P. Fort (p. 27-29).
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III

LA CASERNE — LA REMONTE

La caserne, pour l’armée du vice, est le dernier refuge, celui où la fille n’ira s’abriter qu’au dernier moment, sachant que dans ce lieu elle abandonne tout ce qui est son humble personnalité ; elle devient là une machine à plaisir qui n’a même pas le droit de refuser ce qui lui déplaît, comme elle le peut faire quand elle est libre sur son trottoir.

En entrant, elle prend un nom de guerre, et voilà son incorporation accomplie ; à partir de ce moment, elle n’a plus rien à elle, mais, en revanche, elle est nourrie, couchée, blanchie… et volée. Le peu qu’elle gagne par ses pourboires revient vite à la caisse de la maison.

Et encore, pour cet abandon de tout son être, elles n’ont droit qu’à être respectueuses envers leurs tyrans mâles et femelles. La directrice de la maison, qui les exploite, les dépouille, les pressure, les considère de même essence que le négrier considère ses esclaves.

Lorsque Madame paraît à la table commune, tout le monde se lève et personne ne peut s’asseoir que madame ne se soit assise ; un mot grossier ou obscène se paye d’une amende. Cette pénalité est fréquemment employée ; les délits imaginaires sont innombrables et les punitions pleuvent comme grêle en mars, Ne faut-il pas que les pourboires reviennent à leur destination naturelle ?

La matrone est un bien joli type, exploitant son ignoble troupeau avec une majestueuse condescendance pour les vices des clients sérieux, sévère aux pensionnaires et aux galopins qui viennent faire flanelle dans son établissement.

Hors de leur caverne, elles réclament de la considération jusqu’auprès des employés de la préfecture de police, se plaignant de n’être pas toujours traitées avec les égards dûs à d’honnêtes femmes ; et le plus drôle, c’est qu’elles sont sincères !…

Exploiteuses et exploitées vivent cependant bien d’accord : la fille a pour Madame le respect que celle-ci réclame, et parfois, lorsqu’elle est aimable et pas trop dure, une certaine amitié !

Partout la vie est la même dans ces maisons, luxueuses ou misérables, où le jour et l’air pénètrent à peine, où l’atmosphère lourde, surchargée de parfums violents, donne aux femmes d’effroyables migraines. À part deux ou trois maisons spéciales et renommées où les pourboires prennent des allures de traitements de fonctionnaires, les femmes en sortent généralement pour passer dans un autre, semblable ou à peu près, mais toujours sans un sou ; elles sont devenues des colis, une marchandise, qu’on échange à volonté.

Depuis longtemps, la volonté, chez elles, est morte, noyée dans l’absinthe, les alcools, le tabac, l’abrutissante paresse des longs jours vécus dans une salle surchauffée, des lentes heures passées à jouer aux cartes, à faire des réussites auxquelles elles ne demandent même plus de réussir, tout désir, tout espoir ayant disparu ; il ne leur reste plus qu’un vague malaise, une appréhension confuse des années qui s’écoulent dans cette torpeur, les amenant insensiblement, sans qu’elles s’en soient préoccupées une heure, au fatal, au brutal renvoi, alors qu’elles ne sont plus que guenilles, bonnes tout au plus à peupler les innombrables bouges des barrières.