, puis l’instituteur, avec le professeur de la classe du petit mort ; et enfin ces dames, toujours pilotées par Anna. Madame, trop faible pour marcher, était restée dans une voiture à galerie argentée, avec une des filles qui avait mission de veiller sur elle,

À l’église, ce fut convenable, L’instituteur aurait voulu de la musique, mais le prix élevé l’avait fait réfléchir : il n’y eut que les prières des morts chantées en faux bourdon. Pendant toute la cérémonie, le bonhomme fut agité, à tout moment il se remuait, jetait des regards de côté, sans doute dans la crainte des scandales que ces filles devaient inévitablement provoquer.

Une odeur lourde, bizarre, où l’encens s’amalgamait au patchouli, à l’héliotrope blanc, prenait légèrement à la gorge…

L’instituteur poussa un soupir quand ce fut fini.

En route pour le cimetière, il dit au professeur, son voisin :

— Je crois qu’il est inutile de prononcer le discours. Avec ce monde… quelques mots suffiront.

Le 13 était presque plein ; le soir, beaucoup des habitués venaient finir de manger leur paye, et cependant il régnait comme un air de tristesse dans les deux salons.

Les Italiens dans leur coin jouaient plus lentement, en sourdine, des airs tristes. Madame était absente, couchée. Monsieur restait auprès d’elle. Anna, à la caisse, fronçait les sourcils, de temps à autre appelait une fille, semblait la réprimander, l’exciter du geste ; elles répondaient d’un mouvement triste, las, dans un état d’âme à ne pas pouvoir travailler…

— Ma parole… c’est désolant, bougonnait la sous-maîtresse ; huit jours comme ça et la boîte serait fichue !

Les clients étonnés, gueulaient plus fort, pour entraîner les femmes dans leur gaieté ; les consommations marchaient encore, mais les femmes causaient toutes du même sujet : enterrement, mort, maladie ; et à chaque client qui entrait, c’était la même histoire reprise, détaillée, commentée, enjolivée déjà. À la fin, un des hommes, impatienté par ces récits funèbres, assit une fille sur ses genoux, fourrageant d’un geste brutal sa courte chemisette de surah.

Zut ! cria-t-il, tu nous em…, mets-y un crêpe et n’en parle plus !