P. Fort (p. 13-27).
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II

LES PROXÉNÈTES — LE RECRUTEMENT — LE LANCEMENT

Le recrutement s’opère de différentes façons dans les trois classes de l’armée du Vice ; tandis qu’il suffit au simple soldat de descendre dans la rue… et d’exercer, l’enrôlement demande plus de formalités dans le clan des horizontales. Il ne suffit pas d’être jolie — il n’est même pas nécessaire de l’être extrêmement — pour faire partie du corps spécial si judicieusement nommé « Bataillon de Cythère » par les annalistes de ce bataillon ; un peu, un tant soit peu, de vivacité dans l’esprit, un minois pas par trop banal, une taille avantageuse et surtout beaucoup de belles relations, voilà tout ce qu’il faut à la postulante qui aspire à devenir une étoile de la galanterie.

Que le hasard — surtout favorable à ces dames — veuille qu’elle tombe sur un bon garçon suffisamment pourvu de ce qu’on nomme le nerf de la guerre, et le lancement de l’étoile aura lieu dans des conditions permettant d’espérer une longue suite d’amours productives.

Ces rencontres n’ont cependant pas lieu au coin des rues, il y a presque toujours un trait d’union qui apparaît au moment propice, sous la forme d’une proxénète.

« Les plus habiles proxénètes dissimulent leurs manœuvres sous l’exercice apparent d’une profession où l’on emploie des ouvrières. Par l’enseigne, elles sont couturières ou modistes. Dans la maison, la mise en scène est complète, il y a des étoffes, des travaux en train. En réalité, c’est un lieu de débauche où, sous prétexte d’un travail lucratif, on entraîne des jeunes filles qui ne tardent pas à se prostituer… Il y a encore les tapissiers qui installent des filles dans des appartements loués, meublés par eux, et qui touchent un prix de location quotidien destiné à former un prix de vente après complet payement… Que de types, depuis la marchande à la toilette encore misérable, tendant la main pour recevoir le prix de son ignoble accointance, ou prêtant, moyennant loyer, quelques pauvres accoutrements à une prostituée de ruisseau, jusqu’à l’opulente proxénète qui peut, en un clin d’œil, transformer en une fastueuse courtisane la fille indigente qu’elle a corrompue et à laquelle elle vendra ou louera pièce à pièce et à des prix fabuleux, son linge, ses vêtements et ses meubles !… »

Ces dames ne peuvent malheureusement se passer de cet horrible intermédiaire, souvent encore moins laid de figure que d’âme et ce n’est pas peu dire ! mais enfin, puisque la réussite est à ce prix !… L’instillation a lieu en grande pompe, et il y a présentations aux collègues, réceptions, etc…

Entre elles, ces dames de la haute noce se jalousent âprement. On trouverait encore, en cherchant bien, quelques exemples de solidarité dans la masse des filles publiques, qu’il est impossible d’en citer un dans le bataillon de Cythère. Un point de ressemblance plus rapproché entre les deux camps, c’est l’amour du duel à coups de poing — pugilat. Il arrive fréquemment que deux cœurs s’éprennent à la fois de la même moustache, brune ou blonde : le résultat ne se fait pas attendre ; une rencontre a lieu dans laquelle ces dames mettent de côté leur maintien, leur dignité, leur fraîche noblesse même, enfin tout ce qu’elles ont pris de factice à la fréquentation des hommes du monde, et au galop le naturel ! les chignons voltigent, les dentelles jonchent le pavé, les griffes s’implantent dans d’adorables minois qui devront rester au moins quelques semaines cloîtrées avant de reparaître sur la scène parisienne ; dans ces batailles, la femme apporte toute la somme de traîtrise dont elle dispose, cherche à frapper au point vulnérable, calculant la portée d’un coup qui puisse atteindre l’adversaire dans le plus délicat des ouvrages avancés.

Nous assistâmes un soir à une de ces batailles dans les coulisses d’un café concert ; deux de ces dames, en toilettes de scène, se précipitèrent l’une sur l’autre après épuisement complet du vocabulaire ordurier. La plus faible, fouettée devant tous, s’acharna sur son ennemie et lui arracha avec ses ongles de longues traînées de peau sur les seins — la condamnant ainsi à chanter près d’un mois en corsage fermé ! Deux chanteuses !… venez donc me dire après cela que la musique adoucit les mœurs ! c’est possible, mais les bonnes seulement alors ?

Il n’y a pas d’exemple de confraternité entre ces dames, disions-nous, il n’y en a pas non plus d’un lancement opéré par elles lorsqu’elles ont encore l’âge de travailler pour leur compte ; cela se comprend à la rigueur : elles ne trouvent jamais qu’elles ont trop d’amants, l’ouvrage ne les effraye pas, et si elles ne sont pas encore parvenues à l’âge de prendre rang parmi les proxénètes, elles gardent pour elles les aubaines qui peuvent leur tomber.

Ce qui les perd parfois, c’est l’impudence avec laquelle elles affichent leurs amants de cœur — guerluchons en langage moderne — d’aucunes mettent une certaine ostentation à produire l’élu de leur choix ; celui-ci n’appartient pas toujours à la dernière classe de la société, ce n’est pas toujours un cocher ou un palefrenier, c’est parfois même un homme du meilleur monde, aux grandes manières, à l’allure pleine de distinction ; seulement, ce qui l’auréole aux yeux de la dame, c’est son absence complète de fonds ; c’est que c’est un pique-assiette mondain, qui va piquer jusque dans… l’assiette de l’amour, aux frais des autres ; en un mot, il ne casque pas ! Ce guerluchon-là finit souvent par un mariage d’amour avec une rôtisseuse de balais hors d’âge.

Il en est d’autres de condition plus infime, encore honorable, énamourés d’une dame dont l’entretien est hors de la portée de leur bourse ; ils obtiennent des entrées de faveur, ne paient que le droit des pauvres, c’est-à-dire les menues dépenses, et souvent avec ces menues dépenses ils pourraient avoir à eux presque seuls une charmante maîtresse ; mais le cadre serait moins brillant, moins doré, moins parfumé !

L’amant de cœur est une chose si nécessaire à la



Il arrive fréquemment que deux cœurs s’éprennent à la fois
de la même moustache.

femme dont l’amour est le métier, qu’une d’elles répondit à son protecteur, dans une scène de jalousie provoquée par son inconduite :

— Mon cher, je ne veux pas avoir l’air de m’élever au-dessus de ma position.

Il en est parmi ces dames qui se reposent des fatigues de l’amour payé entre les bras de personnes de leur sexe, de celles-là leurs propriétaires ne sont pas jaloux, ils savent que le goût particulier de leurs maîtresses les préserve d’une infidélité masculine, leur seul regret est d’être exclus des petites fêtes de l’amour lesbien.

Écoutez : Une noble dame était entretenue à la fois par un vicomte et une marquise.

Adroite, fine, jamais ses deux protecteurs n’avaient rien soupçonné et ce doux commerce aurait sans doute longtemps prospéré si une infâme, égarée par la jalousie, ne s’était avisée de dénoncer la chose au vicomte dans une lettre aussi détaillée qu’anonyme ; détaillée, mais pas assez cependant pour que le vicomte ne crût avoir affaire à un individu de son sexe.

En proie à toutes les fureurs de la jalousie, le malheureux berné voulut se convaincre davantage de son malheur. La lettre indiquait d’une façon précise le lieu du rendez-vous ; il épia, vit son adorée pénétrer dans un immeuble qu’en Parisien consommé il savait être une maison de passe. En proie à une rage froide, il se contint ; pénétrant quelques instants après sa maîtresse (il voulait le grand jeu du flagrant délit), il corrompit une domestique et se fit ouvrir la porte de la chambre où se trouvait enfermée la dame en compagnie de la marquise.

Pénétrant brusquement dans la pièce, le sourcil froncé, sa main caressant la crosse d’un mignon revolver qu’il avait emporté à tout hasard, il s’élança… et dut faire un violent effort pour éviter de déranger en tombant dessus l’harmonie d’un tableau…

 

Sa fureur s’éteignit immédiatement et ce fut le sourire aux lèvres, le chapeau à la main, dans un salut correct, qu’il adressa à ces dames le plus gracieux des :

— Ne vous dérangez pas, je vous en prie.

Mais, chose inattendue (il était écrit que la scène tournerait au tragique), la marquise se redressa d’un bond et, devinant la situation en partie double de sa maîtresse, elle tomba sur la pauvre fille et lui administra une de ces admirables paires de gifles qui font tourner les têtes les plus solides.

Il fallut que le vicomte exhibât le fameux revolver pour obtenir un peu de tranquillité de la part de notre noble dame, qui se soulagea alors par une bordée d’injures dignes de ses aïeux qui avaient acquis la fortune à laquelle elle doit son titre en criant dans les rues :

— Ferraille à vendre !

Il ne faudrait cependant pas trop blâmer ces malheureuses filles de chercher un remède à l’ennui qui les ronge « au sein de leurs plaisirs », dirait la chanson, hors de la compagnie d’individus d’une condition autre que la leur, d’une éducation supérieure à celle qu’elles ont reçue, quand elles l’ont reçue.

L’exemple leur est donné par des dames de ces messieurs qui n’hésitent pas toujours à provoquer de jolis scandales mondains en prenant la fuite le plus souvent avec un chevalier du crottin, parfois avec un autre de leurs domestiques. Qui n’a présente à la mémoire la disparition d’une jeune baronne avec un cocher d’omnibus ! La baronne s’était lestée de quelques billets de mille, le mari prit mal la chose et déposa une plainte. Rattrapés, ce fut le malheureux Don Juan du fouet qui paya le plus cher ; il fut condamné comme complice du vol ! Voilà ce que c’est que de ne pas savoir se conduire… quand on est cocher…

Nous avons dit précédemment que la femme entretenue comme l’entendaient et l’entretenaient nos pères, n’existe plus ; ce type de femme a suivi la grisette et disparu avec elle. Il existe encore cependant une catégorie de femmes qui ne sont ni des horizontales proprement dites, ni des filles publiques, et qui vivent cependant de la prostitution ; elles ont un ou plusieurs amants à la fois, mais cette prostitution a lieu d’une façon si discrète, que les femmes qui s’y livrent ne donnent prise qu’à une chronique peu intéressante. Leur recrutement a lieu de la même manière que pour les précédentes et, là encore, la proxénète mène les négociations. Elle exerce dans les coulisses des petits théâtres, auprès des figurantes, dans la vie privée auprès des femmes mariées qui dévoient, des veuves que la mort du mari a jetées d’une situation opulente à la demi-misère, Nous ne saurions donner au lecteur de plus amusants tableaux de proxénétisme, — et maternel encore, — que ceux que nous cueillons dans un spirituel ouvrage sur Ces Demoiselles de l’Opéra, signé par un Vieil Abonné :

« Un riche étranger avait envoyé à un petit sujet une voiture et deux chevaux. La mère de la ballerine lui adressa le billet suivant :

« Mon cher Monsieur,

« Quand on veut faire un cadeau à une jeunesse pauvre d’un équipage et de deux chevaux, on les lui fait parvenir sous enveloppe. »

Les mères des danseuses, — écrit le spirituel abonné, — commencent à ne plus ressembler à ces mamans improbables et fantastiques des vaudevilles de Théaulon et de Bayard, — avec leurs châles de barège usés, leurs chapeaux de paille brûlée leurs sacs antédiluviens, — ventrues comme des courges ou ridées comme des pommes sèches.

Un gentleman faisait la cour à une des notabilités du premier quadrille.

Celle-ci après bien des hésitations, consentit enfin à souper en sa compagnie dans un cabinet des plus particuliers.

— Seulement, ajouta-t-elle, je vous avertis que je serais obligée d’amener maman ; sans cela elle ne me laisserait pas venir.

Grimace de l’amoureux, qui fit cependant bonne contenance, tout en murmurant à part lui :

— J’en serai quitte pour me débarrasser de la brave femme à un moment donné.

Oh soupa donc… à trois, — l’amphitryon prenant à tâche de faire boire la matrone le plus possible.

Au dessert, tout le monde était gai.

— Voici l’instant de renvoyer la vieille, se dit le galant ; mais, sacrebleu ! comment m’y prendre ?…

Comme il cherchait un moyen et une formule, la mère se pencha tendrement à son oreille :

— À présent, proposa-t-elle, si nous renvoyions la petite ?…

Après les mères, les pères, et toujours d’après le Vieil Abonné !

Mademoiselle F… S…, un petit sujet est la fille d’un ancien soldat.

Elle et le marquis de X… s’aimaient d’amour tendre.

Un soir, mademoiselle F… S… ne rentra pas, pour la première fois, au domicile paternel.

La mère pleura beaucoup.

Le père veilla, lui, toute la nuit.

Il ne dit pas un mot à sa femme, qui, le matin, s’évanouit en le voyant endosser son ancien uniforme, mettre son épée au côté et sortir, le visage bouleversé et les mains crispées.

Le petit frère suivit le père de loin et revint dire à sa mère qu’il venait d’entrer tout droit chez le marquis de X…

La mère se leva et courut à l’église.

Le père de la danseuse avait en effet pénétré dans l’hôtel X…

Le domestique voulut faire des difficultés, vu l’heure par trop matinale de cette visite ; mais le vieux militaire insista d’un ton si ferme que Jean alla réveiller son maître et lui dire le nom du visiteur.

Tableau !

Il fallait pourtant faite contre fortune bon cœur.

Mademoiselle F… S…, tout en larmes, courut se cacher à l’extrémité de l’appartement.

M. le marquis de X… s’habilla correctement, et s’étant composé un visage de circonstance, entra dans le salon où l’attendait le père de la danseuse.

Ils se saluèrent gravement, et le père, prenant le premier la parole, dit ces simples mots :

— Monsieur le marquis, aurai-je du moins mon litre tous les jours ?

Toujours du Vieil Abonné :

La plupart des danseuses sont filles de petites gens. Mercenaires de l’atelier, du magasin ou du bureau, artistes infimes et émérites, concierge dont la femme a fait le ménage de bon nombre de locataires — et autres choses avec.

Je disais à mon portier :

— Père Machin, votre aînée est crânement gentille !

— Je le crois fichtre bien ! Mon épouse a été la maîtresse d’un général !!!

La proxénète n’est pas nécessaire à toutes ces dames. La dernière anecdote du Vieil Abonné va nous le démontrer.

Vous connaissez tous la petite X…, une des plus désirables « captives grecques » de Namouna ?

Elle a sur la peau le duvet pourpré de ses vingt ans. Les yeux et le nez d’une muse. La joue en fleur. Sur ses lèvres, le divin carmin de Mignard. Une chevelure d’un prestigieux caprice.

Banville n’hésiterait pas à déclarer sa gorge pétrie avec la neige des sommets sacrés !…

Il paraît que ses écrins sont comme des parterres d’astres et comme des jardins d’étoiles.

Eh bien, toute cette bijouterie ne lui coûte pas ça, pas ça, pas ça, comme chantait Judie dans Madame l’Archiduc.

Voici, d’ailleurs, son procédé aussi simple qu’ingénieux :

Depuis qu’un pas de deux, dans le dernier ballet, l’a mise en relief, elle va au foyer, de l’un à l’autre des abonnés, coquetant, babillant, sautillant, distribuant entre tous, avec un équilibre admirable, la menue monnaie du sourire, du serrement de main, du baiser furtif. Chacun se croit le préféré. Chacun se dit in petto : « Un dernier effort et j’enlève la place ! »

Et c’est à qui apportera une pierre plus précieuse que celle fournie par le voisin…

Mademoiselle X… encaisse tout et n’accorde rien davantage…

Enfin, un des donataires devint pressant et sollicita une échéance précise.

Mademoiselle X… ouvrit des grands yeux de vierge étonnée ; elle se fit répéter deux fois la question. Des larmes humectèrent soudain ses cils soyeux ; c’est à peine si son émotion lui permit d’articuler ces mots :



Mon cher, je ne veux pas avoir l’air de m’élever au-dessus
de ma position.

— Quoi ! monsieur, ces présents n’étaient pas offert de bonne amitié !… Oh ! si j’avais su que votre projet était de m’entraîner dans l’abîme où tant de camarades… Laissez-moi, monsieur… Votre conduite est indigne… Et moi qui avais la faiblesse de vous croire meilleur et plus loyal que les autres !… Demain, je vous renverrai toutes que vous m’avez donné !… Oh ! ma mère ! que je souffre !…

Puis elle alla tomber pantelante dans les bras d’une vieille à cabas et à tartan.

Quant au monsieur, il resta cloué au plancher, muet, ébahi, stupéfait !

Faut-il ajouter que le lendemain on ne lui renvoya rien du tout ?

En revanche, quand Mademoiselle X… passa près de lui, elle pinça les lèvres et lui fit tout juste un petit salut bien sec de la tête.

À ceux qui s’étonnèrent d’une telle froideur envers un monsieur qui avait eu les honneurs de nombreux a parte, elle répondit :

— C’est un malotru avec lequel ne peut se commettre une femme qui a le souci de sa dignité et de l’opinion.

La cohorte des mystifiés s’est vengée en lui décernant le surnom de Pie Voleuse, sous lequel elle est connue maintenant à l’Opéra…

Le recrutement du soldat s’opère par les fréquentations de filles encore au travail qui fréquentent des prostituées de profession ou de hasard ; par la misère, par la malheureuse connaissance d’un souteneur qui, un beau soir, forcera la fille à descendre sur le trottoir pour lui fournir la pâtée. Il y a les recruteurs de profession.

« Ils se tiennent généralement auprès de la fontaine du Châtelet ; leur commission pour la remonte est en moyenne de cinquante francs, mais ils ne la touchent qu’une fois la fille en wagon. »

L’auteur du livre dont nous extrayons ces quelques lignes ajoute :

« Ils ne sont que trois ou quatre courtiers connus et n’appartiennent pas au joli monde des souteneurs.

Des banquiers, alors.

Parmi les souteneurs recrutant pour leur compte, beaucoup vont opérer aux abords des gares, guettant les paysannes naïves, déroutées à leur arrivée à Paris ; ils les apprivoisent, les attirent par des promesses de places excellentes et les lancent !